"Si j'ai pu retrouver mon os, c'est bien que j'étais conscient lorsque je l'ai enterré, non ?"
A ma connaissance, il n’y a
pas eu de riposte bouddhiste à la philosophie de la Reconnaissance
(pratyabhijñā). Toutefois, certains bouddhistes mādhyamikas, en critiquant la
thèse yogācāra d’une conscience de soi, formulent des arguments qu’il est
intéressant d’adresser – anachroniquement s’entend -, à la Reconnaissance.
L’un de ces arguments est
celui formulé par Śāntideva dans son Introduction
à l’éthique des êtres-en-éveil. En substance, il concerne la mémoire. Selon
la plupart des philosophes, le phénomène de la mémoire prouve qu’il y a une
certaine permanence, un Soi (thèse des brahmanistes), du moins une continuité
entre les cognitions (thèse des yogācārins). En effet, si je me souviens avoir
mangé un croissant ce matin, n’est-ce pas parce que j’ai perçu directement ce
croissant ? Autrement dit, la mémoire ne semble-telle pas établir qu’un
seul et même sujet été présent lors de l’expérience passée et lors du souvenir
présent ?
Śāntideva répond par l’exemple
d’un ours hibernant mordu par un rat. Au printemps, en voyant la blessure, il
se dit qu’il a été mordu. Mais ceci n’implique pas qu’il ait été conscient au
moment de la morsure. Il ne l’a pas perçue, sentie, expérimentée. Son « souvenir »
ne ressuscite pas une expérience passée, il construit simplement une
représentation qui ressemble à un
souvenir sur la base d’une inférence. « Il n’y a pas de ce genre de
blessure sans une morsure de rat, de même qu’il n’y a pas de fumée sans feu »,
se dit l’ours. Et si l’on se demande comment l’ours a pu établir une telle
relation, on peut répondre (même si Śāntideva ne le fait pas) que l’ours l’a
vue sur un autre ours endormi, mordu par un rat.
Or, l’on peut appliquer cette
même explication de la mémoire à la thèse d’une conscience toujours présente
jusque dans le sommeil profond : si, au réveil, on se dit « je
dormais, je n’étais conscient de rien », cela n’établit pas que nous
étions conscient de ce rien, mais
bien plutôt que nous avons inféré, sur la base du spectacle répété d’autres
personnes endormies, que nous étions endormis et conscients de rien. Donc cet
argument du sommeil profond, classique dans le Vedānta, ne serait pas valable.
Que faut-il en penser ?
Est-il possible d’expliquer la mémoire sans supposer une conscience continue
qui soit la même dans l’expérience passée et le souvenir présent ? Peut-on
réduire le souvenir à une simple inférence ?
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