jeudi 30 avril 2015

Pratiques extérieures ou guide intérieur ?

Quand on écoute les enseignements traditionnels du tantra, on est frappé par la rareté des références à un éveil intérieur, à une expérience, un ressenti. Seuls sont décrits les gestes et les mots, les images et les symboles. Ou presque. On ne vous demande pas d'être concentré, attentif à votre intérieur, mais de faire

D'ailleurs, il suffit d'observer un adepte pratiquer : le tantra est un mode de vie rituel. L'initié ne s'embarrasse pas de savoir s'il ressent ce qu'il fait. Juste, il le fait. Sans interruption. La continuité est essentielle dans le tantra traditionnel. Toute la vie, jour et nuit, doit devenir un grand rituel, l'énoncé d'un seul et même mantra. On retrouve l'idéal catholique d'adoration perpétuelle. 
Il ne s'agit pas de faire telle ou telle cérémonie, mais de se relier religieusement à la Source qui nous relie tous, en se reliant à des rites. 
"Rite" vient de artus, arta en sanskrit : l'art divin, l'ordre cosmique, le souffle des saisons, les cycles d'une vie harmonieuse.


A cette vision ritualiste s'oppose la vision mystique : le rituel n'est alors qu'un moyen pour atteindre une compréhension, un éveil, un ressenti. Ou l'entretenir. Ou le réveiller. Mais si le rituel est fait sans cela, il est stérile. On trouve, dans le tantra, des courants qui défendent cette idée d'une voie purement intérieure.

Traditionnellement, il y a trois voies : celle du ritualiste (karmî), celle du yogî et celle du gnostique (jnânî).
Le ritualiste pratique le culte intérieur et extérieur. Idéalement, il ressent, mais il fait, d'abord et avant tout, comme son nom l'indique. Le critère principal, c'est le nombre, et non la qualité intérieure. Certes il faut un minimum de concentration pour exécuter correctement les gestes et énoncer les mantras, mais la quantité est importante. Et la continuité. Du lever au coucher, un seul rituel.
Le yogî pratique ce même culte, mais à l'intérieur de son corps, dans les chakras, palais des divinités. Il est donc aussi un ritualiste, mais intérieur seulement. Là aussi, la quantité compte plus que la qualité : durée de la pratique, nombre de mantras. Il s'agit de faire, et on obtient le résultat (phala) promis.
Le gnostique pratique aussi un culte, mais non-mental : point de gestes ni de visualisations. Mais en continuité avec les rites : par exemple, dans la tradition de Tripurâ, l'adeptes exécute le grand rituel extérieur dans sa forme la plus complexe, puis de plus en plus simple, puis intérieure seulement, puis il se contente de réciter le mantra, de moins en moins, puis seulement le germe de ce mantra, puis il résorbe ce germe dans la Lumière consciente. Tous ses actes deviennent alors des gestes sacrés, de même pour ses paroles et ses pensées.
Donc, dans l'ensemble, il y a continuité. Mais seul le gnostique aspire à une compréhension. C'est d'ailleurs le critère traditionnel qui l'autorise à "résorber" les cultes extérieurs et intérieurs. Si cet abandon apparent de la pratique n'est pas nourri - compensé - par un éveil intérieur qui est, lui aussi, le culte, et le culte véritable, alors il commet une faute.

D'où cette question : Mais pourquoi cet accent sur les pratiques extérieures ? Ne sont elles pas mécaniques ? N'est-ce pas une forme de matérialisme spirituel ? La vie intérieure n'est-elle pas plus importante ? 
Mais alors, pourquoi donc les traditions en général - et pas seulement les traditions tantriques - mettent-elles tant l'accent sur ces pratiques ? Pourquoi s'appuient-elles si peu sur l'expérience intérieure ? Le but de la pratique extérieure n'est-elle pas de nous éveiller à notre guide intérieur ?

De fait, pour devenir un "maître" il suffit, selon le tantra traditionnel, de pratiquer tels rites pendent telle durée. Les seuls signes sont éventuellement quelques rêves de bon augure. Mais personne ne vous demandera si vous avez ressenti quelque chose. Et dans la plupart des lignées, c'est le seul critère de transmission. Il y a bien des "gnostiques", mais généralement ils ne sont pas considérés comme des "maîtres" aptes à transmettre la lignée. La plupart des gourous et des lamas se fichent de vos expériences intérieures. Ils vous demandent "qu'est-ce que vous avez pratiqué ? des chiffres ! des chiffres ! où ? quand ? combien ?"

Pourquoi ?

A première vue, cela peut sembler injuste. Superficiel. Une forme de décadence. Voire, de corruption. Tout cela paraît si contraire à l'intuition !


Mais réfléchissons un instant. Le but d'un maître, c'est de voir un disciple lui succéder. Le but de la tradition, c'est la transmission. Une lignée n'est, formellement, rien d'autre qu'une famille. Sa raison d'être, c'est de se perpétuer, de se réincarner dans une sorte de samsara idéal. La perspective demeure donc darwinienne : se reproduire ou mourir. Il y a ainsi des lamas qui ont transmis leur lignée à des gens qui n'avaient aucune compréhension. Voire, à de parfaits étrangers. Des nouveaux venus sans la moindre expérience. Il y a des cas. 

Mais ces critères "objectifs" de transmission, basés sur "qui fait quoi" et non sur une profonde intuition, ne sont-ils pas plus efficaces qu'une transmission basée sur un éveil ou une compréhension ?

A contrario, observons ce qui se passe dans les quelques rares lignées qui ont tenté de mettre l'accent sur l'expérience intérieure comme critère principal de transmission : elles éclatent dès la mort du maître, voire avant ! Ou bien même, le plus souvent, il n'y a pas de lignée du tout. Rien. 
Regardez les Radhaswamis, les Siddhayogiens et autres adeptes de la transmission purement intérieure : c'est scission sur scission, schisme sur schisme. Il y a presque autant de lignées qui apparaissent à la mort du maître, que celui-ci à eu de disciples ! Et dans les "traditions" ou seule compte l'expérience intérieure, il n'y a même pas vraiment de tradition. Regardez les exemples de Ramana Maharshi ou Nisargadatta. Ce qui subsiste d'eux et qui ressemble à une tradition n'a rien à voir avec leur enseignement : un ashram, une montagne sympa, des bhajans, un temple. Nisargadatta appartenait à une lignée shivaïte vîrashaiva (rien à voir avec les nâths du hathayoga, soit dit en passant). Mais cette lignée n'a rien de commun avec son enseignement ni avec une quelconque expérience intérieure. Sa lignée, ce sont des gestes de dévotion, des rituels, qui n'expriment pas forcément une expérience. Et l'on peut d'ailleurs pratiquer ces mêmes gestes et avoir d'autres expériences, une autre vision que celle de Nisargadatta. 

Pourquoi ? Parce que l'expérience intérieure est chose bien difficile à vérifier. Une lignée qui ne se baserait que sur l'expérience intérieure ne survivrait pas.

A l'inverse, les lignées subsistent dans la mesure où elles s'appuient sur des critères vérifiables, objectifs, quantifiables. Même le zen ! La vie d'un moine ou même d'un adepte laïque est entièrement rituelle. La transmission est toute rituelle, bien éloignée de l'intimité idéale décrite dans les anecdotes célèbres. C'est mécanique. Assez froid. Administratif. Mais ça marche. Ces traditions se transmettent et perdurent.


D'où la question du jour : 

Pensez-vous qu'une tradition spirituelle puisse subsister simplement en s'appuyant sur l'expérience intérieure, sans pratiques extérieures ?

Même les partisans les plus ardents de l'éveil "sans personne pour s'éveiller" s'inscrivent dans des lignées, ou du moins des filiations. 

Pour ma part, je constate qu'Internet favorise une diffusion plus informelle. 
Mais une culture spirituelle est-elle viable dans ce contexte ? L'avenir le dira.

mardi 28 avril 2015

Le tantra authentique, c'est quoi ?


Voici la traduction inédite des trois-quart du premier chapitre des Aphorismes de la liturgie selon Parashurâma, source de presque tous les manuels de tantra non-duel actuellement en usage en Inde. 
Les cinq "m", c'est le rituel d'union sacrée entre un homme identifié à Shiva et une femme identifiée à Shakti. On remarquera l'importance de la foi dans l'efficacité des mantras et les valeurs morales qui encadrent ces pratiques, tout en affirmant clairement que le Veda, le Vedânta, le bouddhisme, etc., sont des doctrines inférieures, quoi qu'elle portent aussi, à différent degré, le parfum de la pleine vérité :




"Expliquons l'initiation !
Le Bienheureux, l'incomparable seigneur Shiva joue à assumer tous les points de vue. C'est ainsi qu'il a composé les dix-huit savoirs, à commencer par le Veda. Interrogé par la Bienheureuse Bhairavi, conscience inséparable de son Soi, il a répondu de ses cinq Faces et il est ainsi l'auteur des cinq traditions (du Kula) dont tout le propos est de pointer la vérité ultime.
Et voici la doctrine (du Kula) :
Toute chose est faite de trente-six éléments, (car tout est en tout).
L'individu est Shiva délimité par cinq facteurs (: le temps, l'espace, la nécessité, la passion, l'opinion). Quand il se délivre de ces limites, il est Shiva en sa transcendance.
Le but de la vie est la reconnaissance de soi.
(Doctrine des mantras :) Les mots sont faits de syllabes éternelles (qui existent depuis toujours en Shiva et qui sont ses pouvoirs).
Le pouvoir des mantras est inconcevable.
Tout est possible quand on a foi en la tradition reçue.
La foi est le plus important.
On reconnait le Soi intérieur en reconnaissant l'unité du maître, du mantra, de la divinité, de soi-même, du mental et de l'énergie vitale.
La félicité est l'essence de l'Immense. Et cette félicité existe dans le corps. Les cinq "m" servent à manifester cette (félicité), à condition de cacher leur pratique. Si on les pratique au grand jour, c'est l'enfer.
La réalisation de la promesse (de Shiva) dépend de la stabilité de la méditation.
Il ne faut mépriser aucune doctrine.
Il ne faut (révéler la doctrine du Kula) à nul profane.
On peut révéler le secret à un vrai disciple.
Il faut réciter la Science (, c'est-à-dire le mantra qui est la Déesse) sans interruption.
Il faut à chaque instant se laisser posséder par l'état de Shiva.
Pas de luxure, ni de colère, ni d'avidité, ni d'ivresse, ni de distraction, ni de jalousie, ni de violence, ni de vol, ni de haine pour les gens.
Servir un seul maître, sans douter.
Ne jamais hésiter à donner.
Faire les rituels sans désirer un résultat.
Ne pas interrompre la pratique quotidienne.
Même en l'absence des cinq "m", il faut pratiquer la conscience de soi à travers le rituel quotidien.
Aucune peur, jamais, nulle part.
Tout ce que l'on sent est une offrande. Nos facultés sont les cuillères pour les verser dans le feu de notre Soi, Shiva, le purificateur, qui est (aussi) celui qui verse l'offrande.
Le résultat est la reconnaissance de la conscience sans objet.
Il n'y a rien de supérieur à la réalisation du Soi.
Telle est la raison d'être de l'enseignement.
Le Veda est autres (savoirs profanes) sont comme des prostituées publiques.
La (Vraie) Science, (celle du Kula), est cachée dans toutes les doctrines (comme le parfum dans les fleurs).
C'est toujours en sachant cela que l'on donnera l'initiation.
Il y a trois initiations : de Shiva, de Shakti, et du mantra.
L'initiation de Shakti consiste à se laisser posséder par la Shakti. Celle de Shiva consiste à s'abandonner (à Shakti).
Celle du mantra permet de réaliser tout ce qui (précède) grâce à la transmission du mantra.

En connaissant l'un, on connait l'autre (, on connait Shiva par Shakti)."



Une mise en pratique de cette liturgie, selon la tradition d'Ânanda Bhairava. Inutile de préciser que les Hindous éduqués dans les "convent schools" et autres écoles de bonnes sœurs, ainsi que les obsédés de la prétendue "vedic culture", n'apprécient guère :




lundi 27 avril 2015

Les arbres du tantra

Le tantra non-duel affirme l'égalité de l'homme et de la femme tout en reconnaissant leur différence. 
Ils incarnent, respectivement, Dieu et la Déesse. 

Ce n'est pas du New Age, c'est un fait. D'ailleurs, le New Age est une incroyable résurgence du tantra non-duel et de ses équivalents dans toutes les cultures. On peut pointer ses défauts (relativisme, mercantilisme, sophismes, anti-intellectualisme, nombrilisme, consumérisme, etc.), mais il ne faut pas pour autant oublier ses qualités : liberté de conscience absolue, liberté de croire ou ne pas croire (laïcité !), valorisation du féminin, du corps, de l'intuition, dépassement des cloisons traditionnelles, extraordinaire inventivité, tentatives souvent justes pour transposer une sagesse d'une culture à une autre, individualisme, etc. 
Et aussi le souci de l’environnement.

Or, ce souci se retrouve dans le tantra non-duel. Le tantra non-duel, c'est le Kula, la tradition ésotérique des yogis et des yoginis. Les images végétales y sont omniprésentes. Par exemple, dans la Liturgie de Parashurâma (Parashurâmakalpasûtra), un aphorisme sur les devoirs de l'initié du Kula enjoint :

Il ne faut pas couper les dix arbres du Kula (X, 65)

Les commentaires de ce texte, composé dans le Sud de l'Inde vers le XVIe siècle, et sources de la plupart des manuels de cette tradition pratiqués aujourd'hui, précisent quels sont ces dix sortes d'arbres sacrés du Kula, arbre des yoginis, des déesse-mères, des matrices sacrées (mâtrikâ), dont le manguier, le margousier (neem), le kadamba, le bilva, le banyan, le figuier (udumvara) et le pîpal


Le banyan, image de la conscience qui prolifère


le Neem, arbre aux multiples remèdes
La feuille du pîpal, emblèmatique de l'Inde

Et puis, n'oublions pas les bishnoïs. A ma connaissance, ils n'ont rien à voir avec le tantra, mais eux aussi ont développé une vision de l'arbre sacrés. Certain d'entre eux sont connus pour avoir donné leur vie pour empêcher que l'on coupe des arbres.

Mais dans le tantra non-duel, l'arbre est partout. Arbre de la Déesse, il est l'image de la manifestation de la conscience. Les nervures de ses feuilles illustrent la forme du corps subtil. 

Alex_Grey_Vision_Tree


Voici un extrait d'un commentaire du un verset qui explique la Déesse comme arbre.

Dans les traditions de l'Inde, la déesse est souvent adorée 

comme arbre. Même dans sa version la plus raffinée, la 

Danse de Kâlî, la déesse est évoquée comme un arbre dont
partent d'innombrables lianes, une prolifération (prapanca)

sans limites. Voici un extrait d'un texte de cette tradition, que 

j'avais déjà mis en ligne. 


Il s'agit de la première stance et de son auto-commentaire 

qui, comme toujours, résument l'enseignement tout entier. 

Cet enseignement est présenté à travers le schéma des 

quatre étapes de la conscience comme parole.



La Lumière de la Grande Doctrine,

composée par le maître Śithikaṇṭha.


Stances augurales :

"La conscience est la divine terre de l’ébranlement (de la

 manifestation, et) sereine condition (tout à la fois).

Désireuse de faire apparaître des portions (de Śiva),

Puisse ce flot désigné par les mots 'Śiva' et 'Brahman'

Apparaître en sa vérité. 1

Elle qui se cristallise en portant en son sein le quadruple 

univers et les six chemins,

Elle a pourtant la taille fine ! -

(Car) elle est l’égalité de la prolifération (des phénomènes)

et de leur extinction. 2

Puisse la Puissance de Rudra vaincre la masse des nuages 

qui l’entravent

Grâce aux multiples moyens lumineux (enseignés ici)

Pour s’unir au cœur du Grand Seigneur. 3

En ce sanctuaire d’Uḍḍiyāna accompagné de ses

 sanctuaires secondaires nommés Kula et Akula

Se trouve la gnose la plus haute, pleine de puissance 

- la pratique féroce !

De même, multiple est l’éclat des sanctuaires qui 

resplendissent les uns après les autres.

Mais cette Entière Vérité est (pourtant) éternelle (, sa 

révélation est instantanée).

Ce royaume resplendissant, par sa grandeur souveraine,

Se trouve en tête des sanctuaires et règne sur eux. 4

Je vais dire tout ce qu’il y a à savoir sur

L’énumération des chemins avec leurs mantras,

Leurs mots et leurs phonèmes. 5

Première stance :


Puisse ce fruit qu’est

Le repos en notre essence être notre.

Ce fruit est celui de la Déesse primordiale,

Incompréhensible.

Elle est ce roulement de tonnerre des mots et des 

choses

Ce grand flot du courant divin,

Energie sans-caractéristiques à l’origine des vagues de 

la Māyā //1//


Le vaste déploiement de la Déesse primordiale, ce grand flot 

qui précède le courant divin, est ce roulement de tonnerre 

des mots et des choses, incompréhensible énergie, origine 

de la vague de la Māyā : puisse ce fruit du repos en notre 

essence être notre.

Tel est le sens (de ce vers) selon (son) ordre en prose.

Mais voici maintenant le sens implicite :

Ce roulement de tonnerre des mots et des choses est le 

déploiement de la (Parole) Médiane colorée par les objets 

pensés, proclamation ininterrompue provenant de 

l’apparition 

du grand flot en forme de Voyante dont la nature est la 

vibration de la Résonance (de la conscience manifestée 

comme mantra), consistant en des signifiants et 

des signifiés indifférenciés.  (Ce grand flot) provient du 

courant divin dont 

l’essence est le Soi, Parole Suprême gouvernée par la 

Déesse primordiale qui est l’essence, le Soi Suprême.

Le mot et la chose, c’est le nom et la forme, le signifiant et le 

signifié. Leur grondement roule comme le tonnerre (à travers 

toute la manifestation).

C’est lui ce cycle inférieur qu’est le déploiement de l’univers 

en forme d’énergie des vagues de la Māyā accompagné de 

la (Parole) Articulée avec ses objets signifiés (clairement 

distincts les uns des autres).

Son origine, son lieu d’origine, est caractérisé comme sans-

caractéristiques. Il est le déploiement complet de la Parole 

jusqu’à l’Articulée, apparaissant sous la forme de leur 

signifiés respectifs. Il est gouverné par la Parole Suprême.

Tel est cette quadruple apparition de la Parole qui s’achève 

par l’Articulée, gouverné par la Parole Suprême. Il a pour 

essence la conscience, c'est-à-dire le fait d’être actuellement 

conscient.

De même ce déploiement de la conscience est de deux 

natures : phénoménal et non-phénoménal. Il est la « Totalité 

des sons », objets empiriques de la parole articulée que l’on 

se représente actuellement.

Ce (déploiement) a pour origine la conscience, il existe dans 

la conscience, il est fait de conscience, il repose dans la 

pure conscience.

Ainsi ce déploiement de l’univers a pour fruit le repos en 

notre essence. Puisse (ce fruit) être notre. Puisse t-il 

s’achever par l’expérience de la Grande Vérité qui est 

présente pour tous toujours et partout.

Voilà ce que veut dire ce vers de salutation. 1"

dimanche 26 avril 2015

Tout est-il pur pour qui est pur ?


Une idée centrale du tantra non-duel est que les choses sont ce que nous jugeons qu'elles sont. 

Ainsi, '"il n'y a pas de phénomènes moraux, mais seulement des interprétations morales des phénomènes", comme dit Nietzsche. J'avais cité Abhinavagupta allant dans ce sens, qui faisait allusion à la croyance selon laquelle on peut neutraliser un poison en s'imaginant être un aigle, un garouda en sanskrit. 
Cette idée est fort courante. On la retrouve dans de nombreux textes bouddhistes, et elle est la base de tout un ensemble de tantras destiné à neutraliser les venins de serpent, cause de mortalité toujours importante en Inde. 
Voici un autre extrait qui fait allusion à cette croyance à la toute-puissance de l'imagination, un extrait de la Pureté de l'âme (Citta-vishuddhi, 30-31), texte tantrique bouddhiste qui défend l'idée que tout est imaginaire :

Pour le yogi dont les intentions sont pures,
(Même si son esprit) est subjugué
Par ce poison qu’est le feu de la passion,
Le désir qu’il nourrit
Envers les femmes désirables
Est de fait un désir
Qui le conduit à être délivré des désirs.

De même, si on s’imagine être un garouda
Ce garouda peut ingérer le poison
(Sans en souffrir).
On a alors neutralisé le poison.
On ne sera donc pas terrassé par lui.



Seulement, si tout est imagination et construction mentale, qui construit ? Le "grand moi" ou le "petit moi" ?

Ce texte, comme d'ailleurs le New Age (loi d'attraction, pensée positive, transurfing et autres machins quantiques...), laisse planer une ambiguïté : est-ce que c'est l'individu qui imagine, ou une source transpersonnelle, pour ne pas dire Dieu ?

S'il n'y a que l'individu, si c'est lui seulement qui imagine, qui imagine le monde et qui s'imagine lui-même en une sorte de monologue perpétuel, alors "il n'y a que moi qui existe", c'est le solipsisme
Et le résultat n'est pas beau à voir. Chacun se renferme sur soi-même en répétant ces mantras : "à chacun sa vérité", "tout est croyance", "la réalité est ce que je ressens dans l'instant", etc. Il n'y a alors plus de distinction entre l'objectif et le subjectif - tout est subjectif. Il n'y a plus de vrai, ni de beau, ni de bien, ni de juste. Il n'y a plus que ce qui arrive dans l'instant, neutre, impersonnel, malléable. Mais, comme les désirs de la personne demeurent... l'individu qui adhère à ces slogans adopte généralement un comportement égoïste, immature, tel une sorte d'adolescent attardé. Et il souffre. Cette voie-là est une impasse.

Mais comment distinguer rêve et réalité si "tout est imaginaire" ? Comment ne pas croire que "tout est croyance" si il n'existe pas de réalité séparée de moi ?

La réponse est qu'il faut distinguer entre ce qui est imaginé par Dieu, c'est-à-dire le monde, et ce qui est imaginé par Dieu identifié à tel individu, c'est-à-dire "son" monde à lui. 

Ce monde personnel est privé. Il est imaginé sur la base du monde objectif, qui est imaginé par Dieu. 

Mais ces deux sortes d'imagination doivent être soigneusement distinguées !

Dieu et un individu, ce n'est pas pareil. 
Le rêve de Dieu est notre réalité. Mais les réalités que nous imaginons ne deviennent pas LA réalité. Et même, le peu que nous pouvons imaginer est fondé sur la puissance de la Source. A chaque fois que nous imaginons, que nous agissons ou que nous pensons, nous nous identifions inconsciemment à Dieu. Plus nous nous identifions à cette Source, plus nos rêves deviennent réalité. Ou plutôt, la réalité correspond de plus en plus à nos rêves. Non pas que nous devenions résignés, passifs devant les imperfections et les injustices du monde (ce qui est une autre forme d'égoïsme, courante dans la spiritualité), mais nous sommes plus en paix, plus libres et joyeux. Ce qui, paradoxalement, nous rend plus disponibles et efficaces pour agir et changer ce monde.

Donc non, tout n'est pas imaginaire au sens ou tout serait imaginé par l'individu. Mais tout est bel et bien imaginé par cela qui, en moi, m'imagine et imagine tout le reste. Et cela est le Soi, plus moi que moi, le Soi de tout et de tous, la Source universelle. Il suffit de se retourner pour qu'elle se contemple elle-même par elle-même, sans intermédiaire ni croyance.

Or, comme il existe ainsi une différence entre mes rêves et la réalité, entre ce qui est subjectif et ce qui relève de l'objectivité, il s'ensuit que le Bien et le Mal ne sont pas toujours subjectifs. De même pour le Beau, le Vrai et le Juste. Si tel fait me semble injuste ou mauvais, cela ne correspond pas nécessairement à une croyance subjective. Cela peut être l'effet d'un sens inné du Bien et du Mal tel que la Source l'a décidé. Bien entendu, ce rêve de la Source est aussi un rêve, une création imaginaire. De fait, le Bien est relatif au Mal : ce sont des constructions. Mais qui ne dépendent pas de mon "petit moi" ! Le Bien et le Mal s'imposent à moi comme des faits. Du reste, ceux qui écoutent leur conscience savent bien que sa voix ne va pas toujours dans le sens de notre avantage égoïste ! Et c'est pourquoi on choisi bien souvent de ne pas écouter cette voix.

De plus, et même si la Source, substance de tout et de tous, est par-delà Bien et Mal qui sont des constructions relatives, cela n'implique pas que la Source, ou Dieu, ou la Déesse, soit neutre, indifférente. 
Non, car, même s'ils sont relatifs, Bien et Mal ne sont pas égaux, ils ne relèvent pas des même causes : le Bien est la Source elle-même, la Lumière. Le Mal est son absence, son ombre. 
Ou alors, disons que le Mal est la manifestation déformée du Bien, ou la Lumière incomplète. 
Ou bien, disons que le Bien est toute action ou parole dérivés d'une claire conscience de ne faire qu'un avec la Source, tandis que le Mal est le fruit d'une conscience confuse, qui s'identifie à un fragment du tout. 
De sorte que la Source est le Bien absolu qui transcende le Bien relatif.

En tous les cas, Bien et Mal ne sont pas simplement des inventions de l'individu ou d'un groupe.

samedi 25 avril 2015

D'où vient la dualité ?

Arunâchala, Dieu fait montagne, la conscience se manifeste comme inconscience

Pour le Vedânta, la réalité est une, et la dualité n'est qu'une illusion due à l'ignorance ou aveuglement (avidyâ). 
Mais d'où vient cette ignorance ? A qui appartient-elle ? En général, le partisan du Vedânta répond par une pirouette : Demander d'où vient l'ignorance, c'est cela, l'ignorance !

Pour la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), en revanche, la dualité est la libre manifestation du Soi. Jouer à se manifester à soi comme autre que soi, tel est son désir, sa liberté, son cœur, son âme. 

Là où le Vedânta parle d'être (sat), la Reconnaissance parle d'acte (kartritâ) ou d'acte d'être. 
Pour le Vedânta, la vérité est du côté de l'absolument immuable, du transcendant. 
Pour la Reconnaissance, la vérité est du côté du mouvement, de l'initiative, de l'élan, de la création, de l’illusion, de la magie. 
Vertigineux renversement.

Ce passage d'Utapaldeva le montre bien, qui critique le Vedânta et sa théorie de l'illusion :

"Même si la réalité, la conscience, est une (seulement, comme le prétend le Vedânta), la dualité entre les phénomènes n'est pas possible, car elle reste sans cause (et inexplicable. Pourtant, elle se manifeste bien !). De plus, l'action est impossible pour cette conscience (ainsi conçue par le Vedânta comme une pure unité).
Mais si le Soi, la conscience, manifeste comme séparé (de soi ce qui est Soi), parce qu'il prend conscience de soi en un désir d'agir ainsi fait (qu'il est à la fois unité et dualité, identité et altérité), alors (la dualité) s'explique ! 
Même dans l'acte d'être, ou d'exister, comme dans "il est", ou "il existe", une chose privée de conscience propre est incapable d'agir, car elle est privée de liberté, en ce sens qu'elle n'a pas le désir d'exister.
Dès lors, la vérité ultime de la (dualité), c'est que c'est le sujet conscient lui-même qui fait exister la (dualité), ou (on peut dire que) c'est le sujet conscient lui-même qui existe sous telle ou telle forme, sous la forme de l'Himâlaya par exemple."

Utpaladeva, Autocommentaire au poème pour la Reconnaissance, II, 4, 20

Autrement dit, l'Himâlaya n'est pas une illusion inexplicable, mais Dieu qui se fait montagne, le Soi qui se fait autre, parce que tel est son désir, parce qu'il est libre, parce que c'est cela, être conscient. Le désir est l'essence de la conscience, ce qui la distingue de la matière, des choses privées de conscience propre. 
Si illusion il y a, c'est alors celle qui consiste à oublier que la dualité est une manifestation de l'unité, de la conscience. Donc, le Vedânta est dans l'illusion. Mais cette illusion magique fait partie du jeu de la conscience, qui joue ainsi tous ces personnages, qui assume ces points de vue, jusqu'à se reconnaître elle-même en sa plénitude.

Dieu se manifeste comme montagne. Tel est le cas de la (petite) montagne du Sud de l'Inde, Arunâchala, la montagne rouge, manifestation de Dieu sur terre selon Ramana et d'autres croyants. Ramana a composé en tamoul un hymne à cette montagne de la dualité, libre manifestation de la conscience destinée à rappeler à ses amoureux que toute chose et tout être sont des manifestations de la conscience :

"Je suis je" ?



Dans un billet précédent, je mentionnais l'enseignement si simple et profond de Ramana :

Qui suis-je ? 
- Je suis je !

En sanskrit, Ramana dit : 
ko'ham ? 
- Aham aham !
Et pareil en tamoul : 
Nân yâr ? 
- Nân nân !

Dans la plupart des livres, aham aham est traduit par "je je". Mais c'est une traduction erronée. Aham aham veut dire "je suis je". Comme dans beaucoup de langues, la copule n'est pas exprimée.

Mais que veut dire "je suis je" ?

A ma connaissance, cette expression certes singulière n'a qu'un seul précédent dans toute la littérature sanskrite : dans la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ). Celle-ci décrit l'état de conscience ultime comme un "je suis je". Ce qui signifie simplement que le Soi est conscient du Soi, comme Soi. Non-dualité. 
Et toutes autres expériences - "je suis Untel", "ceci est une voiture", "les chiens ne font pas des chats", etc. - ne sont que des inflexions de cette pleine conscience, de cet acte parfait, de ce plein ressaisissement de soi. Tout est le même, qui joue à être différent. Tout est soi, qui se diverti en se prenant pour un autre.

Tel est le message de Ramana. Et aussi le message de la philosophie de la Reconnaissance, que Ramana connaissait, notamment à travers des œuvres comme Le Secret de la Déesse Tripurâ (Tripurârahasya) ou Les Jubilations de l'esprit (Mânasollâsa, traduction à paraître aux éditions Nataraj), textes de la philosophie de la Reconnaissance telle qu'elle continua de s'élaborer dans le Sud de l'Inde, après être née au Cachemire un peu avant l'An mille. La Reconnaissance est ainsi la philosophie du tantra non-duel et celle de la tradition de Tripurâ, même si ses adeptes aujourd'hui n'ont plus guère d'intérêt pour cette sagesse extraordinaire et lui substituent plutôt (mais sans savoir, car ils s'en fichent) le monisme aride de Shankara. 
Soit dit, au passage, que Ramana connaissait mieux la Reconnaissance que le Vedânta selon Shankara : il ne cite jamais ou presque jamais les œuvres de Shankara, alors qu'il cite le Tripurârahasya et d'autres textes de la Reconnaissance, ainsi que le Yoga selon Vasishta, texte non-tantrique, mais composé lui aussi au Cachemire à la même époque que les premiers textes de la Reconnaissance. Enfin, Ramana fit bâtir un temple autour de la tombe de sa mère et y installa le palais de la Déesse, le mandala de la Reine des univers, le Secret des secrets.


Bref. 
"Je suis je". 
Comme le disent ces beaux versets à la fin de La Grande méditation d'Abhinavagupta :

Dieu donne.
Dieu reçoit.
Dieu est tout ceci,
Dieu est ce monde.
Dieu offre et il est l'offrande.
Car je suis ce Dieu !

Que tout aille bien
pour le monde entier !
Que tous les êtres fassent 
le bien de leurs semblables !
Que les maladies guérissent !
Que tous les êtres
soient partout et toujours heureux !

L’égoïsme, voie vers le Soi ?


L' amour de soi est amour de la Source de tout et de tous. 
L'amour de soi est différent de l'amour-propre, en ce que ce dernier est amour d'une image de soi dans le regard d'autrui. L'amour de soi, en revanche, est directe. Il est amour du Soi. 
Cela étant, même l'amour propre, l'égoïsme et autres narcissismes sont des reflets plus ou moins déformés de l'amour du Soi, amour de Dieu et amour de tout et de tous en Dieu. 
Cet amour est la Déesse. 



Maître !
Tu es le Soi de tous.
Or, tous aiment leur Soi.
L'amour pour toi
est donc naturellement réalisé !
Sachant cela, tous deviennent capables
de vaincre (leur misère).

Utpaladeva, Guirlande des hymnes, I, 7



Krishna, la lumineuse ténèbre :


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