Le système contemplatif de la Quintessence de la Grande Complétude (dzogchen nyingthig) est unique dans le bouddhisme tantrique, au motif qu'il s'appuie sur une physiologie subtile différente des autres systèmes tantriques. En particulier, il professe qu'il existe, à l'intérieur du canal (nâdî) central un autre canal, plus subtil encore, le "canal gati doré", ou "canal de cristal". Les spécialistes de ce sujet (Cf. par exemple, D. Germano, Poetic Thought..., p. 727) affirment que le terme gati, qui n'est pas tibétain, n'a aucun sens en sanskrit, et que donc il proviendrait plutôt d'une hypothétique langue d'Oddyâna (dont la capitale est Mingora, martyrisée en ce moment même par les Talibans) ou du royaume de Shang Shoung (autour du Kailash).
Cependant, outre que l'existence même de ces langues n'est pas établie avec certitude, il est un fait admis par tous : le dzogchen a conservé, dans sa terminologie décrivant le corps subtil, des mots sanskrits (citta pour le "coeur", cakshu pour les yeux). L'hypothèse selon laquelle le mot gati serait lui aussi sanskrit me paraît donc plus plausible.
Mais que signifie gati en sanskrit ? Le dictionnaire Monier Williams nous propose "voie", "chemin", "destinée", "cheminnement", "mouvement", voire "transmigration" d'une existence vers une autre. Remarquons, pour commencer, que ces acceptions sont compatibles avec l'idée que ce canal gati est une voie partant du "coeur" vers les yeux. C'est ce chemin qu'empruntent les "corps" (kâya) et les sagesses (jnâna) de notre Nature de Bouddha pour "sortir" par nos yeux et ainsi devenir visibles face à nous, lors de l'expérience post-mortem du bardo ainsi que lors des pratiques yogiques qui sont censées la préparer.
Et ce n'est pas tout. En effet, l'un des plus anciens textes en sanskrit, la Brihad Âranyaka Upanishad, parle à plusieurs reprises du "coeur" en lequel reposent cinq essences (rasa) colorées et dont partent d'innombrables canaux. Tous mènent à des expériences samsâriques. Mais il y a un canal "infime", "subtil" (anu) qui monte vers le haut et qui mène au brahman, c'est-à-dire à la délivrance, décrite comme découverte du Soi et du paradis (svarga) : "Un chemin (panthâ) subtil est tracé depuis toujours. Je l'ai découvert [...]. Par ce chemin les sages qui connaissent le brahman montent d'ici-bas, affranchis, au monde du svarga. On y voit, dit-on, du blanc, du bleu, du jaune, du vert et du rouge. Ce chemin a été trouvé par brahman; par là passe celui qui connaît le brahman, l'homme vertueux et énergique" (BÂ, IV, 4, 8-9, trad. Emile Senart). D'autres passages du même texte (BÂ II, 1, 19; IV, 2, 2; IV, 3, 20) précisent que le lieu d'origine de ce canal est le coeur. Mais une autre Upanishad védique (Chândogya, VIII, 6, 1 et suivants) le dit aussi clairement : "Les canaux subtils (animnah) du coeur sont plein de marron, de blanc, de bleu, de jaune et de rouge", comparables aux rayons du soleil. L'âme traverse les états de veille, de rêve et de sommeil profond selon qu'elle se déplace dans l'un ou l'autre de ces canaux. De même, sa destinée future dépend du canal emprunté au moment de la mort. Le canal qui monte vers le haut est celui du brahman, sorte de guide et de précurseur du chemin de la délivrance, à l'instar du "Bouddha primordial" du dzogchen.
Certes, le mot gati n'apparaît pas dans ces extraits. Mais on y trouve le terme "canal" (nâdî) avec le sens de "chemin" (panthâ). Chandogyâ VIII, 6, 5 emploie gacchati -"il va" - pour designer le mouvement de l'âme dans les canaux. Or gacchati est apparenté par la racine GAM- à gati, qui en est un nom d'action.
Evidemment, ce ne sont pas là des preuves irréfutables. Mais il me semble que ces indices rendent l'hypothèse de l'origine indienne de ce terme bien plus crédible que les hypothèses proposées actuellement par les tibétologues spécialistes du dzogchen.