Affichage des articles dont le libellé est dzogchen. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est dzogchen. Afficher tous les articles

mercredi 17 août 2022

Ce que même la Sagesse ne peut dire

peinture d'Odilon Redon

Je suis tombé sur un passage étonnant dans un texte d'un maître dzogchen tibétain, maître qui inspire beaucoup le Dalaï Lama.

Dans ce passage, ce maître répond à une question d'un disciple : les visions lumineuses qui surgissent dans la pratique du yoga de l'espace, sont-elles les mêmes dans le dzogchen et dans les autres traditions ? Car apparemment, elles le sont.

Notre maître dzogchen répond qu'il y a dans toutes ces visions quelque chose de semblable, à savoir, le fait que ce sont des visions qui se développent, comme ce que nous voyons quand nous fermons les yeux en appuyant légèrement dessus.

Mais il ajoute aussitôt que les visions propres à la pratique du dzogchen, qui sont issues d'un yoga de l'espace très dépouillé, sont différentes. Comment ? Il ne peut le dire. Il cite alors un verset d'un poète indien de langue sanskrite, très célèbre. Il le cite en tibétain, mais le voici en sanskrit :

ikṣu-kṣīra-guḍa-ādīṇāṃ mādhuryasya antaraṃ mahat / 

tathā api, na tad ākhyātuṃ sarasvatyā api śakyate //

"Grande est la distance entre la douceur du sucre de canne,

celle du lait et celle du miel !

Et pourtant, même la déesse de la sagesse et de l'éloquence

ne pourrait décrire cette [différence]."

(Le Miroir de la poésie, Dandin, I, 102, cité par Jigmé Tenpai Nyima dans Questions et réponses sur le dzogchen, 20, dans A Greater Perfection : Scholasticism, Comparativism and Issues of Sectarian Indentity in Early 20th Century Writings on rDzogchen, par Adam S. Pearcey, SOAS 2018, p. 249)

Ainsi, il y a dans l'expérience intérieure une unité ; mais il y a aussi des nuances. Or, ces nuances échappent autant au langage que l'unité.

Notez aussi que l'adjectif antara, que je traduis ici par "distance", peut signifier "distant" ou... "proche". Ainsi, le poète Dandin semble suggérer que ce que les choses ont de semblable (leur "unité") échappe aussi bien au langage que ce qu'elles ont de différent. C'est ainsi le langage descriptif tout entier qui est, peut-être, impuissant. D'où la poésie.

Enfin, la déesse de la sagesse et de l'éloquence est Sarasvatî, forme de la déesse Parâ, forme de la conscience plénière, personnification de la conscience de l'unité ou de l'identité. Ce qui semble encore suggérer que la conscience des différences (la "dualité") échappe à la conscience de l'identité. Cette idée qu'en un sens la dualité est plus profonde que l'unité est, à son tour, profondément tantrique. 

jeudi 16 septembre 2021

Le Clair de lune - 2


 Suite et fin sur un petit texte extraordinaire : Le Clair de lune (Candrāvalocana), sur la principale pratique de méditation du Tantra traditionnel, la méditation de Shiva (shâmbhavî, shiva-mudrâ).

Cet enseignement s'inscrit clairement dans la tradition du Kaula Tantra, une tradition ésotérique à l'intérieur du Tantra, une tradition qui met l'accent sur le corps, le souffle, l'expérience intérieure et la spontanéité. Elle aurait été révélée aux humains par Matsyendra, un pêcheur de l'Assam en Inde. Selon la légende, il aurait été avalé par un poisson qui l'aurait amené jusque sur une île fabuleuse où il aurait entendu l'enseignement de Shiva à propos de la liberté en cette vie même (jîvan-mukti), idéal de liberté spirituelle incarnée.

Après avoir décrit la méditation de Shiva, le dieu révèle à présent d'autres aspects de cette pratique, mais à travers le langage initiatique du Kaula Tantra. Ce texte, abîmé par le temps, n'est pas toujours clair. 

Les termes Kaula à propos desquels Matsyendra interroge le dieu sont d'abord ceux qui concernent la pratique de l'union rituelle :

- kâma-tattva, le principe du désir. C'est l'expérience du plaisir jusqu'au moment de l'orgasme.

- visha-tattva, le principe du poison. C'est l'expérience qui suit l'orgasme, pendant laquelle les variations hormonales entraînent un sentiment de paix, de repos, voire de mélancolie et d'absence de désir. C'est le "poison" de la tristesse qui suit l'orgasme ordinaire.

- niranjana-tattva, le principe du transparent. C'est l'expérience de la présence qui englobe les deux expérience précédentes du goût et du dégoût, de la passion et de la désillusion.

De manière générale, une clé du Kaula Tantra est de réaliser l'harmonie des aspects opposés ou en conflit. Ici, réaliser l'harmonie de la passion sexuelle, avec sa part d'aveuglement, et de la lucidité qui suit l'orgasme, avec sa part de désillusion. La passion n'est pas la vérité. Mais le dégoût qui conduit à un dégoût passager non plus !

Ceci est vrai pour tous les couples d'opposés : forme et sans forme, bruit et silence, activité et repos, veille et sommeil, vie et mort, élan et découragement, etc.

Le dieu révèle ce même chemin de l'harmonisation à travers un autre schéma symbolique, celui de la lune, qui s'applique ordinairement à l'écoute de la respiration.

Mais ici, ces deux schémas traditionnels, celui de l'union rituelle et celui de l'écoute du souffle, sont interprétés dans le cadre de la pratique de la méditation de Shiva. C'est donc cette pratique qui est décrite principalement ici.

"Le Grand Seigneur dit :

La nouvelle lune, la lune sombre et la pleine lune

sont cachées [de part leur sens ésotérique].

[De même], le désir, le poison et le transparent

sont le contexte de toute [la pratique].

Matsyendra demanda :

Ô Bienfaisant !

Comment donc est dévoilé le sens symbolique

et l'explication [des mots comme] la nouvelle lune, 

la lune sombre et la nouvelle lune ?

Le Grand Seigneur répondit :

La lune sombre, c'est rester les yeux grands ouverts.

La lune nouvelle, c'est garder les yeux vers le bas.

La pleine lune, c'est regarder droit devant soi.

Matsydenra demanda :

Que signifie le mot 'désir' ?

Et le mot 'poison' ?

Explique en vérité le sens du 'transparent' !

Le Seigneur répondit :

La lune sombre et la nouvelle lune

dévorent le temps.

La pleine lune stabilise [le temps ?].

Tel est l'unique voie.

Le 'désir' désigne le désir des objets des sens. 

Le 'poison' est ce en quoi le désir se résorbe.

Quand on se détache des deux, 

on s'en remet assurément au transparent.

Que l'on renonce à tout l'inférieur,

si l'on aspire à la réalisation du Soi.

Autrement, même si l'on est immortel (...).

On doit poser l'attention au centre de la Shakti,

et la Shakti au centre de l'attention.

Quand on contemple l'attention avec attention,

on contemple l'état ultime.

Matsyendra demanda :

Qu'est-ce que le germe ?

Qu'entend-on par 'cible du bindu' ?

Comment expliquer véritablement

ce qu'est le 'bindu' ?

Le Seigneur répondit :

Le germe, c'est l'attention/le mental,

cause de l'apparition et de la subsistance [des expériences].

Ce qui est engendré par l'attention/le mental,

c'est le bindu, comme le beurre est extrait du lait.

Matsyendra demanda :

Du sommet de la tête à la pointe du nez,

il n'y a que plaisir et douleur.

Comment donc trancher le lien 

de la cavité du palais et le faire fondre ?

Le Seigneur répondit :

Cela n'est pas au centre du lien 

ni relatif au mental comme cause (?).

Là où se trouve la Shakti depuis le centre de la lune,

là se trouve le lien.

L'ayant repéré, il faut percer le canal central

et aller (?) à gauche et au centre.

Il faut ensuite stopper le bindu

au-dessus de la tête.

Matesyendra demanda :

Explique-moi le principe et la nature

du bindu et révèle-moi les six chakras !

Le Seigneur répondit :

Le Support, le Fondement de soi, la Cité de joyaux,

le Son spontané, le Pur, le Commandement :

tels sont les six chakras.

Le Support est l'anus, le Fondement de soi est le sexe,

la Cité des joyaux est le nombril,

le Son spontané est le cœur, le Pur est dans la gorge

et le Commandement est dans le front.

Une fois familiarisé avec les six chakras,

que l'on entre dans le Mandala éternel.

On y pénètrera en recueillant le souffle

et en l'unissant vers le haut.

C'est ainsi que les yogis vont vers l'immortalité,

grâce à un unique samâdhi.

Le feu préexiste dans le bois.

Mais il ne s'enflamme pas si on ne le frotte.

De même, grâce à l'exercice du yoga,

la lampe de la connaissance s'allume.

C'est comme une lampe allumée dans un vase,

qui ne brille pas au dehors.

De même, le corps/vase possède cette nature [de luminosité],

il est [comme] une lampe [qui symbolise] cet état [de liberté spirituelle].

Sans l'enseignement du maître, 

cette connaissance de l'absolu ne peut être élucidée.

Le maître l'a reçue au creux de son oreille,

[car] elle est très subtile.

Ces paroles font traverser l'océan du samsâra

si on les pratique assiduement.

Matsyendra dit :

Par ta grâce, 

je suis délivré des liens de l'existence !

Tu es le salut, ô Souverain des dieux,

je n'en ai pas d'autre que toi.

- Ayant entendu ces paroles, Matsyendra s'absorba dans le seigneur Shiva.

[Shiva lui dit ensuite :]

Va, fils ! Va jusqu'aux confins de la terre, va sauver [les êtres] dans les trois mondes.

Telle est ce Clair de lune composé par le Grand Seigneur.

______________________________________________

Comme on voit, cet enseignement n'est pas toujours clair dans son détail. Mais l'essentiel est limpide : méditer les yeux ouverts, afin que la lumière intérieure, cachée dans le corps, se mette à briller en lui et dans le monde.


lundi 13 septembre 2021

Le Clair de lune - 1


 La méditation de Shiva (śivamudrāśāṃbhavī, bhairavīya, etc.) est la principale pratique de méditation dans la tradition du tantra traditionnel. Cela est vrai en particulier dans le tantra ésotérique, le Kula-dharma révélé aux humains par le légendaire Matsyendra. Cette pratique est si importante qu'on la retrouve dans le tantra bouddhiste, et jusque dans sa tradition réputée la plus puissante et profonde, le dzogchen.

J'ai déjà publié plusieurs articles sur ce sujet, mais surtout un manuel et une anthologie qui offre de nombreux extraits décrivant cette pratique considérée comme "secrète" et pourtant essentielle. J'y renvoie les lecteurs qui voudraient davantage de détails concrets.

Or, voici un petit texte trouvé dans la Government Oriental Library of Madras, centré sur cette pratique. Intitulé le Clair de lune (Candrāvalokana), il se présente comme un dialogue entre Shiva et Matsyendra (source).

Le début intègre quatre versets que l'on retrouve au Cachemire attribués à Abhinavagupta, sous le titre d'Offrande de l'expérience (Anubhavanivedana). Ensuite, la théorie de la méditation de Shiva est décrite, le lien entre souffle, regard et attention. Puis, dans un passage malheureusement corrompu, Shiva évoque le déploiement visionnaire qui découle de cette pratique quand on médite "face" à un ciel limpide, etc. Enfin, une brève description des chakras permet de situer ce texte dans la tradition de Kujikā, où dans celle dite "śāṃbhava", qui semble bien avoir joué un rôle important dans la formation du hatha yoga tel que nous le connaissons.

Voici la première moitié de ce texte extraordinaire, sachant qu'il est très corrompu :

Le Grand Seigneur dit : 

La cible est à l'intérieur,

le regard vers l'extérieur,

sans ouvrir ni fermer les yeux :

telle est cette 'Expression de Shiva'

cachée dans tous les tantras.

Quand, souffle et attention absorbés 

dans la cible intérieure,

le yogî reste avec son regard 

extérieur immobile,

alors il voit sans voir.

Telle est, en vérité, 

cette Expression de l'énergie de l'espace (khecarî),

que l'on pratique par la grâce du maître.

Libre de l'absence comme de la présence des choses,

l'état de Shiva se manifeste alors clairement.

Les yeux à demi ouverts,

l'attention immobile dans la direction de l'arrête du nez,

dans l'instant soleil et lune se résorbent.

La forme essentielle sans vibration

est la forme de lumière,

vide de tout ce qui est extérieur.

Elle s'allume alors,

principe transcendant, état suprême :

que dire de plus ?

Quand tout s'est résorbé

dans cette très secrète résorption intérieure :

c'est cela la 'résorption' qu'il faut reconnaître

grâce au maître satisfait.

Cette conscience dynamique qui,

dans tous les êtres,

est le témoin de l'apparition et de la disparition 

(des phénomènes), c'est elle qu'il faut voir,

masse de nectar et de pleine félicité

présente en ce corps.

Tant que Shiva est considéré comme autre que l'attention,

autre que la Shakti, autre que le souffle,

il est impossible d'atteindre la réalisation,

ô toi dont le corps est gracieux [au féminin], 

même en des millions d'éons !

Déesse ! s'il est vrai que la Connaissance

est impossible tant que le mental/l'attention fragmentée

est vivant, de même il est certain que,

tant que le souffle est vivace,

le mental/attention est vivace.

L'attention et le souffle se résorbent ensemble.

C'est alors que l'individu 

atteint la délivrance,

jamais autrement !

Celui qui pose son regard sur les 'signes'

avec une attention ininterrompue,

(... ?).

La où se pose le regard,

là se pose le mental/ l'attention,

maître des organes.

En effet, cette énergie des êtres

est le regard qui se résorbe 

dans la cible.

Là où se pose le regard,

l'attention se stabilise,

de même que le souffle.

Peu importe celui qui pratique ainsi,

il devient libre des passions, 

à l'égal des êtres réalisés. 

Les yeux orientés devant soi,

immobile à l'intérieur comme à l'extérieur,

ce qui est vu

n'est pas vu par les yeux.

Les yeux orientés devant soi,

on voit assurément

une sorte de radiance pareille

à celle d'un joyau.

Quand on la voit,

on voit le divin omniprésent

et on est délivré des liens de l'existence.

On ne voit ni lumière du Soi, ni lumière du mental,

ni lumière des yeux :

je dis que cette lumière à la fois intérieure et extérieure

est Dieu.

Tant que le souffle ne pénètre pas

dans le canal central,

tant que la sphère (bindu) ne devient pas immobile... ?,

tout ce que l'on dit

n'est que bavardage trompeur.

Celui qui s'adonne sans cesse à la pratique

et qui est dévoué au maître sans varier

et qui ne connaît pas l'Inné (sahaja),

celui-là pratique à l'aveugle.

__________________________________

Comme on voit, il y des termes et des expressions qui font penser au tantrisme bouddhique : le canal central, l'Inné. De plus, sans le contexte, on pourrait croire qu'il s'agit d'une pratique sexuelle, puisqu'il est question de "semence" (bindu). Mais bindu signifie aussi "sphère", "orbe", et notamment l'orbe du champ visuel ou l'orbe du ciel. Un même vocabulaire peut être employé pour décrire différentes pratiques. Cette hypothèse sera confirmée dans la seconde partie de notre texte, dans un prochain article.

samedi 10 avril 2021

Simplicité naturelle



Inexprimable est la simplicité naturelle de l'esprit,

Libre et vaste : par soi-même elle doit être reconnue.

Quand toute fabrication mentale, toute saisie

Et tout attachement s'effacent naturellement,

C'est ce que l'on appelle "reconnaître l'essence de de l'esprit".

Un fois libéré du filet des pensées,

Ne pas perdre la continuité de la présence à la nature primordiale,

Sans agir ni faire effort, ni rien vouloir,

Voilà ce qu'on appelle "préserver la méditation".

Quand les vagues des multiples pensées

Ne font plus, comme les nuages avec le ciel,

Ni bien ni mal à l'esprit, qui demeure serein,

C'est ce que l'on appelle "libérer l'esprit dans sa propre nature".

Lama Mipham 1846-1912, trad. Ricard

_______________________

Se donner directement à la limpidité de l'espace, sans support, sans but, sans rien à tenir, sans distraction. Les nuages, dons du ciel, s'offrent au ciel. Ma fin est mon commencement.

Cependant, que l'on me permette cette remarque : 

L'approche ici est purement cognitive. Il n'y a rien d'affectif. Il s'agit de se faire témoin des pensées et autres mouvements. Les émotions, désirs et élans sont réduits à des objets pour la "présence" qui est une sorte d'attention. 

Or, je me demande si cette approche n'est pas un peu contradictoire : elle est censée ne pas être "intellectuelle", mais elle est foncièrement intellectuelle, comme toutes les approches centrées sur la notion d'éveil. 

D'autre part, il n'y a pas d'effort, mais il faut quand même "préserver", "garder". Il n'est pas question de s'abandonner à une force plus grande que soi, de se laisser faire par cette force. Du coup, l'attention mise en jeu dans cette pratique reste "la mienne". Je sais bien que, selon Mipham, elle est censée basculer à un moment dans une attention qui n'est plus "mon" attention, mais toutefois tout part de nos forces et reste dans ce champs. 

Quand je m'efforce ainsi, même en vue de ne plus faire d'effort, je reste dans une certaine logique, celle du "mental", disons. Tout ceci reste "froid". La chaleur du cœur, du corps, n'est pas intégrée : seulement, on la laisse être car "elle ne fait plus ni bien ni mal". Suprême indifférence.

Or le problème est : Le mental peut-il se libérer du mental ?

jeudi 7 mai 2020

Le temps de cligner des yeux

observez votre vraie nature - Eveil et philosophie, blog de José ...

"Nous croyons peut-être que nous sommes pour le moment incapables de demeurer dans le yoga qui consiste à rester comme une rivière qui s'écoule. Mais ça n'est pas quelque chose qui prend longtemps à atteindre. Pour manifester les signes quand on médite sur le souffle vital, les canaux subtils ou une divinité, cela prend des mois ou des années. Mais quand un maître accompli nous introduit à l'expérience nue de la Grande Perfection (dzogchen), nous pouvons la vivre là où nous sommes, en cet instant même.
Mais nous ne croyons pas à cette introduction. De même que l’œil ne voit pas sa paupière parce qu'elle est si proche, nous ne croyons pas à quel point il est facile de reconnaître notre vraie nature."

Dilgo Khyentse, Primordial Purity, p. 48

De même, quand le Tantra de l’Oeil décrit l'éveil (sphārah, "l'expansion" selon Kshemarâdja) : 

nimeṣonmeṣamātreṇa yadi caivopalabhyate ||
tataḥ prabhṛti mukto'sau na punarjanma cāpnuyāt|(VIII, 8b-9a)

"Si le (yogî) en fait l'expérience 
le temps de cligner des yeux,
il est dès lors délivré,
il ne renaîtra plus."

Ou bien nimeṣa-unmeṣa-mātreṇa signifie "par un simple éveil d'un instant".

samedi 25 avril 2020

La face du Sans-face - méditation dzogchen et mahâmudrâ

Il existe dans les traditions tibétaines une forme de méditation de l'espace, de la contemplation de l'espace, de la fusion dans l'espace : les mains posées, la bouche béante, le regard déposé dans le ciel.

La mise en pratique de ces points physiques induit l'éveil de la conscience, son ouverture dans les mouvements de lumières intérieure.

Cette approche de la "méditation" (bhâvanâ) est l'équivalent bouddhiste de la méditation de Shiva/Bhairava, dite "attitude de "l'étonnement" (vismaya-mudrâ) à cause des yeux grands ouverts.

Voici des illustrations. 
"Le poids des mots, le choc des photos."
Un aperçu, non pas de "la méditation" idéalisée, transformée en icône, mais la méditation comme pratique finale, ultime, comme savoir-faire artisanal. 
Ces images montrent l'intimité, très différente des poses convenues. L'intimité de la méditation ultime, de l'éveil qui est méditation.

Une vidéo extraite d'un film d'Arnaud Desjardins. Des méditations de l'espace dzogchen et mahâmudrâ, mais pas que. Chacun reconnaîtra :



Nyoshul Khenpo dans cette attitude :



Nyoshul Khenpo :



Nyoshul Khenpo "mélange des trois cieux" :



Nyoshul Khenpo :



Quelques images de Nyoshul Khenpo expliquant cette méditation, avec sa voix :



Khyentse Tcheuki Lodreu :



Khenpo Tsultrim Gyatso :

Image associée

Khenpo T. gyatso :

Image associée

Même méditation, dans l'autre sens :

Pure and All Pervading - The Chronicles of Chögyam Trungpa Rinpoche

Tentative plus formelle pour exprimer la présence éveillée :

Image associée


Khenpo Munsel :




Mingyur Namkhai Dordjé :

Image associée

Padmasambhava :

Guru Rinpoche "Looks Like Me" statue. This statue was in Rumtek ...

Dudjom Jigdrel Yéshé Dorjé :

Image associée

Sa "carte postale de l'éveil" :






Sonam Zangpo :

Image associée

Khounou Lama Tenzin Gyaltsen :

Image: Khunu Rinpoche in Darjeeling, India. Photo courtesy of Mattieu Ricard.

Lingsang Gyalpo :

Image associée

Khenpo Ngagchung :



Azon Gyalse :








Image associée

Thubten Tcheuki Nima :



Namkhai Norbu :




Namkhai Norbu assatanato :



lundi 30 septembre 2019

Phadampa, le sacré Papa

Phadampa Sangyé, le "Bouddha père sacré" est une figure étrange du bouddhisme tibétain. Il aurait vécu au XIème siècle, aurait rencontré Milarépa. Mais il est Indien, peut-être l'alter tantrique du pieux Kamala Shîla, moyennant un de ces imbroglios dont les Tibétains ont le secret.

Ce qui m'intéresse ici, c'est son enseignement, qui a inspiré le fameux "Tcheude" (:)) "chamanique", mais aussi le dzogchen. C'est du moins mon hypothèse. Comme je ne suis pas très fort en tibétain, je ne peux étayer. 

Mais les sources traduites de l'enseignement de Phadampa font état d'une pratique de méditation dans une hutte cloisonnée, ou bien dans une hutte obscure, dans laquelle le yogi doit fixer le bord des fenêtres, ce qui est un moyen bien connu de développer des visions. 

De plus, il est représenté dans une attitude typique de la méditation dzogchen, elle-même inspirée par, ou imitée de, la méditation de Shiva (shiva-mudrâ, shâmbhavî, etc.) prescrite dans la tradition Kaula.

paramabuddha

Voici un article qui rapproche Phadampa d'Ayyappan et qui fait aussi le lien avec Ârya Déva, un maître important de la tradition de Phadampa, peut-être l'un de ses gourou, à qui est attribué un beau poème sur une sorte de voie non-duelle de la Prajnâ Pâramitâ. Et aussi avec Shabara Pâda, l'un des gourous d'Advaya Vajra. Bref. Une figure complexe, ce Phadampa, dont les enseignements mériteraient une exploration plus fouillée.
Il y a quand même ce livre.

Yogi statue from Varkala
Un Phadampa du Kérala ?


Résultat de recherche d'images pour "ayyappan statue"
Aiyyanar avec ses deux parèdres qui ne sont pas sans évoquer Citta Vishramâ et Mano Bhangâ
Les deux montagnes de Shavara Pâda ne seraient-elles pas ses deux yoginîs ?

dimanche 29 septembre 2019

Les origines tantriques du Hatha Yoga

Le yoga tantrique, shivaïte est la source principale du yoga. Et plus spécialement la tradition kaula ou "du Koula".

La pratique principale du yoga shivaïte est la "méditation de Shiva", appelée "attitude" ou "posture" (mudrâ) de Shiva (shambhavî), de Bhairava à la bouche et aux yeux grands ouverts (bhairavîya), de l'étonnement (vismaya), de la stupeur (cakita), secrète (rahasya), divine et céleste (divya). 

Voici une illustration, temple de Melkote, Sud de l'Inde  :


Narasimha l'illustre fort bien aussi :

Résultat de recherche d'images pour "yoga narasimha"
Ainsi que cette statue, apparemment récente, dont je ne connais pas l'origine :

Vous noterez, à chaque fois, la présence de la ceinture de méditation (yoga-patta), accessoire de méditation très répandu en Inde jusqu'au XIXème siècle (le père de Ramana en avait une), mais qui ne survit aujourd'hui que chez les yogis tibétains, chez qui on trouvera des dizaines clichés récents. En voici un avec le XVIème Karmapa, jeune :



Il n'est donc pas étonnant de retrouver la méditation de Shiva dans le bouddhisme tibétain, où elle correspond exactement à la méditation trékcheud ("trancher les liens", khregs chod) dans la tradition dzogchen de la "grande perfection" ; mais on en trouve aussi des traces dans la tradition de Phadampa Sangyé, une figure étrange du XIème siècle indo-tibétain, et sans doute ailleurs, dans le Kâlacakra notamment. Voici un exemple de cette "posture", du maître dzogchen Djamyang Dordjé. Notez le regard, la bouche, les mains, et surtout l'attitude générale. C'est purement la Shiva-mudrâ décrite dans les tantras shivaïtes, fort éloignée de l'archétype de la méditation bouddhiste :


Ce qui me conduit à formuler l'hypothèse suivante : la pratique tibétaine du trékcheud provient du yoga shivaïte, de la méditation de Shiva.

Voici un article universitaire, par Jason Birch, qui se penche enfin sur les origines "tantriques" (=shivaïtes) du Hatha Yoga, via le Râdja Yoga, lequel n'est qu'un autre nom de la méditation de Shiva, alias trékcheud. 


https://www.academia.edu/40467193/The_Tantric_%C5%9Aaiva_Origins_of_R%C4%81jayoga?source=swp_share

L'Auteur de cet article étaie ainsi plusieurs hypothèses que j'avais formulées, bien qu'il soit bien plus exploratoire que démonstratif. 
Mais il ne fait pas encore le lien avec le dzogchen : il faut dire que le monde académique est ultra spécialisé et cloisonné. La plupart des chercheurs sont en réalité des adeptes de ces traditions, et on comprend qu'ils ne cherchent pas trop au-delà de leur aire traditionnelle. A l'image de Jean-Luc Achard, membre du CNRS mais adepte intégriste du dzogchen, l'Université n'est pas toujours à la hauteur de son idéal d'impartialité scientifique. Cependant les choses changent chez les chercheurs plus jeunes, qui on sans doute plus de recul par rapport aux hiérarchies traditionnelles.

Pour ma part, je ne suis rien, mais j'essaie, dans la mesure de mes possibilités, de partager mes découvertes en ce domaine. La méditation de Shiva est la plus belle et la plus puissante approche de la méditation que je connaisse (avec la méditation "de Shakti"). Un manuel et une anthologie de textes traditionnels autour de ces méditations devraient paraître au printemps 2020 chez Almora.

En attendant, je partage cette méditation sur ce blog, parfois de façon formelle et explicite, parfois de manière indirecte. Je propose également une retraite dans le désert, un séjour à Bénarès et des retraites en France sur ces approches uniques de la méditation. 

samedi 23 février 2019

L'immensité intérieure : dzogchen et mahâmudrâ

Deux traditions de méditation bouddhistes font partie de ma famille spirituelle proche : dzogchen et mahâmudrâ. Ce sont deux traditions tantriques dans lesquelles j'ai reçu maintes initiations dans les années 90. 

Pourquoi me sont elles proches ?
Leur point fort est la description de la méditation non-duelle. Silence intérieur, espace, lumière, immensité... difficile de ne pas reconnaître la "nature de l'esprit" (comme on disait dans le jargon bouddhiste) quand on lit ces évocations très précises.

Cliquer ici pour lire quelques articles en rapport avec mahâmudrâ.

Un aperçu du vocabulaire (tibétain, mais avec des antécédents sanskrit) :

ye re ba : vif
lucide, ouvert et éveillé, clair et ouvert, ouverture limpide
had de : entrouvert,
confus, perdu, distrait, ébahi, surpris, blanc
lhod de : détendu
sans hâte, à l'aise, sans précipitation, nonchalant
yal le : transparent
gâché, inutile, sans soucis, vague
phyad de : ouverture 
indivis, coup d'œil
phyal le : planant
égal, ouvert, sans arrêt
shig ge : lâché
à l'aise, libre, relâché, relax
'bol shig ge : doux et lâché
'bol le : détendu, doux
bun ne : ouvert
relâché, détendu, sans contrainte, évanescent (comme le brouillard)
sing nge : vibrant
clair, limpide, lucide, clair comme le cristal
dang sing nge : éclat vibrant
thal le : transparent
ouvert, sans obstruction, claire (couleur)
sal le : lumineux
lucide, vif, brillant, clair
khad de : équilibré
doucement, lentement (?)
hrig ge : aiguisé
vif, éveillé, attentif, présent
yal le : transparent
rjen ne : nu
brut, frais
a phyad de : en expansion
total, entier
cham me : en expansion
lentement, peu à peu, sans hâte, complètement, serein
'bo ltos se : tranquille
glang po che'i lta tang : le regard de l'éléphant, regard panoramique

Quelques images donnent à voir l'invisible :

(l'un des derniers yogis dzogchen/mahâmudrâ de l'ancienne génération, excellent parolier)

(un yogi bon, pas mauvais)

(Nyoshul Khenpo, le dzogchen incarné)

(pratique du phowa ou "suicide yogique" par une perruche ? Thaïlande 2008)


Dzogchen commence par l'éveil, par la reconnaissance de notre essence absolument simple et inépuisablement riche. C'est le maître qui pointe cette essence. Comment ? Voici quelques exemples en vidéo, des gemmes sans prix. Avec d'abord Dudjom Riunpoché :


Puis Ogyen Tulku :


Tsultrim Gyatso :


Tenzin Palmo :


Tsultrim Allione :


Lama Léna :


Kunzang Wangmo :


Voilà. Ce sont quelques exemples de l'approche de la méditation non-duelle, très simple mais puissant.
Juste l'attention se retourne,
s'ouvre, le mystère s'éveille,
surprise.

vendredi 15 juin 2018

Le silence et les pensées

Souvent, on vit un moment de silence,
puis on a le sentiment que "le mental"
nous le dérobe.
Comment intégrer les pensées dans une pratique de méditation ?

Une pensée se meurt dans le silence,
comme la résonance d'une cloche.

Présence vide.
Puis une autre pensée surgit du vide,
comme un poisson sort de l'eau
avant d'y replonger.



Voici une pratique simple,
en séance de méditation formelle
ou dans le quotidien.
L'attention de pose sur un mouvement, 
n'importe lequel : un son, une pensée,
un mouvement dans le corps...
et elle se laisser porter jusqu'au silence,
jusque dans l'espace.
Comme surfer une vague
jusqu'au grand large.

Le silence et les pensées : c'est le yoga essentiel de l'espace,
décrit par un tibétain dans ce beau passage, remarquable de clarté,
passage d'ailleurs traduit plusieurs fois déjà,
mais que je cite ici dans la traduction française de Mathieu Ricard :

Lorsque les pensées passées ont cessé
et que les pensées futures n'ont pas encore surgi,
n'y a-t-il pas, dans cet intervalle une perception du présent,
une fraîcheur claire, éveillée, nue, qui n'a jamais changé,
ne serait-ce que d'un cheveu ?
Voilà !
Cela, c'est l'état naturel de la conscience éveillée.
Or cet état ne durera pas : une pensée ne surgit-elle pas soudain ?
C'est le pouvoir de manifestation même de la conscience éveillée.
Mais si vous ne le reconnaissez pas comme tel dès que surgit une pensée,
et si les pensées ordinaires se mettent à proliférer,
c'est ce que l'on appelle "l'enchaînement de l'illusion",
la source même du samsara.
Si, au moment même où les pensées surgissent,
vous vous contentez de les reconnaître 
en les laissant à elles-mêmes,
sans que d'autres viennent s'y greffer,
toutes les pensées se libéreront naturellement
et sans difficulté dans l'espace de la conscience éveillée...
(Chemins spirituels, p. 273)

"les pensées se libéreront" signifie simplement qu'elles disparaîtront.
Vous me direz, une pensées finit toujours pas disparaître.
Oui, mais d'ordinaire, l'attention n’accompagne pas cette disparition.
Elle est déjà tournée vers une autre pensée, en état d'attente.
Du coup, cette pensée qui n'est pas pleinement vécue
va ressurgir sous forme de doute, regret, nostalgie, espoir, crainte, etc.
Alors que dans cette pratique, la pensée apparaît et disparaît,
mais "en conscience" et comme consumée par le feu de la présence éveillée,
de l'attention qui accompagne, ou plutôt qui raccompagne
cette pensée vers le silence. 
Au lieu de conduire à une autre pensée qui "s'enchaîne"
et qui ainsi nous enchaîne, cette pensée retourne au silence,
à jamais. 
Bien sûr, d'autre pensées surgissent, mais elles sont de plus en plus senties
comme des manifestations du silence.
Chaque pensée est une manifestation du silence.
Chaque mouvement est une manifestation de l'espace immobile.

Tel est ce yoga des manifestations de l'espace,
qu'ailleurs je nomme "méditation de Shiva".

jeudi 29 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - 2

Dans un premier billet, je me proposais d'explorer un peu la religion du plus influent des enseignants de yoga du XXe siècle, T. Krishnamacharya, en mettant l'accent sur la dimension tantrique de cette religion, basée sur un corpus de tantras appelé le Pâncarâtra.

Parmi ces tantras, le Lakshmî Tantra tient une place à part. Enseigné par la Déesse Lakshmî, il enseigne une gnose inspirée par la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), formulée au Xe siècle par le philosophe et mystique cachemirien Outpala Déva.

A présent, je voudrais citer et traduire un passage de ce tantra qui expose la doctrine ésotérique de la tradition de Kâlî (à ne pas confondre avec le culte de Kâlî pratiqué aujourd'hui), tel qu'il est expliqué par Kshéma Râdja dans le Coeur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridaya), que j'ai traduit et commenté ailleurs.

Ce passage s'étend sur une vingtaine de versets (XIII, 18-40). Le thème du chapitre, le treizième, est le pouvoir de grâce (anugraha-shakti), mais la suite élargit l'enseignement aux Cinq Oeuvres (panca-kritya) de Shiva, bien qu'on soit en contexte vishnouïte.

Voici ce passage :

La Déesse Shrî-Lakshmî dit :

Dieu, présent en l'homme, est un.
Il est le Soi ultime, éternel.
Il est à jamais un trésor,
le trésor de la connaissance, 
de la force, de la maîtrise, 
de la vertu, de la puissance
et de la vitalité. 18

Ce sont-là les six attributs traditionnels de Vishnou.

Sans commencement ni origine,
il ne peut être délimité par le temps
l'espace ou une forme. 19

C'est la doctrine centrale de la Reconnaissance : Dieu étant conscience, il ne peut être délimité par rien, car la conscience ne peut-être délimitée, attendu qu'elle n'est pas un objet manifesté, mais le pouvoir de se manifester comme tel ou tel objet délimité. Tout dépend d'elle, elle ne dépend de rien. Si, par hypothèse, un objet la délimitait, alors elle serait interrompue. Mais, cette lumière manifestante étant interrompue, l'objet qui soi-disant la délimite ne pourrait être manifesté. Donc rien ne peut interrompre ni délimiter la lumière consciente.

Moi, suprême Déesse, je suis sa Shakti, sa Puissance,
resplendissante de la majesté des six attributs.
Je suis la créatrice de toutes choses,
celle que l'on appelle "être-je", permanente. 20

La conscience est ma seule et unique essence.
Elle est un débordement de liberté,
sans limite et sans peur.
Toutes les réalisations des êtres vivants
se déploient toutes en moi, 
sans exception. 21

Ce dernier verset est clairement une paraphrase du premier aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "La conscience absolument libre est la cause de toutes les réalisations"/ "la cause de la création de toutes choses".

Je fais éclore selon mon désir
le monde sur la paroi de mon Soi.
En moi les univers viennent au jour,
comme des oiseaux dans l'eau (?). 22

Ce verset paraphrase le second aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "Elle fait éclore l'univers/toutes choses sur son propre fond, selon son désir."

Je descend librement (dans la dualité),
œuvrant aux Cinq Œuvres.
Ce pouvoir de descendre/ de s'incarner,
c'est moi, c'est la Shakti de conscience. 23

La paraphrase se poursuit : je renvoie les lecteurs intéressés à ma traduction du Pratyabhijnâ-hridaya.


Telle est ma contraction,
qui reste conscience de part en part,
liberté limpide.
C'est en (moi) que ce monde apparaît,
comme une montagne 
dans l'orbe d'un miroir. 24

Cette (conscience libre) se manifeste 
en toute évidence, transparente, 
partout et à chaque instant,
comme un diamant.
La conscience libre est sa nature intime,
comme la clarté du soleil. 25

A travers elle se manifeste l'individu,
en ressemblance avec son Soi.
Lui aussi oeuvre à chaque instant
aux Cinq Œuvres. 26

Ces Cinq Œuvres sont la création, la subsistance, la destruction/résorption, le voilement et la grâce, le dévoilement/réintégration, la reconnaissance du divin en soi. Selon Kshéma Râdja, la familiarisation avec ces Cinq Œuvres et leur reconnaissance dans l'expérience quotidienne sont le "cœur de la Reconnaissance" (pratyabhijnâ-hridaya), la quintessence de l'existence accomplie.

L'expérience du bleu, du jaune, etc.
est ce que les sages appellent la création.
La Shakti qui (se repose) sur ce contenu
est célébré comme subsistance. 27

D'emblée, nous voyons ici l'enseignement de la Danse de Kâlî (kâlî-krama), la doctrine la plus précieuse aux yeux des maîtres du "shivaïsme du Cachemire", doctrine secrète entre toutes, placées par eux au sommet de la hiérarchie des révélations, la quintessence ultime. Cette "doctrine de la Déesse" (devî-naya) est la vérité intégrale (mahâ-artha), la révélation totale de toutes les vérités partielles dévoilée ici et là dans les différentes philosophies (darshana, mata, siddhânta) et "religions" (âgama, dharma).
Avant de revenir à la traduction du Lakshmî Tantra, je voudrais dire deux mots de cette doctrine unique en son genre. Bien que tantrique d'origine et de contexte, elle n'enseigne ni visualisation, ni rituel complexe. Et son rituel, sa "poûdjâ", est censé imiter le flot de l'expérience consciente ordinaire. Ainsi chaque être vivant, chaque individu est, sans le reconnaître, le lieu du jeu divin de la libre conscience. 
Comment ? Par l'expérience elle-même. L'expérience ordinaire des pensées et des perceptions qui se succèdent sans trêve. A chaque fois que je perçois une couleur, "je", en tant que conscience, la "crée". Mon pouvoir de voir est la Déesse-conscience en tant que vision, vision qui crée son contenu, en l’occurrence le bleu. Car rien n'existe en dehors de la perception, "perception" étant synonyme de "conscience". "Être conscient de", c'est créer. Au sens littéral du terme. Et donc, la succession des perceptions, son flot ininterrompu, est la danse créatrice de la Déesse. Les "déesses" des différentes facultés du corps et de l'esprit n'étant que les "personnages" assumés librement par cette unique Déesse, la conscience. C'est de l'idéalisme pur : "être, c'est être perçu". 
Il est clair que cette doctrine est inspirée de l'idéalisme bouddhique, le Yogâchâra, source grandement négligée du yoga comme du tantrisme non-dualiste. Ainsi, quand j'ouvre les yeux, je crée le monde, il émerge sans effort dans le champs conscient. En ce sens, la conscience "fait éclore toutes choses en son propre fond", comme une ville dans un miroir. C'est juste une description de l'expérience ordinaire. Quand j'ouvre les yeux, je fais éclore le monde en moi, le monde des couleurs et des formes. Il ne s'agit pas d'un exercice à pratiquer, que l'on pourrait faire, ne pas faire ou mal faire, mais d'une attention à ce qui est donné.

Laissons notre "tantra" poursuivre sa paraphrase du Pratyabhijnâ-hridaya, dont l'auteur, Kshéma Râdja, est manifestement le "sage" mentionné comme autorité dans le verset ci-dessus. La "Déesse", c'est-à-dire la conscience, est "gloire" (shrî) et "richesse" (lakshmî) parce que la conscience est, de fait, la source de tout. Elle continue ainsi son auto-révélation :

Le détachement de l'objet saisi,
à cause du désir d'en saisir un autre,
c'est la résorption, disent ceux qui sont experts
dans l'enseignement du réel/ dans l'enseignement véritable. 28

L'empreinte laissée par cette (expérience)
est le voilement.
Son dévoilement est la grâce, (car)
la (conscience) tend par nature à dévorer 
les objets qu'elle saisit,
comme un feu qui dévore (son combustible)
à chaque instant. 29

Telle est "l'instruction secrète sur les Cinq Œuvres" (panca-kritya-upadesha), comme dit Kshéma Râdja. La familiarisation avec l'activité ordinaire comme activité divine, en vue de son plein épanouissement. 
Dans les versets suivants, la Déesse précise qu'ainsi la contraction se dénoue grâce à l'union parfaite avec la "pure science" (shuddha-vidyâ, v. 31). Encore une expression de la philosophie de la Reconnaissance empruntée à la théologie shivaïte. La Pure Science est, comme dans le dzogchen tibétain, cette partie de nous qui reste toujours apte à reconnaître la vérité, et cela, quelques soient les illusions auxquelles nous succombons en tant qu'individus. Du reste, cette image du feu qui consume par nature son combustible n'est pas sans rappeler la fameuse - et énigmatique - "auto-libération" des pensées dans le dzogchen.
De sorte que l'individu "connais et fait ce qu'il désire", comme dit Outpala Déva, humble philosophe que la "Déesse" résume ici avec rigueur :

Alors (l'individu/yogi) connait tout
et fait tout (=devient omniscient et omnipotent),
car il est parfaitement uni (par la reconnaissance
des Cinq Œuvres) avec les Shaktis de connaissance et d'action. 32a

Du pur "shivaïsme du Cachemire"...
Tout est une question d'attention à l'expérience ordinaire, banale. Nous sommes participants de la vie divine. Mais, tant que nous négligeons cette vie dans laquelle nous baignons pourtant, nous n'en tirerons nul accomplissement, nulle liberté :

Tant que cette (quintuple activité dans l'expérience)
n'est pas observée avec attention par moi,
(conscience à la foi divine et individuelle),
qui suis (pourtant) la compassion même,
la conscience /expérience reste contractée,
et toute chose reste expérimentée
à travers des facultés (divines, mais limitées). 33

Car :

Bien que l'individu soit la conscience
qui ne peut être délimitée
en aucune circonstance,
cela est obscurci par l'ignorance.
Voilà pourquoi l'individu ne me vois pas,
alors que je suis facile à voir
et que je suis son Soi ! 39

Récapitulons : voici un texte sacré de la tradition de Krishnamacharya, un texte qui enseigne le shivaïsme du Cachemire.
Bien évidemment, on aurait envie de savoir si Krishnamacharya a lu ce tantra, ce qu'il en a tiré. Malheureusement, nous devrons en rester à des conjectures. A ma connaissance, aucun élément solide ne permet de répondre. 
Cependant, il reste intéressant de voir que le shivaïsme du Cachemire est bel et bien présent dans la religion du maître de yoga le plus important du XXe siècle.
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...