dimanche 31 août 2014

Faut-il des intermédiaires ?

Il y a deux sortes de doctrines spirituelles : 
1 - Celles qui mettent l'absolu d'un côté, le reste de l'autre.
2 - Celles qui posent l'absolu et deux sortes de mondes : l'un pur, manifestation adéquate de l'absolu. L'autre impur.

On retrouve cette distinction dans toutes les grandes aires cultures, les trois principales étant la Chine, l'Inde et la Grèce.
Ainsi en Inde, parmi les non-dualismes on observe ces deux approches. 

D'un côté, pour le Vedânta de Shankara, il y a l'absolu, et il y a l'illusion. Toute expérience est rejetée du côté de l'illusion, même les expériences qui transcendent la matière. Il en va de même dans des doctrines dualistes comme le Sâmkhya : face à la pure conscience, tout est jeté dans la même catégorie, celle de la matière privée de conscience. Que cette matière soit grossière ou subtile importe peu au yeux du partisan du Sâmkhya. C'est une logique du "tout ou rien". De même enfin, dans le bouddhisme ancien, le Nirvâna est opposé à toutes les autres formes d'expérience ou de monde, rejetés d'un bloc dans le cycle douloureux des renaissances. En effet même si tel paradis est supérieur en "confort" à notre monde matériel, il est tout entier dans le cycle des renaissances et donc imbibé de mal-être. De même enfin, dans maintes doctrines protestantes ou même certains non-dualismes contemporains, tout intermédiaire entre l'absolu et la matière est rejeté. Dès lors que toute expérience est fausse, toute la valeur spirituelle est investie dans la compréhension.

D'un autre côté, pour le tantra en général, y-compris le tantra non-duel, il convient d'admettre qu'entre l'absolu et le monde de la forme matérielle, il existe un monde de formes immatérielles, un monde de formes pures. C'est le "monde imaginal" d'Henry Corbin, le monde des visions pures du bouddhisme du Grand Véhicule et le monde de la Grande Magie (mahâmâyâ) de la religion de Shiva. Ce monde - ou ce nuancier infini de mondes - est le lieu de toutes les communications, des illuminations, des révélations. De plus, cette approche permet de parler d'une expérience de l'absolu, ou d'un monde de l'absolu, d'un lieu ou le Sans-formes se fait forme sans trahir son essence. Un monde ou l'existence est parfaitement conforme à l'essence, une expérience ou toute apparence est vraie. Il y a donc deux mondes dans ce genre de doctrine : un monde faux, manifestation de l'absolu déformée par l'ignorance ; et un monde vrai, manifestation conforme de l'absolu, manifestation donc selon la connaissance. 


Corbin a pu, à juste titre, qualifier la première approche de dualiste, car elle sépare absolument forme et sans-forme, abstrait et concret. Nous aurions alors le choix entre des expériences plus ou moins heureuses mais toujours illusoires ; et un absolu abstrait, sans expérience ni contenu, sans formes ni couleurs. Il est vrai que ce choix est au fondement de l'enseignement non-dualiste du Vedânta de Shankara. Ce dernier oppose sans cesse l'expérience - la magie (mâyâ) - à la compréhension de l'absolu qui est l'absolu (brahman) et qui est la seule et véritable libération. 
Corbin croyait que cette vision était la seule prévalente en Inde. Selon sa géographie symbolique, il pensait que l'Occident correspondait à la matière, l'Orient (l'Inde) à l'absolu sans formes et la Perse au monde intermédiaire des formes pures immatérielles. C'est sans doute qu'il ignorait le tantra, incarné dans les religions de Shiva, de Vishnu, du Bouddha et du Jîna, religions et philosophies qui constituent à elles seules la quasi totalité des pensées de l'Inde. Or dans ces pensées il y a bel et bien des "mondes purs". Et même, me semble t-il, ces pensées vont plus loin que le platonisme (source principale des théosophies d'Occident et du Moyen-Orient), car elles admettent que tous les mondes de forme pure ne sont pas libres. Il y a ainsi des paradis, des mondes qui expriment des actes et des intentions bonnes, et qui pourtant ne permettent pas de transcender l'ignorance et n'empêchent pas de rechuter, tôt ou tard, dans les mondes de la matière. 

Quoi qu'il en soit, il existe une troisième approche, celle du tantra non-duel, qui réconcilie non seulement la matière et l'esprit, mais encore qui réconcilier compréhension et expérience. Quel est son avantage par rapport aux approches dualistes, du type que l'on rencontre dans les religions ésotériques de Shiva et dans les platonismes ? C'est que, dans ces dernières approches, l'absolu est conçu comme absolument transcendant, même s'il est notre centre. Comme si nous ne pouvions jamais coïncider pleinement avec notre Soi, avec ce centre. Corbin voit dans cet échec une richesse inépuisable et une valorisation de l'individu. C'est intéressant. L'individu ne se perdrait pas dans un absolu sans formes, mais son individualité serait conservée sous une forme purifiée, adéquate, quoique capable d'un progrès potentiellement infini. Or le tantra non-duel reprend cette thèse à son compte. 
Mais il y a cette différence : dans le tantra non-duel, l'absolu est toujours aussi immédiatement accessible. Il est plus proche et évident que tout - que toute forme, fut-elle pure ou impure, ou que toute abstraction. Car l'absolu n'est rien d'autre que la conscience. Inconnaissable objectivement, elle est pourtant toujours déjà présente à titre de condition de possibilité de l'expérience ou de la compréhension. 
Dans le tantra non-duel, l'absolu est donc à la fois immédiat, et médiatisé par une infinité de formes plus ou moins adéquates. D'où la valeur, par exemple, de l'art.
Corbin se méfiait de l'immédiat, d'où son rejet de la non-dualité. Il est vrai qu'un certain non-dualisme rejette les formes et donc l'individualité au nom d'un absolu abstrait.
Mais le tantra non-duel est justement au fait de ce défaut. Il adresse précisément ce reproche au Vedânta non-dualiste, aux partisans d'un "absolu inerte" (shânta-brahman). L'absolu s'incarne, car il n'est pas stérile, mais bien puissant et fécond. D'où une progression infinie, tant il est vraie qu'il faut une infinité d'intermédiaires entre le fini et l'infini. C'est le monde imaginal, le monde des réalités pures et de la "pure science" (shuddha-vidyâ) des religions de Shiva. Mais l'absolu est aussi immédiat, comme conscience en arrière-plan de toutes ces formes, concrètes ou abstraites, pures ou impures, libres ou aliénées.
Le tantra non-duel réconcilie donc l'expérience et la compréhension, la forme et le sans-forme, l'intellect et l'imagination, le corps et l'esprit, la science et l'art, mais aussi le médiat et l'immédiat, c'est-à-dire voie directe et voie graduelle. 

Le Cachemire - terre natale du tantra non-duel - est donc le véritable centre, le nexus, la clairière, le carrefour entre les mondes, situé justement au cœur de l'ancienne route de la soie. 
Au reste, son martyr actuel n'incarne t-il pas la séparation entre l'Orient et l'Occident, séparation causée par une religion de l'unité mal comprise, un culte de l'unité par exclusion du multiple, je veux dire par l'islam ? 

En effet, l'islam ne "typifie" t-il pas tragiquement cette compréhension partielle et partiale de l'unité dont parle Corbin lui-même, en l'opposant à la dualité, redoublant ainsi la dualité d'une dualité seconde encore plus terrible ? L'iconoclasme, qui est littéralement l'acte fondateur de la "soumission" islamique n'est-il pas le symptôme achevé de la fascination pour un absolu sans forme, pour un absolu délimité et défini par un rejet de toute forme ? Quoi de plus violent et contraire à la non-dualité que ce Mahomet qui entre dans la Ka'aba pour y détruire les trois cent soixante cinq dieux et déesses qui symbolisaient justement la richesse de l'absolu ? Comment, dès lors, s'étonner de la violence islamique ? Et que l'on ne vienne pas m'opposer le cas d'Ibn Arabi et consort, car tous ceux qui sont honnêtes et informés admettront que tout ce qui est bon en lui et ses semblables vient du platonisme, et tout ce qui est mauvais dans leurs écrits vient de l'islam. Les Musulmans orthodoxes ont raison : le soufisme est un rejeton du platonisme, du christianisme, du bouddhisme et de l'hindouisme. Il n'est pas un fruit de l'islam, mais une manière pour l'ancienne sagesse de survivre au milieu de cette folie furieuse. Le soufisme n'est pas né grâce à l’islam, mais bien malgré l'islam.

Cette question du rapport entre l'un et le multiple, entre unité et dualité, entre absolu et individu, est donc cruciale. vitale même. En elle se joue l'avenir de l'humanité.

Voici, en un second tableau, la vision de l'approche trinitaire ou dialectique du réel, par opposition ou complémentarité à l'approche binaire :





Dernière question sur ce débat si important et nécessaire :
Que devons-nous gardez aujourd'hui de ce "monde imaginal" ? 
Car les objections ne manquent pas pour s'en débarrasser. 
Pour commencer, s'il a une réalité indépendante de la matière, du cerveau et des contingences historiques et même culturelles, comment expliquer que les bouddhistes ne voient jamais Jésus ? Le bouddhisme tantrique contient moultes descriptions du monde imaginal (sambhoga-kâya, shuddha-buddha-kshetra, mandala, etc.). Aucune ne parle de Jésus, pour ne mentionner que cet exemple. Il me semble que l'Inde, ici encore, est mieux armée pour faire face à ces objections. Ce n'est pas un hasard, je crois, si l'hindouisme est plus vivant que jamais, tandis que le platonisme survit dans l'ésotérisme.
De plus, ce monde imaginal ouvre la porte à maints abus, dérives et manipulations, comme on dit. Presque tous les gourous qui ont mis l'accent sur le monde imaginal on été emporté par la folie des grandeurs ou l'une de ses variantes.
Mais je ne veux pas répondre maintenant. je souhaitais juste soulever ce problème.

1 commentaire:

  1. Il me semble qu’il en va un peu de la non-dualité comme de l’a-théisme. Ils se définissent respectivement par rapport à une dualité et un Dieu/théisme, et la dualité et Dieu resteront alors toujours présents en arrière-fond nostalgique, voire même comme leur fondation.

    On dit quelquefois que toute religion est passée par une sorte d’évolution de type polythéiste-monothéiste/moniste, où la place centrale est occupée par un Dieu unique et où les anciens dieux multiples deviennent ses agents, ses intermédiaires. Sous une forme ou une autre. Dans sa forme ésotérique, ce Dieu/absolu sera immanent. Tel à l’extérieur, tel à l’intérieur et vice versa. Non-dualité, mais toujours présence des deux piliers de la dualité. La tension entre absolu et non-absolu nourrit l’imaginaire et crée un monde imaginal, où les deux convergent, comme si on louchait.

    A mon avis, il est impossible de ne pas avoir de « monde imaginal », de symboles. C’est notre imagination, notre puissance créatrice, notre chant naturel, une beauté gratuite, sans aucune utilité, pur plaisir. On est heureux pour ces autres chanteurs. Mais de là s’emparer de leurs chants, les re-chanter comme si on réchauffait des plats dans un micro-ondes, les mettre en scène, faire des maquettes de « mondes imaginaux », calquer des hiérarchies (intermédiaires) terrestres sur des hiérarchies célestes, avec des idées derrière la tête, c’est faire fausse route. Que résonnent nos propre chants. Alors, absolu, non-absolu, non-dualité, qu’importe ? On n’est pas obligé de passer par là.

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