samedi 31 mars 2018

L'argument ultime


Dans les discours contemporains sur la non-dualité,
on entend souvent dire que "le moi n'existe pas", 
que "il n'y a personne". Ainsi, il n'y aurait qu'un flux
de choses, un fonctionnement impersonnel,
sans que l'on sache qui perçoit tout cela.
Cette position, proche du bouddhisme, est opposée 
à celle de l'Advaita Vedânta.

Mais parfois, certains non-dualistes affirment que "la conscience n'est pas un objet",
sans ajouter que "rien n'est réel" : monde, corps... tout cela est illusion due à l'aveuglement,
car en vérité, ce qui change n'est jamais réel, 
et ce qui est réel ne change jamais.
Autrement, même si l'on a discerné entre la pure conscience
et le corps, on reste en plein dualisme.

Voilà pourquoi, selon Shankara,

anâtmavastunashca asattvât iti paramo hetuh (Upadeshasahasrî, Parisamkhyâna)

"l'inexistence de ce qui n'est pas le Soi est la raison ultime" 

pour établir/réaliser la non-dualité.

La non-dualité, c'est le fait que le monde, etc. n'a jamais existé, parce qu'il est inconstant ; 
alors que seul le Soi existe, 
car il est immuable.

Pourquoi cette négligence
de l’irréalité du monde dans le non-dualisme contemporain ?
A mon avis, parce que la négation du monde 
dévalorise le corps.
Or, le non-dualisme contemporain baigne dans une morale hédoniste, qui célèbre les plaisirs.
Donc...

vendredi 30 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - 3

Il y a quelques années, le "pape du yoga", "la plus haute autorité du yoga dans le monde", a été accusé d'avoir voulu manipulé quelques élèves pour les faire participer à un rituel d'union sexuelle. Mais cet expert, Kaustubh Desikachar, avait peut être négligé le fait que ces femmes étaient autrichiennes. Bref. Desikachar a reconnu les faits. Après un moment de retrait, il est revenu aux affaires.



Cette affaire a pu choquer, car Desikachar est le petit fils de Krishnamacharya, dont on a des raisons de dire qu'il fut le maître de yoga le plus important du XXe siècle. Or ce maître appartenait à une communauté de brahmanes de religion vishnouïte particulièrement puritaine. Les brahmanes, en général, sont obsédés par la crainte de l'impur. Dans la vision brahmaniste, est impur ce qui sort du corps. Par exemple, selon la stricte orthodoxie, il est impensable de se brosser les dents avec une brosse à dent, car une fois entrée dans le corps, cette brosse devient impure. Voilà pourquoi les brahmanes pieux ne mangent pas dans des assiettes, ni avec des couverts : dans la mesure du possible, rien de ce qui est entré dans le corps ou sorti de lui, ne doit être réutilisé. 
En outre, plus on est pur, plus il est difficile de rester pur. La moindre tâche...fait tâche. D'où des existences quelque peu maniaques. Or, parmi les choses impures, le corps de la femme figure en tête de liste. De manière générale, la femme est source de dangers et d'impuretés. Comme dit Manou, "the First Man", "la femme ne doit jamais être indépendante". Elle doit être surveillée et domptée par son père, ses oncles, ses frères et son mari, qui est son "seigneur" et son gourou, son dieu incarné. Bien entendu, sa maison est son temple. Elle doit sortir le moins possible, etc. Une femme libre, c'est la catastrophe assurée. Et parmi les substances féminines, le sang menstruel est, bien sûr, le plus impur.

Sachant la piété de Krishnamacharya, on fut donc surpris du comportement de son petit-fils Desikachar, lequel semble justifier ses fantasmes en invoquant la tradition/religion Kaula (kaula-dharma), un mouvement ésotérique issu du tantrisme, qui célèbre le divin dans le corps et par les plaisirs du corps. Bien évidemment, le "kaulisme" vénère la femme, incarnation de la Déesse, et prône le respect de toutes les femmes. A priori, rien à voir avec la religion puritaine de Krishnamacharya. Ce kaulisme, tel un courant souterrain et caché, a influencé les religions officielles de l'Inde. De lui proviennent les pratiques sexuelles du shivaïsme, mais aussi celles du bouddhisme. Il est, en outre, à la source des idées de mantra, de chakras, de kundalinî, etc.

Et le vishnouïsme ? A-t-il été contaminé par ce que d'aucun qualifient de pratique "abominables et immondes" ? Krishnamacharya comptait parmi ses sources la Hathapradîpikâ, le livre de Hatha Yoga le plus influent (mais très loin d'être le seul texte de Hatha Yoga !). Or, ce texte décrit des pratiques sexuelles inspirées à la fois du kaulisme et du bouddhisme. Krishnamacharya n'était donc pas à l'aise avec ce texte. Il en conseillait la lecture, mais en le censurant, comme la plupart des maîtres de yoga du XXe siècle. On ne parle pas de ces choses en publique. 

Mais alors, d'où vient le comportement de son petit-fils ? Certains, enclins à un racisme anti-blanc dont ils n'ont même plus conscience, pointeront l'influence de l'Occident, décadent, dégénéré, forcément source de tous les maux. 

Et si l'on regardait les sources de la religion de Desikachar ? Evidemment, je ne dis pas qu'il est inspiré consciemment par ces sources. Les tours et détours de l'imagination érotique sont insondables... Mais il reste intéressant de se demander s'il existe de telles sources possibles.

Or, il en existe. Comme je l'ai expliqué dans mes billets précédents, la communauté à laquelle appartiennent Desikachar et son grand-père, les Shrîvaishnavas, s'appuient sur un corpus de tantras sanskrits, le Pâncarâtra. Et parmi ces tantras vishnouïtes, donc, se distingue le Lakshmî Tantra, axé sur la parèdre de Vishnou, Lakshmî/Shrî. Ce tantra, probablement rédigé au Cachemire, porte la marque profonde du "shivaïsme du Cachemire". Il transmet ses enseignements les plus ésotériques. Or, le shivaïsme du Cachemire est en réalité basé sur deux branches du kaulisme, le Trika et le Kâlîkrama, d'ailleurs combinés en un seul système apr Abhinava Goupta au début du XIe siècle. Il serait donc logique de retrouver les rituels sexuels du kaulisme dans le Lakshmî Tantra. Et, de fait, on les y retrouve. Principalement dans le chapitre 43. Voici :

La Déesse Shrî, la conscience universelle créatrice qui est l'âme de l'absolu, s'adresse à l'ego, personnifié par Indra (du verset 54 jusqu'au 99).
De but en blanc, elle lui annonce que tout, en ce monde, est fait de paires (dvandva), dont la paire masculin/féminin (nârî-nara, strî-pum-pratyaya), qu'il faut méditer en les infusant de subjectivité (aham-bhâvanayâ smaret), de la sensation "je" qui est la Déesse, l'âme de l'absolu. Toute paire doit être considérée par le yogi (car c'est là le "yoga de Lakshmî") comme incarnant Vishnou et sa Déesse. C'est "la pratique la plus secrète du tantra" précise la Déesse, des fois que l'on n'aurait pas compris. Elle explique donc en quoi consiste ce "vœu" (vrata) ou ce Yoga de Lakshmî (lakshmî-yoga-vidhi-krama, v. 60).
La Déesse a délibérément choisi de se manifester comme femme.
Le pratiquant du Lakshmî Yoga ne doit jamais mépriser une femme, que ce soit en acte, en parole ou en pensée. Car toute femme est la Déesse, la Déesse qui contient tout en elle-même. Mépriser une femme, c'est donc tout mépriser, c'est insulter la création divine toute entière. 
La féminité est la Déesse. Qui méprise une femme, méprise Lakshmî, les mérites, les dieux (yah abhinindati tâm nârîm, sah lakshmî abhinindati, etc.). Qui déteste une femme, déteste l'épouse de Vishnou. Qui déteste l'épouse de Vishnou déteste le monde entier (sakalam jagat). 
Qui se délecte à la vue d'une femme pareille à la lune, est très cher à la Déesse. Il n'y a pas de péché en Dieu, ni dans une vache, ni dans un brahmane. De même, il n'existe pas de mal (duritam) en une femme. Toute femme est pure et sans péché, comme le Gange.
"Moi, mère des Trois mondes, je suis l'essence de la femme : elle devient ma force suprême !" (v. 70)  
Déesse pleine d'abondance elle est : comment le yogi pourrait-il ne pas l'adorer ? Ceux qui aspirent à se réaliser (siddhi) par le yoga doivent toujours faire ce qui plait aux femmes. Il faut les voir comme des déesses, comme "mon incarnation". Qui n'aide pas pas les femmes... (il manque sans doute une phrase, v. 73)

Si un yogi rencontre une belle femme, s'il en croise une sur son chemin (drishtipatham gatâ, v. 74), il doit visualiser la Déesse en elle et réciter mentalement son mantra. Il contemple sa beauté, libre de toute avidité (comment ? on ne sait pas). Il considère son souffle comme le Soleil, son âme comme le Soi suprême, son charme comme le Feu.

Et quand, ainsi, le yogi atteint le samâdhi, la Déesse s'incarne dans cette femme. Le signe de cette incarnation du divin dans cette femme, c'est que son corps devient parfaitement immobile, détendu (stabdhasarvângavisramsah madâveshasya lakshanam). Le yogi s'immobilise lui aussi, de corps et d'esprit... 
Le yogi ne doit jamais faire ceci avec la femme d'un autre, car toute femme avec qui il vit cette union tombera amoureuse de lui, c'est certain ! Mais outre son épouse, il peut le faire avec une femme "vulgaire" (sâdhâranyâm, v. 81). Toutefois, même si dévier de cette règle est un désastre (viplavah), ça n'est pas un défaut (doshah), car toute femme est la Déesse (=tout est possible, c'est juste une question de point de vue).
Mais la "Déesse" va plus loin : le plaisir éprouvé dans un contact physique total (samsparsha, v. 82) est l'essence de la Déesse. Le yogi doit méditer ce plaisir total avec attention. Le plaisir engendré par les frottement et les caresses, le plaisir d’Éros (smaratah, v. 83) doit être médité encore et encore (anushîlayet). Tout plaisir des sens est le corps de la Déesse, son corps de plaisir (sukhamayî tanuh).

Certes, le plaisir sensuel est source de souffrance, car il a un début et une fin... Et là, la Déesse enchaîne sur un discours classique à propos la nécessité de maîtriser et mortifier ses sens, de devenir sattvique, etc., jusqu'au verset 99.
On a là un exemple typique de légère psychose éthique : un genre de double discours. Tout se passe comme si l'auteur avait voulu se couvrir ("oh, mais que fait donc ce texte ici ?!?"). Mais cela reflète bien la mentalité puritaine pré-moderne, dépourvue de conscience morale autonome : dès qu'on peut faire quelque chose sans être vu, on a bien le droit de le faire. Desikachar a essayé... il s'est fait prendre. Comme dit la Déesse, "il ne faut parler de cela à personne !" (naiva vâcyam hi kasyacit, v. 74).

Je trouve très beaux ces propos sur le "féminin divin". Il sont tout à l'honneur de l'hindouisme, de ces religions de relatives tolérance et célébration de la vie. Une bouffée d'air à côté de la violence abrahamique. Mais ici, ce discours est inséré dans une morale puritaine qui n'assume pas ses aspirations, ni ses pulsions. Ce qui, en général, n'est pas bon signe.

En clair, ce tantra qui fait partie de la Révélation dans la religion de Krishnamacharya enseigne un yoga de la drague, avec plus si affinités, mais sous couvert de mensonge et dans la plus parfaite hypocrisie.

Vous voilà prévenu.e.s.

jeudi 29 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - 2

Dans un premier billet, je me proposais d'explorer un peu la religion du plus influent des enseignants de yoga du XXe siècle, T. Krishnamacharya, en mettant l'accent sur la dimension tantrique de cette religion, basée sur un corpus de tantras appelé le Pâncarâtra.

Parmi ces tantras, le Lakshmî Tantra tient une place à part. Enseigné par la Déesse Lakshmî, il enseigne une gnose inspirée par la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), formulée au Xe siècle par le philosophe et mystique cachemirien Outpala Déva.

A présent, je voudrais citer et traduire un passage de ce tantra qui expose la doctrine ésotérique de la tradition de Kâlî (à ne pas confondre avec le culte de Kâlî pratiqué aujourd'hui), tel qu'il est expliqué par Kshéma Râdja dans le Coeur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridaya), que j'ai traduit et commenté ailleurs.

Ce passage s'étend sur une vingtaine de versets (XIII, 18-40). Le thème du chapitre, le treizième, est le pouvoir de grâce (anugraha-shakti), mais la suite élargit l'enseignement aux Cinq Oeuvres (panca-kritya) de Shiva, bien qu'on soit en contexte vishnouïte.

Voici ce passage :

La Déesse Shrî-Lakshmî dit :

Dieu, présent en l'homme, est un.
Il est le Soi ultime, éternel.
Il est à jamais un trésor,
le trésor de la connaissance, 
de la force, de la maîtrise, 
de la vertu, de la puissance
et de la vitalité. 18

Ce sont-là les six attributs traditionnels de Vishnou.

Sans commencement ni origine,
il ne peut être délimité par le temps
l'espace ou une forme. 19

C'est la doctrine centrale de la Reconnaissance : Dieu étant conscience, il ne peut être délimité par rien, car la conscience ne peut-être délimitée, attendu qu'elle n'est pas un objet manifesté, mais le pouvoir de se manifester comme tel ou tel objet délimité. Tout dépend d'elle, elle ne dépend de rien. Si, par hypothèse, un objet la délimitait, alors elle serait interrompue. Mais, cette lumière manifestante étant interrompue, l'objet qui soi-disant la délimite ne pourrait être manifesté. Donc rien ne peut interrompre ni délimiter la lumière consciente.

Moi, suprême Déesse, je suis sa Shakti, sa Puissance,
resplendissante de la majesté des six attributs.
Je suis la créatrice de toutes choses,
celle que l'on appelle "être-je", permanente. 20

La conscience est ma seule et unique essence.
Elle est un débordement de liberté,
sans limite et sans peur.
Toutes les réalisations des êtres vivants
se déploient toutes en moi, 
sans exception. 21

Ce dernier verset est clairement une paraphrase du premier aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "La conscience absolument libre est la cause de toutes les réalisations"/ "la cause de la création de toutes choses".

Je fais éclore selon mon désir
le monde sur la paroi de mon Soi.
En moi les univers viennent au jour,
comme des oiseaux dans l'eau (?). 22

Ce verset paraphrase le second aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "Elle fait éclore l'univers/toutes choses sur son propre fond, selon son désir."

Je descend librement (dans la dualité),
œuvrant aux Cinq Œuvres.
Ce pouvoir de descendre/ de s'incarner,
c'est moi, c'est la Shakti de conscience. 23

La paraphrase se poursuit : je renvoie les lecteurs intéressés à ma traduction du Pratyabhijnâ-hridaya.


Telle est ma contraction,
qui reste conscience de part en part,
liberté limpide.
C'est en (moi) que ce monde apparaît,
comme une montagne 
dans l'orbe d'un miroir. 24

Cette (conscience libre) se manifeste 
en toute évidence, transparente, 
partout et à chaque instant,
comme un diamant.
La conscience libre est sa nature intime,
comme la clarté du soleil. 25

A travers elle se manifeste l'individu,
en ressemblance avec son Soi.
Lui aussi oeuvre à chaque instant
aux Cinq Œuvres. 26

Ces Cinq Œuvres sont la création, la subsistance, la destruction/résorption, le voilement et la grâce, le dévoilement/réintégration, la reconnaissance du divin en soi. Selon Kshéma Râdja, la familiarisation avec ces Cinq Œuvres et leur reconnaissance dans l'expérience quotidienne sont le "cœur de la Reconnaissance" (pratyabhijnâ-hridaya), la quintessence de l'existence accomplie.

L'expérience du bleu, du jaune, etc.
est ce que les sages appellent la création.
La Shakti qui (se repose) sur ce contenu
est célébré comme subsistance. 27

D'emblée, nous voyons ici l'enseignement de la Danse de Kâlî (kâlî-krama), la doctrine la plus précieuse aux yeux des maîtres du "shivaïsme du Cachemire", doctrine secrète entre toutes, placées par eux au sommet de la hiérarchie des révélations, la quintessence ultime. Cette "doctrine de la Déesse" (devî-naya) est la vérité intégrale (mahâ-artha), la révélation totale de toutes les vérités partielles dévoilée ici et là dans les différentes philosophies (darshana, mata, siddhânta) et "religions" (âgama, dharma).
Avant de revenir à la traduction du Lakshmî Tantra, je voudrais dire deux mots de cette doctrine unique en son genre. Bien que tantrique d'origine et de contexte, elle n'enseigne ni visualisation, ni rituel complexe. Et son rituel, sa "poûdjâ", est censé imiter le flot de l'expérience consciente ordinaire. Ainsi chaque être vivant, chaque individu est, sans le reconnaître, le lieu du jeu divin de la libre conscience. 
Comment ? Par l'expérience elle-même. L'expérience ordinaire des pensées et des perceptions qui se succèdent sans trêve. A chaque fois que je perçois une couleur, "je", en tant que conscience, la "crée". Mon pouvoir de voir est la Déesse-conscience en tant que vision, vision qui crée son contenu, en l’occurrence le bleu. Car rien n'existe en dehors de la perception, "perception" étant synonyme de "conscience". "Être conscient de", c'est créer. Au sens littéral du terme. Et donc, la succession des perceptions, son flot ininterrompu, est la danse créatrice de la Déesse. Les "déesses" des différentes facultés du corps et de l'esprit n'étant que les "personnages" assumés librement par cette unique Déesse, la conscience. C'est de l'idéalisme pur : "être, c'est être perçu". 
Il est clair que cette doctrine est inspirée de l'idéalisme bouddhique, le Yogâchâra, source grandement négligée du yoga comme du tantrisme non-dualiste. Ainsi, quand j'ouvre les yeux, je crée le monde, il émerge sans effort dans le champs conscient. En ce sens, la conscience "fait éclore toutes choses en son propre fond", comme une ville dans un miroir. C'est juste une description de l'expérience ordinaire. Quand j'ouvre les yeux, je fais éclore le monde en moi, le monde des couleurs et des formes. Il ne s'agit pas d'un exercice à pratiquer, que l'on pourrait faire, ne pas faire ou mal faire, mais d'une attention à ce qui est donné.

Laissons notre "tantra" poursuivre sa paraphrase du Pratyabhijnâ-hridaya, dont l'auteur, Kshéma Râdja, est manifestement le "sage" mentionné comme autorité dans le verset ci-dessus. La "Déesse", c'est-à-dire la conscience, est "gloire" (shrî) et "richesse" (lakshmî) parce que la conscience est, de fait, la source de tout. Elle continue ainsi son auto-révélation :

Le détachement de l'objet saisi,
à cause du désir d'en saisir un autre,
c'est la résorption, disent ceux qui sont experts
dans l'enseignement du réel/ dans l'enseignement véritable. 28

L'empreinte laissée par cette (expérience)
est le voilement.
Son dévoilement est la grâce, (car)
la (conscience) tend par nature à dévorer 
les objets qu'elle saisit,
comme un feu qui dévore (son combustible)
à chaque instant. 29

Telle est "l'instruction secrète sur les Cinq Œuvres" (panca-kritya-upadesha), comme dit Kshéma Râdja. La familiarisation avec l'activité ordinaire comme activité divine, en vue de son plein épanouissement. 
Dans les versets suivants, la Déesse précise qu'ainsi la contraction se dénoue grâce à l'union parfaite avec la "pure science" (shuddha-vidyâ, v. 31). Encore une expression de la philosophie de la Reconnaissance empruntée à la théologie shivaïte. La Pure Science est, comme dans le dzogchen tibétain, cette partie de nous qui reste toujours apte à reconnaître la vérité, et cela, quelques soient les illusions auxquelles nous succombons en tant qu'individus. Du reste, cette image du feu qui consume par nature son combustible n'est pas sans rappeler la fameuse - et énigmatique - "auto-libération" des pensées dans le dzogchen.
De sorte que l'individu "connais et fait ce qu'il désire", comme dit Outpala Déva, humble philosophe que la "Déesse" résume ici avec rigueur :

Alors (l'individu/yogi) connait tout
et fait tout (=devient omniscient et omnipotent),
car il est parfaitement uni (par la reconnaissance
des Cinq Œuvres) avec les Shaktis de connaissance et d'action. 32a

Du pur "shivaïsme du Cachemire"...
Tout est une question d'attention à l'expérience ordinaire, banale. Nous sommes participants de la vie divine. Mais, tant que nous négligeons cette vie dans laquelle nous baignons pourtant, nous n'en tirerons nul accomplissement, nulle liberté :

Tant que cette (quintuple activité dans l'expérience)
n'est pas observée avec attention par moi,
(conscience à la foi divine et individuelle),
qui suis (pourtant) la compassion même,
la conscience /expérience reste contractée,
et toute chose reste expérimentée
à travers des facultés (divines, mais limitées). 33

Car :

Bien que l'individu soit la conscience
qui ne peut être délimitée
en aucune circonstance,
cela est obscurci par l'ignorance.
Voilà pourquoi l'individu ne me vois pas,
alors que je suis facile à voir
et que je suis son Soi ! 39

Récapitulons : voici un texte sacré de la tradition de Krishnamacharya, un texte qui enseigne le shivaïsme du Cachemire.
Bien évidemment, on aurait envie de savoir si Krishnamacharya a lu ce tantra, ce qu'il en a tiré. Malheureusement, nous devrons en rester à des conjectures. A ma connaissance, aucun élément solide ne permet de répondre. 
Cependant, il reste intéressant de voir que le shivaïsme du Cachemire est bel et bien présent dans la religion du maître de yoga le plus important du XXe siècle.

mercredi 28 mars 2018

Les origines ascétiques du yoga postural


Le yoga postural, ça fait mal.
Il faut "tenir" des poses plus ou moins longtemps, des positions plus ou moins confortables, parfois franchement tordues.
Ces poses, quoi qu'on en dise, ne semblent pas faites pour faire du bien. Du moins, pas dans un ressenti immédiat.

En dehors des poses qui n'ont pas d'origine indienne, comme trikona âsana, et de celles qui viennent de formes de gymnastiques indiennes, comme la Salutation au Soleil, les postures du hatha yoga sont souvent assez douloureuses, exception faite de la "posture du cadavre" - mais quelle appellation sympathique, quand même !

Comment expliquer une telle dureté ?

Tout d'abord, il faut remarquer que cette violence est présente dans le nom même de ce yoga "de la contrainte". Hatha désigne, dans la langue sanskrite, toute force artificielle, appliquée de l'extérieure sur une chose ou un être. Hatha connote une intervention artificielle dans le cours naturel des choses. Il désigne aussi la précipitation, l'entêtement, l'obstination, la contrainte, la nécessité, l'oppression, et même le vol.

Comment un yoga de la violence peut-il avoir tant de succès auprès d'un public qui, en général, conspue toute forme de contrainte ?

Ensuite, rappelons que cette violence n'est pas inévitable, justement. Le hatha yoga n'est pas le "yoga nécessaire". De fait, il existe des alternatives. Venue de Chine, nous avons toute une famille d'exercices de l'énergie vitale (qi gong en chinois) dits "internes", qui sont à l'opposé de la recherche du "toujours plus" propre au hatha yoga. En Occident se sont développées des méthodes basées sur l'écoute du ressenti, des approches toutes en subtilité, comme la méthode Alexander.

Mais pourquoi cette violence du hatha yoga ?

Comme toujours, pour comprendre il faut enquêter sur les origines.

Le hatha yoga a des origines ascétiques

D'abord, le tapas des brahmanes consiste à se faire souffrir volontairement, à se mortifier, afin d'émouvoir un dieu et obtenir de lui, ou d'elle, un don surnaturel, le plus souvent l'immortalité. Tapas signifie "échauffement" : c'est l'ancêtre de l'éveil de la Koundalinî. Le but peut être spirituel mais, le plus souvent, il s'agit d'obtenir des pouvoirs surnaturels, ce qui débouche souvent sur des drames cosmiques. Car les démons sont très forts à ce jeu. Il parviennent à gagner des pouvoirs et s'en servent pour détruire le monde. Dès les origines, le yoga de la violence est ainsi perçu comme ambivalent : technique impersonnelle, mécanique pseudo-spirituelle, il peut servir le mal et déclencher des catastrophes écologiques, comme la surpopulation de la Terre, suite au yoga pratiqué par le démon Hiranyâksha. La Terre coule, et Vishnou doit aller la repêcher au fond des eaux... Dès le début donc, on découvre le yoga postural (en général debout, ou sur une jambe) comme quête individualiste, voire égoïste, du "toujours plus". Le yoga et l'odyssée technique partagent un même désir de rompre les digues de la finitude, une révolte prométhéenne contre le destin.

Face aux brahmanes, il y a les ascètes bouddhistes et jaïns, héritiers de "ceux qui s'épuisent" (shramana), qui se mortifient par les postures et le jeûne. Ici, le but premier n'est pas le pouvoir, mais le suicide spirituel. Ainsi, un yogi jaïn peut rester debout jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce jeûne ultime est appelé sat-lékhanâ.
Cette pratique existe encore. Voici un vieux yogi jaïn qui meure dans un ultime jeûne :


Ce genre de pratique, qui entraîne parfois la mort de jeunes personnes, n'est pas sans soulever des interrogations. A-t-on le droit de se suicider ? Débat qui fait intervenir la Cour Suprême de l'Inde :


Et ce suicide concerne non seulement le corps, mais aussi l'esprit. Le but du jaïnisme et du bouddhisme ancien est le suicide total de tout l'être, l'extinction de soi (nirvâna). Cet idéal suicidaire se retrouve dans un texte bien connu influencé en profondeur par cette approche non-brahmanique : les Yoga-sûtras de Patanjali. 

Le hatha yoga a donc une double origine : le culte de la puissance et chez les brahmanes ; et le culte de la mort chez les shramanes. Pas très pacifique comme programme. 

De plus, l'origine bouddhiste du hatha yoga semble se confirmer, même dans une chronologie courte, depuis la découverte de l'Amrita Siddhi, le texte de hatha le plus ancien (c. XIe siècle), qui semble bien être un texte bouddhiste.

Par ailleurs, le mouvement Nâth, milieu d'origine immédiate d'une partie du hatha, est une réaction ascétique et misogyne contre le tantrisme kaula. La religion kaula est la source des pratiques sexuelles, des chakras, de la koundalinî, etc. Mais sa vision est anti-ascétique et s'inscrit dans la recherche d'une communion de groupe (kula) et avec le féminin "sauvage" (yoginî). Le corps y est célébré, ainsi que ses plaisirs. 

Quoi qu'il en soit, les origines ascétiques du hatha yoga ont eu bien plus de poids. Aujourd'hui, le yoga postural est bien l'hériter de ces tendances ascétiques. Et je ne sais pas dans quelle mesure quelques milliers d'articles parus dans la presse "féminine" peuvent changer cela.

De plus, les gymnastes indiens qui ont contribué à l'élaboration du yoga postural avaient en tête la purification physique des Indiens : une autre forme d'ascèse. Il s'agissait de se mortifier pour gagner les grâces de la Déesse-Inde.

Enfin, même en faisant abstraction de ces origines bien éloignées de la recherche du bien-être et de la douceur, il suffit de regarder quelques postures pour s’apercevoir que le concept du yoga postural est fondé sur l'ordre, la symétrie, le contrôle, les blocages, les rétentions, les mises en tension et un mouvement globalement contre-nature. La nature est féminine, donc dangereuse. Il faut la maîtrise pour l'utiliser. Le yoga est ainsi un ensemble de pratiques amorales, de recherches de puissance et de maîtrise, de réduction de soi, voire de suicide.

Au final, la question est inévitable :

Jusqu'à quel point peut-on faire de ce yoga postural une pratique de bien-être et de relaxation ?

Ainsi, si je prends comme exemple le "yoga du Cachemire", je me demande dans quelle mesure il s'écarte vraiment de l'idéal violent du hatha yoga. Certes, Jean Klein s'est sans doute beaucoup inspiré des méthodes du genre Alexander et des recherches sur l’expression corporelle des années 60 pour amender l'enseignement reçu de Krishnamacharya, mais il reste que les postures sont parfaitement symétriques et sont à des années-lumières d'une approche vraiment tactile et féminine comme on en trouve dans les traditions chinoises. Peut-on vraiment ressentir un cercle quand on prend une posture au carré ?

Les tensions qui en résultent ne sont pas près de s'apaiser.
Et, à mon avis, cette tension restera l'un des moteurs de l'évolution des yogas au XXIe siècle.

mardi 27 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - I


Krishnamacharya est le plus important professeur de yoga postural au XXe siècle.

Comme sa religion est souvent passée sous silence, je voudrais en dire deux mots ici. Selon plusieurs témoignages concordants, la religion était au centre de sa vie, et son influence est allée croissante avec l'âge.
Mais quelle était cette religion ?

Il était de religion et de communauté Shrî Vaishnava
Cette tradition tamoule adore Vishnou et Lakshmî, cette dernière étant l'intermédiaire entre Vishnou et l'âme humaine. Fondée par "le maître sage" (Nâtha-muni, mort en 924 selon la tradition) au Xe siècle, elle se divise aujourd'hui en deux sous-sectes. Krishnamacharya appartenait à celle des Vadakalaïs, connue pour mettre l'accent sur la tradition sanskrite, alors que l'autre secte donne la préférence aux poèmes tamoules des saints vishnouïtes, les Ajvars.
Or, le fondement sanskrit des Shrî Vaishnavas, c'est la "Révélation des cinq nuits" (pâncarâtrâgama), comportant 108 samhitâs, c'est-à-dire 108 tantras, car ce sont bien là les équivalents vishnouïtes des tantras shaivas. Aujourd'hui, on peut en lire certains. Plusieurs sont originaires du Cachemire, et portent la trace du shivaïsme du Cachemire, notamment de la philosophie du Frémissement (spanda). Un vishnouïte, Outpala Vaishnava, nous a ainsi laissé un commentaire rempli de citations de tantras du Pâncarâtra, commentaire dont j'ai traduit le début il y a peu sur ce blog. 

L'un des tantras moins connu du vishnouïsme est le Lakshmî Tantra. Vous pouvez en lire une traduction anglaise intégrale ici.
Vu l'importance de la Déesse Shrî/Lakshmî dans le Shrî Vaishnavisme, il vaut la peine de s'y attarder.
Ce texte, peut-être rédigé au Cachemire vers le XIIe siècle, est tourné vers l'intérieur. On y trouve rien sur les temples et les fêtes, fort peu sur les rituels. Tout est axé sur la métaphysique et le yoga, entendu ici comme rituel intérieur, sans postures bien évidemment.

Le shivaïsme du Cachemire y est partout présent. On peut dire que ce texte est une vision du vishnouïsme à la lumière de la philosophie tantrique de la Reconnaissance (pratyabhijnâ). Alexis Sanderson a donné maints exemples de présence du shivaïsme non-duel dans les textes du Pâncarâtra. Aussi me penche-je ici seulement sur le Lakshmî Tantra.

Ce texte est le seul, parmi les tantras vishnouïtes, a être centré sur la Déesse. On y retrouve les mêmes spéculations sur l'alphabet sanskrit et les mantras que dans les tantras de Bhairava du shivaïsme.

Ainsi, la Déesse est la conscience, pouvoir de se voiler ou de se révéler à volonté, à travers le jeu de ses pouvoirs. Elle se contracte et devient l'âme.
Elle est l'être des choses.
Elle est subjectivité, pointée par le mot "je". 
On y retrouve la doctrine du brahman-parole, le bîja hrîm, les cinq kalâs, etc.

Extraits :

ahaṃ nāma smṛto yo'rthaḥ sa ātmā samudīryate
Ce que l'on nomme "je" est, selon la tradition, le Soi (II, 3)

anavacchinnarūpo'haṃ paramātmeti śabdyate |
kroḍīkṛtamidaṃ sarvaṃ cetanācetanātmakam
Le "je", jamais interrompu ni délimité,
est le Soi ultime, dit-on.
Il embrasse en lui
à la fois ce qui est doué de conscience et ce qui est inerte. 
(II, 4)
(une glose en sanskrit, publiée avec le texte sanskrit, 
paraphrase "ininterrompu" par "ce qui n'est pas interrompu/
délimité par les objets, etc.).

vastvavastu ca tannāsti yannākrāntamahaṃtayā |
idaṃtayā yadālīḍhamākrāntaṃ tadahaṃtayā //
Réel ou imaginaire, rien n'existe
qui ne soit infusé par le "je".
Tout "cela" est infusé de "je". (II, 7)

apṛthagbhūtaśaktitvād brahmādvaitaṃ taducyate /
Comme la Shakti n'est pas séparée (de Vishnu),
on parle de la "non-dualité de l'Immense". (II, 11)

ahaṃtā sarvabhūtānāmahamasmi sanātanī /
Je suis le "je" éternel 
en tous les êtes. (II, 13)

ahamarthaṃ vināhaṃtā nirādhārā na siddhyati /
Sans la vérité pointée par le mot "je",
aucune subjectivité ne serait possible. (II, 19)

nirunmeṣe nirunmeṣā sāhaṃtā parameśvarīṃ //
kroḍīkṛtyākhilaṃ sarvaṃ brahmaṇi vyavatiṣṭhate |
unmeṣastasya yo nāma yathā candrodaye'mbudheḥ //
nimeṣastasya yo nāma saṃhṛtau paramātmanaḥ //
ahaṃ nārāyaṇī śaktiḥ sisṛkṣālakṣaṇā tadā |
Quand (Vishnu) ferme les yeux, cette subjectivité,
la Grande Souveraine, ferme les yeux (elle aussi).
Elle embrasse alors l'univers, et tout
repose dans l'Immense.
Son "éclosion" ou son ouverture des yeux
est comme un lever de lune sur les eaux océanes.
La Déesse présente en tout homme comme "je"
devient alors intense désir de créer.
Et alors, sa "fermeture des yeux"
se résorbe dans le Soi ultime. (II, 20-23)

Si cela n'est pas toujours apparent dans la traduction anglaise (comme souvent),
cette présence du shivaïsme du Cachemire est parfaitement 
frappante quand on lit le sanskrit.

Dans le chapitre XIII (versets 20 à 40), 
on a carrément la doctrine très secrète des cinq actes, 
le tout dans la "langue" propre au Kâlî-krama.

J'y reviendrais dans un prochain billet.

Et, pour les patients et courageux, 
il y aura la traduction des passages 
sur le rituel d'union sexuel 
propre à la tradition Pâncarâtra de Krishnamacharya.




Mâle sagesse


Stoïcisme : ancêtre du développement personnel ?

A côté de la mystique, voie de l'amour par l'abandon à quelque chose - ou quelqu'un - de plus vaste,
il y a la sagesse, voie de la connaissance et de la maîtrise de soi.

Voici un Stoïcien, à un ami :

Te voilà qui t'indignes, qui te plains ! 
Tu ne comprends pas que tout le mal provient non pas de ce qui t'arrive mais de ton indignation et de tes plaintes ? 
Tu veux savoir quel est pour moi le seul malheur pour un homme digne de ce nom ? C'est de croire que la réalité puisse le rendre malheureux d'une façon ou d'une autre. Je ne supporterai plus le jour où quelque chose me sera devenu insupportable. 
Ma santé est mauvaise ? 
Cela fait partie de mon destin. 
Mes domestiques gardent le lit ? Mes rentes sont compromises ? Ma maison craque ? Dommages, blessures, fatigues, inquiétudes m'assaillent ? 
Cela arrive. 
Allons plus loin : cela devait arriver. 
Ce sont les arrêts du destin et non des accidents du hasard.
...
Eh bien, vivre, Lucilius, c'est être soldat !

Sénèque, Lettre 96

L'art de penser


Il n'y a rien de plus estimable que le bon sens ou la justesse de l'esprit dans le discernement du vrai et du faux.
... il est étrange combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement. 

On ne rencontre partout que des esprits faux, qui n'ont presque aucun discernement de la vérité ; 
qui tiennent toutes choses d'un mauvais biais ; 
qui se paient des plus mauvaises raisons, et qui veulent en payer les autres ;
qui se laissent emporter par les moindres apparences ;
qui sont toujours dans l'excès et dans les extrémités ;
qui n'ont point de serre pour se tenir fermes dans les vérités qu'ils savent, parce que c'est plutôt le hasard qui les y attache qu'une solide lumière ;
ou qui s'arrêtent, au contraire, à leur sens avec tant opiniâtreté, qu'ils n'écoutent rien de ce qui pourrait les détromper ;
qui décident hardiment ce qu'ils ignorent, ce qu'ils n'entendent pas, et ce que personne n'a peut-être jamais entendu ;
qu'ils ne font point de différence entre parler et parler, ou qui ne jugent de la vérité des choses que par le ton de la voix : celui qui parle facilement et gravement a raison ; celui qui a quelque peine à s'expliquer, ou qui fait paraître quelque chaleur, a tort. Ils n'en savent pas davantage. 

C'est pourquoi il n'y a point d'absurdités si insupportables qui ne trouvent des approbateurs. Quiconque a dessein de piper le monde, est assuré de trouver des personnes qui seront bien aises d'être pipées ; et les plus ridicules sottises rencontrent toujours des esprits auxquels elles sont proportionnées.
Après que l'on voit tant de gens infatués des folies de l'astrologie judiciaire, et que des personnes graves traitent cette matière sérieusement, on ne doit plus s'étonner de rien. Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une balance comme à un moulin à vent : la balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne, et qu'on eût pu aussi bien appeler Éléphant, Crocodile et Rhinocéros : le bélier, le taureau et le capricorne sont des animaux qui ruminent ; donc ceux qui prennent médecine lorsque la lune est sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelque extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent, et d'autres qui s'en laissent persuader.

Arnaud et Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662 
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