Dans la plupart des traditions de l’Inde, l’ignorance est désignée comme la source de toutes les souffrances. Mais qui est ignorant ? Et que ignore-t-il ? Est-ce un simple manque de savoir ? Une illusion psychologique ? Une forme de péché originel ? Une erreur de perception ?
Le mot sanskrit avidyā, que l’on traduit le plus souvent par « ignorance », peut aussi être compris comme « inconnaissance » ou « non-savoir », c’est-à-dire absence de connaissance. C’est un mot féminin formé du préfixe privatif a- et de vidyā, qui signifie connaissance, science, issue de la racine vid, connaître, comprendre, apprendre. Ce préfixe privatif a- joue un rôle essentiel : il marque souvent la négation, mais pas nécessairement de manière péjorative. On le retrouve par exemple dans advaita, la non-dualité, qui ne signifie pas une absence ou un manque, mais un dépassement de la dualité.
Ainsi, avidyā désigne une ignorance profonde. Ce n’est pas simplement le fait de ne pas savoir quelque chose : c’est beaucoup plus radical. Il s’agit d’une méconnaissance essentielle, d’une illusion fondamentale sur la nature de la réalité. C’est une pseudo-connaissance fondée sur cette méconnaissance — c’est-à-dire tout ce que nous croyons savoir, y compris ce que nous savons de manière apparemment juste, car ce savoir est fondé sur une base erronée, partielle, mal orientée.
L’ignorance est parfois assimilée à ajñāna, la « non-science » ou encore à akṣati, la non-perception. Chaque école de pensée indienne, chaque tradition, a développé sa propre interprétation de cette ignorance fondamentale. Voici les principales théories :
Anyathâkhyâti : la perception autrement que ce qui est. L’ignorance consiste ici à percevoir autre chose que ce qui est réellement là. Par exemple, croire voir de l’argent alors qu’il n’y a que de la nacre. C’est la position des Mīmāṃsaka, tenants du ritualisme védique.
Ātmākhyâti : projection du soi. L’ignorance consiste ici à prendre une projection mentale pour une réalité indépendante, comme dans un rêve où l’on prend ses propres fabrications pour des faits objectifs. C’est la position de l’idéalisme bouddhiste : tout est comme un rêve, une projection que nous prenons pour une réalité.
Satkhyâti : perception du réel, mais de façon déformée ou incomplète. Selon cette théorie réaliste, même une erreur de perception repose sur quelque chose de réel. Si l’on voit une conque blanche comme jaune, c’est à cause d’un trouble visuel : la teinte jaune est projetée, mais la base réelle (la conque) reste présente.
Asatkhyâti : perception de l’irréel. Ici, l’ignorance consiste à prendre pour réel ce qui ne l’est pas du tout, comme l’eau d’un mirage. Il n’y a aucun substrat : tout est illusion, flottant dans le vide. C’est la position de la théorie bouddhique de la vacuité.
Akhyāti : ignorance comme non-distinction. Elle est l’incapacité à distinguer deux choses différentes. Par confusion, on prend la nacre pour de l’argent parce que les deux se ressemblent. C’est la théorie ancienne du Vedānta, notamment défendue par Śaṅkara.
Anirvacanīya-khyâti : perception indécidable. Selon cette approche subtile du Vedānta tardif, l’illusion ne peut être dite ni existante ni inexistante. Elle apparaît, mais lorsqu’on l’examine, elle disparaît. Comme le mirage qui, lorsqu’on s’en approche, révèle son inexistence. L’ignorance est alors une apparence sans réalité.
Apūrṇa-khyâti : ignorance comme perception incomplète. Elle consiste à percevoir des fragments de la réalité et à les prendre pour la totalité. C’est la fable des aveugles et de l’éléphant : chacun touche une partie de l’éléphant et croit qu’il s’agit du tout. C’est la théorie de la reconnaissance (pratyabhijñā) dans le śivaïsme du Cachemire, c’est-à-dire dans le Tantra.
Revenons maintenant à l’analyse de Śaṅkara à propos de l’ignorance. Pour Śaṅkara, le philosophe majeur du Vedānta advaita, avidyā est fondamentalement une confusion, une superposition (adhyāsa) : l’attribution des qualités de l’un à l’autre, du Soi (ātman) au non-Soi, et inversement.
Par exemple, lorsqu’une boule de verre est posée sur un tissu rouge, on croit que la boule est rouge. On confond les attributs du support avec ceux de l’objet posé dessus. De même, nous projetons les qualités du Soi — conscience, permanence, immédiateté — sur les pensées, les sensations. D’où l’illusion de l’ego : « je suis ceci », « je ressens cela », « je pense que… ». En réalité, selon le Vedānta, le corps, les pensées, les sensations ne sont que des objets. Mais nous confondons la conscience avec ces objets.
Et inversement, nous projetons les qualités du corps et du mental sur le Soi. Nous croyons que la conscience de la douleur est une conscience douloureuse, que je souffre. Mais pour le Vedānta, il y a simplement conscience d’un objet.
Le problème est que cette confusion suppose une ressemblance. Or, quoi de plus dissemblable que la conscience et le corps ? La conscience est transparente, immédiate, sans forme, alors que le corps est limité, opaque. Comment cette confusion est-elle possible ? Śaṅkara, suivant l’interprétation de son disciple Padmapāda, répond :
Cette confusion existe effectivement — il faut donc commencer par reconnaître son existence.
Elle peut concerner un objet et un non-objet, comme lorsqu’on confond le ciel bleu avec l’espace incolore. L’espace est la métaphore privilégiée de la conscience dans le Vedānta.
Cette confusion prend racine dans l’ego (ahaṅkāra), qui est un mélange, une hybridation de la conscience et des objets perçus (pensées, corps, monde extérieur). La pensée, en tant que forme mentalement éclairée par la conscience, rend possible la superposition entre le Soi et les pensées.
Ainsi, l’ignorance réside principalement dans le mental (manas), et plus précisément dans l’intellect (buddhi). Elle est intellectuelle, et seule une connaissance claire, rigoureuse, réfléchie, peut la dissiper.
L’ignorance est une erreur double : prendre le Soi pour le mental, et le mental pour le Soi. Cette confusion peut être corrigée par l’écoute (śravaṇa), la réflexion (manana) et la contemplation (nididhyāsana). L’écoute signifie l’étude, la lecture des enseignements du Vedānta ; la réflexion est la cogitation rationnelle ; et la contemplation est le prolongement de cette réflexion jusqu’à une vision directe et sans doute.
Le Vedānta, selon Śaṅkara, est donc une voie de guérison non pas ascétique, mais philosophique. C’est une thérapie du regard sur soi.
Cependant, la tradition du Vedānta a évolué. Padmapāda, disciple de Śaṅkara, propose une vision différente : l’ignorance devient une puissance cosmique appelée māyā, quasi-substantielle, dotée d’une forme d’existence. Dès lors, la simple réflexion ne suffit plus : il faut une réalisation, une pratique. Mandana Miśra introduit alors l’idée que le Vedānta ne mène qu’à une connaissance indirecte. Pour l’expérience directe du Soi, il faut une autre voie : le yoga, la méditation.
Vācaspatimiśra poursuit cette tendance en intégrant le yoga de Patañjali comme complément nécessaire au Vedānta. Celui-ci devient alors un simple préambule, une carte, et non le territoire lui-même.
Mais Śaṅkara avait expressément réfuté cette idée. Pour lui, le Vedānta suffit à réaliser la vérité ultime : la non-dualité du Soi et de l’Absolu. Rien d’autre n’est requis.
Enfin, le śivaïsme du Cachemire, courant tantrique non-dualiste, adopte une autre posture. Pour lui, l’ignorance n’est ni une erreur à corriger, ni une force cosmique. Elle est un jeu libre de la conscience avec elle-même. Car il n’y a rien d’autre que la conscience, qui est absolument libre. Elle est tellement libre qu’elle peut jouer à ne pas savoir. C’est ce que nous faisons à chaque instant.
L’Absolu, la conscience, joue à se prendre pour le corps, qu’elle projette en elle-même. Elle joue à s’identifier à ce corps, à ce monde, comme si elle ignorait qu’elle projette tout cela. Ce n’est pas une chute, mais un jeu, un līlā sacré. Certes, il y a chute en apparence, mais elle est librement voulue, comme lorsqu’on joue à se perdre pour mieux se retrouver. Le Soi rêve, se projette, pour ensuite se reconnaître. Il s’enveloppe dans les voiles du monde, pour savourer le geste de se réveiller et de se reconnaître comme source et âme de tout cela.
Dans cette perspective, l’ignorance n’est pas une faute, mais un jeu à reconnaître, auquel nous sommes appelés à participer. Et donc, pour le Tantra, au-delà de la connaissance (jñāna), il y a la bhakti, la dévotion. L’ignorance existe, mais elle s’enracine dans la liberté essentielle de la conscience. La conscience n’est pas un témoin passif : elle est liberté créatrice, śakti, qui joue à ne pas savoir ce qu’elle est vraiment.