Le Dzogchen est aujourd'hui l'un des systèmes de méditation les plus pratiqué du bouddhisme tibétain. Son nom même désigne le fait que tout est déjà parfait.
Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut rappeler qu'à l'époque de son émergence, vers le VIIIè siècle, le bouddhisme avait évolué en intégrant de nouvelles théories sur ce que signifie "atteindre le parfait éveil d'un Boudha". Avec le "Grand véhicule" (mahâyâna), en effet, il ne s'agit plus simplement de se libérer soi-même, mais surtout de libérer les autres. Pour ce faire, il faut rester dans le samsâra, grâce au "plein et parfait éveil" (samyaksambodhi).
Ce parfait éveil consiste à acquérir les trois corps d'un Bouddha : le Corps absolu (dharmakâya), le Corps de parfaite mâturité (sambhogakâya) et le Corps d'émanation (nirmânakâya). Au début (c'est-à-dire à l'époque de Nâgârjuna, vers le IIè siècle), ces trois Corps sont simplement trois aspects de la compréhension de la réalité, au delà de tout concept : le Corps absolu est cette compréhension même; le Corps de jouissance parfaite est le partage de cette compréhension avec autrui; le Corps d'émanation, enfin, sont les actions vertueuses que l'on accomplit spontanément sur la base de cette compréhension.
Mais, peu à peu, apparaît une nouvelle conception de ces trois Corps, surtout des deux derniers, que l'on appelle aussi "les Corps formels". Le Corps de jouissance parfaite est alors compris comme un corps de lumière, en multicolore, transformable à volonté, indestructible et immortel. Selon cette nouvelle tendance, les Corps d'émanation seraient des sortes de corps magiques, manifestés dans notre monde ordinaire pour guider les êtres ordinaires vers le plein Eveil. Il y a dès lors deux sortes d'apparences : 1) les notres, celles du samsâra impur ; 2) et les apparences pures, transparentes et immatérielles qui forment les mondes des êtres spirituellement avancés et des Bouddhas. Il y a donc une vraie dualité entre notre monde matériel et le monde de lumière des Bouddhas. Certains textes affirment même que nous avons tous en nous ce Corps de lumière, mais qu'il est caché par notre chaire, comme une lampe enfermée dans un vase.
Les tantras bouddhistes proposent justement des méthodes pour transformer le corps matériel en corps de lumière immatérielle et incorruptible, ou bien pour qu'il soit libéré au moment de la mort, permettant ainsi à son propritétaire de rejoindre les mondes de lumière.
Deux conceptions de l'Eveil coexistent donc dans le Grand Véhicule du bouddhisme :
1) La conception selon laquelle les Corps formels, les pouvoirs lumineux, l'ubiquité, l'immortalité, les terres de lumières, etc., décrits dans les textes sont des symboles qui s'efforcent d'exprimer ce que l'on voit lorsque l'on voit les choses telles qu'elles sont, sans passer par la pensée.
2) La conception selon laquelle les Corps formels sont à prendre au pied de la lettre. Ce ne sont pas juste des symboles ou des métaphores. Il existe vraiment des mondes de lumières parallèles au notre, et nous avons tous un corps de lumière caché en nous, une sorte d'embryon de Bouddha. Ces idées ressemblent en grande partie aux croyances des gnostiques.
Au VIII au Tibet, le tantrisme et les yogas visant à révéler ce Corps de lumière sont très en vogue.
Mais un autre mouvement s'esquisse parallèlement, une tendance au retour vers l'idée que les miracles décrits dans les sûtras et les tantras sont des symboles. Surtout, des adeptes affirment que TOUT est parfait : les apparences pures comme les apparences impures. C'est la Grande Perfection (dzogchen).
A partir du IXè siècle, certains maîtres du Dzogchen tentent de réintroduire l'idée que les visions lumineuses, les terres de lumières et les corps de lumière sont fondamentaux pour savoir si, oui ou non, on a atteint l'Eveil parfait.
Le Dzogchen se divise alors en deux camps : d'un côté, les conservateurs, défenseurs du dzogchen primitif "sans formes", sans visions ni corps de lumière; de l'autre, les adeptes du Dzogchen "nouveau", présenté dans les "quintessences" (nyingthig). Ce sont ces derniers qui vont rapidement l'emporter. Aujourd'hui, tous les maîtres du Dzogchen, ou presque, sont des adeptes des pratiques visant à transformer le corps matériel en corps de lumière. A leur yeux, la pratique du Dzogchen ancien, qui consiste à cultiver l'intuition que tout est parfait au-delà de tout "pourquoi ? " et de tout "comment ?", n'est qu'un exercice préliminaire appelé trekcheu ("larguer les amarres"); la pratique principale, visant à transformer le corps en lumière est appelée theuguel ("aller encore plus haut").
Mais a t-on des traces, des témoignages du passage du Dzogchen ancien au Dzogchen nouveau ? Il semblerait que oui. Considérez par exemple, ce passage d'une oeuvre du célèbre Nubchen, défenseur du Dzogchen primitif. Il expose sa conception du Dzogchen contre des adversaires qui ne sont pas nommés, mais qui sont assurément partisans de la sorte de Dzogchen qui va s'imposer par la suite (Mun pa'i go cha, 50, 511.4-513) :
"En ce qui concerne le système du yoga ultime [i.e. le Dzogchen,] selon lequel tout est parfait en tant que Grand Soi : les façons de voir dualistes du genre ''visions pures VS visions impures'' sont naturellement pures et parfaites".
"Pures et parfaites" désigne le terme tibétain pour Bouddha. Tout est donc l'état de Bouddha. Ce qui revient à dire que l'Eveil, ce n'est pas remplacer les "visions impures" par des "visions pures", mais plutôt voir, au-delà de toute raison, que pur et impur sont des mirages, aussi inexistants que des arcs-en-ciel."Bouddha" n'est qu'un nom appliqué par convention à cette vision simple et indicible :
"Il suffit de ne penser à rien, de ne s'accrocher à rien, de ne rien analyser. Dans le tantra du Grand Espace de Vajrasattva, il est dit :
Libéré par la liberté du non-agir,
La Connaissance absolue surgit d'elle-même, sans effort;
Elle indique la voie de la liberté sans libération."
Le Grand Espace de Vajrasattva est l'un des textes les plus prestigieux du Dzogchen ancien. La "connaissance absolue" (jnâna) est la connaissance parfaite propre à un Bouddha. Nubchen poursuit :
"Ainsi, il suffit de ne pratiquer aucune évaluation, de ne pas chercher la réussite (don, skt. artha), pour être dit ''libéré''. C'est seulement une façon de parler, car les phénomènes qui nous ''entravent'' n'ont jamais existé".
Autrement dit, ''le corps matériel impur'' n'est qu'un mot sans contrepartie réelle. Pourquoi alors entreprendre de s'en débarrasser ?
"Donc", pourquit-il, "les seuls liens sont des liens mentaux".
Une objection vient à l'esprit :
"Oui certes, mais enfin, comment fait-on ?"
Nubchen formule cette objection, et y répond ainsi :
"Quand on sait qu'il n'y a rien à savoir, alors on utilise des expressions du genre ''réaliser qu'il n'y a rien à réaliser", "voir qu'il n'y a rien à voir". Conventionnellement, on appelle ça "voir" et "réaliser". C'est un "entraînement" sans entraînement !"
Nubchen ajoute que l'Eveil n'est ainsi qu'une conviction inébranlable qu'il n'y a rien à faire, à changer. C'est cela "la Connaissance absolue" (yéshé, skt. jnâna) qui fait d'un être ordinaire un Bouddha. Nubchen précise en quoi cette Connaissance est pure et parfaite : en bref, c'est parce qu'elle ne se focalise sur rien. Ce regard panoramique, ouvert comme le ciel : voilà l'état de Bouddha.
Puis il fait la remarque suivante, qui semble s'adresser aux partisans du Dzogchen nouveau :
"Un certain ''Grand Etre'', de nos jours, est réputé être le ''pilier du Dharma'' [i.e. du bouddhisme]. Mais il pense que dans le Dzogchen il y a quelque chose à percevoir. Dans ses instructions secrètes sur la ''méthode pour percevoir'', il appelle ça la "libération". Mais manifestement, il n'a pas acquis la conviction concernant la réalité [pure et parfaite]. "
Dans ce passage, le terme "percevoir" (skt. pratyaksa) est justement celui qui est utilisé dans les textes du Dzogchen "nouveau" pour décrire le mode de perception des visions pures et lumineuses. Cela ne laisse guère de doute possible : Nubchen défend sa conception du Dzogchen contre des innovations qu'il juge stupides.
Qu'en est-il aujourd'hui ?