Je suis tombé sur un passage étonnant dans un texte d'un maître dzogchen tibétain, maître qui inspire beaucoup le Dalaï Lama.
Dans ce passage, ce maître répond à une question d'un disciple : les visions lumineuses qui surgissent dans la pratique du yoga de l'espace, sont-elles les mêmes dans le dzogchen et dans les autres traditions ? Car apparemment, elles le sont.
Notre maître dzogchen répond qu'il y a dans toutes ces visions quelque chose de semblable, à savoir, le fait que ce sont des visions qui se développent, comme ce que nous voyons quand nous fermons les yeux en appuyant légèrement dessus.
Mais il ajoute aussitôt que les visions propres à la pratique du dzogchen, qui sont issues d'un yoga de l'espace très dépouillé, sont différentes. Comment ? Il ne peut le dire. Il cite alors un verset d'un poète indien de langue sanskrite, très célèbre. Il le cite en tibétain, mais le voici en sanskrit :
ikṣu-kṣīra-guḍa-ādīṇāṃ mādhuryasya antaraṃ mahat /
tathā api, na tad ākhyātuṃ sarasvatyā api śakyate //
"Grande est la distance entre la douceur du sucre de canne,
celle du lait et celle du miel !
Et pourtant, même la déesse de la sagesse et de l'éloquence
ne pourrait décrire cette [différence]."
(Le Miroir de la poésie, Dandin, I, 102, cité par Jigmé Tenpai Nyima dans Questions et réponses sur le dzogchen, 20, dans A Greater Perfection : Scholasticism, Comparativism and Issues of Sectarian Indentity in Early 20th Century Writings on rDzogchen, par Adam S. Pearcey, SOAS 2018, p. 249)
Ainsi, il y a dans l'expérience intérieure une unité ; mais il y a aussi des nuances. Or, ces nuances échappent autant au langage que l'unité.
Notez aussi que l'adjectif antara, que je traduis ici par "distance", peut signifier "distant" ou... "proche". Ainsi, le poète Dandin semble suggérer que ce que les choses ont de semblable (leur "unité") échappe aussi bien au langage que ce qu'elles ont de différent. C'est ainsi le langage descriptif tout entier qui est, peut-être, impuissant. D'où la poésie.
Enfin, la déesse de la sagesse et de l'éloquence est Sarasvatî, forme de la déesse Parâ, forme de la conscience plénière, personnification de la conscience de l'unité ou de l'identité. Ce qui semble encore suggérer que la conscience des différences (la "dualité") échappe à la conscience de l'identité. Cette idée qu'en un sens la dualité est plus profonde que l'unité est, à son tour, profondément tantrique.
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