mercredi 7 mai 2025

Arbre du désir, arbre de vie



La croix est un symbole universel.

Le grand Raban Maur, en 810, composa une admirable louange de la Croix de Jésus

Elle prend en effet la forme d'un calligramme qui recèle bien des poèmes et des secrets.

Voici une vidéo de qualité sur cette œuvre :


Or, cette croix représente aussi l'arbre, autre symbole. Selon la tradition chrétienne, il existe plusieurs arbres : de la connaissance du Bien et du Mal, dont la consommation mena à la mort ; et de Jésus, dont la consommation mène à la vie éternelle.

En Inde, il existe aussi des arbres, et des calligrammes (citra-kāvya). Un peu comme des "mots fléchés", on peut y déceler plusieurs textes.

A l'intérieur de la belle tradition du Cachemire, un exemple frappant est l'Arbre qui exauce les désirs, Kalpa-vṛkṣa. Cette œuvre, synthèse des traditions non-dualistes de l'Inde (Vedânta et tantra), se présente à la fois comme un manuscrit (disponible sur la bibliothèque Muktabodha) et sous la forme d'un calligramme, dont il existe, semble-t-il, plusieurs versions. Voici une image, tirée de l'édition et étude de ce texte par Jürgen Hanneder : 



Une page (en écorce de bouleau) de la version manuscrite :



Il existe de nombreux exemples en sanskrit :






mardi 6 mai 2025

Tantra, la trame


Quand on « googlise » le mot tantra, on tombe souvent sur des massages exotiques, voire sur des sites d’escorte, une forme de prostitution de luxe. Mais qu’est-ce donc que le tantra ? 

Le tantra vient d’Inde. Le mot, en sanskrit, signifie d’abord « tissu », puis par extension « trame », « canevas », et enfin « texte », voire « traité ». En vérité, on ne parle pas du tantra au singulier, mais des tantras, ces textes multiples et parfois foisonnants.

Alors que les traditions védiques privilégiaient la transmission orale, le tantrisme fait du livre un support spirituel essentiel. Le mot tantra est formé de la racine tan, « tendre, étendre, déployer », et du suffixe tra, qui indique un instrument. Tantra peut donc désigner l’instrument d’un déploiement. Cela peut vouloir dire : ce qui se déploie grâce à un autre (tantra dépendant) ou ce qui se déploie par soi-même (tantra autonome). Autrement dit : tout est dépendant, sauf la conscience, qui seule est libre.

Historiquement, les premiers tantras apparaissent au IVe siècle. Ce sont d’abord des textes de rituels, car le tantrisme est essentiellement une spiritualité incarnée dans des actes. Le vocabulaire en témoigne : vidhi (procédure), kalpa (rituel), krama (ordre), hom (rituel du feu), yajña (sacrifice), pūjā (offrande), etc. Peu à peu, ces rituels se sont intériorisés, donnant naissance au yoga tantrique, ancêtre de bien des yogas modernes.

Des doctrines sont ensuite apparues, mais elles restent secondaires par rapport à la pratique. Le tantrisme, concrètement, c’est une vie faite de gestes rituels, de symboles, de mandalas, de mantras.

Dans le bouddhisme, où il a été intégré comme voie « habile » pour guider les êtres, le mot tantra désigne aussi la conscience fondamentale, permanente et indestructible au fond de chacun.

Les tantras peuvent être très courts ou former d’immenses recueils. Un système tantrique ressemble souvent à un mandala, avec un tantra principal au centre et des tantras secondaires en périphérie, expliquant les pratiques, les buts ou les pouvoirs associés.

Entre le VIIIe et le XIIe siècle, le tantrisme atteint son apogée. On le retrouve dans toutes les grandes religions de l’Inde : shaiva, vaishnava, bouddhiste, shakta, comme les branches d’un même arbre, avec au cœur l’initiation (dīkṣā).


Le tantra, c’est d’abord un langage rituel, une vision du monde où tout – couleurs, parfums, liquides, chants, huiles, danses – peut devenir support d’éveil. Abhinavagupta disait : « Tout ce qui épanouit le cœur est bon pour le chemin. »

Le tantra n’est pas sobre, il est baroque, sensuel, dense, mais aussi parfois ascétique, comme chez les sadhus, ou domestique, pratiqué en famille ou en couple. En lui, le rituel est l’outil principal de transformation, et non le discours ou la méditation seule. Dans certains courants ésotériques, on trouve des pratiques sexuelles, mais jamais de massages. Les symboles sexuels sont fréquents, les pratiques sexuelles rares, réservées et codifiées.

On fait tout avec des mantras, d’où le nom parfois donné au tantra : « la voie des mantras ». Le rituel vise une identification : se reconnaître dans une forme divine pour guérir, séduire, s’enrichir, combattre, ou atteindre la délivrance spirituelle. C’est la transmutation du corps ordinaire en corps divin.

Aujourd’hui, en Asie, tantra rime souvent avec sorcellerie, maraboutisme. En Occident, le néo tantra s’inspire de psychothérapies des années 70 (Reich) et met l’accent sur l’expression des émotions. Certaines idées rejoignent des traditions tantriques authentiques, mais la plupart du temps, il s’agit d’un tantra édulcoré, psychologisé.

Le tantrisme est une voie puissante mais dangereuse, pleine de superstitions et de dérives, mais aussi d’une richesse exceptionnelle. Plus il est puissant, plus il peut être instable. Plus il est apaisé, plus il est parfois jugé fade. Entre ces extrêmes, certaines branches raffinées comme le mahamudrā bouddhiste ou le shivaïsme du Cachemire offrent une synthèse : chaque idée y est une expérience, claire et vivante.

Le tantra, dans son essence, ne cherche pas à changer le monde mais à changer le regard. Rien à atteindre, rien à fuir. Tout est là. C’est l’expérience de la conscience qui se reconnaît elle-même à travers les formes. Chakra, kuṇḍalinī, siddhi, prāṇa... Tout cela n’est pas ailleurs. C’est un retournement, pas une conquête.

www.david-dubois.com

jeudi 1 mai 2025

Une série d'initiations à certaines philosophies de l'Inde

 Une excellent série de sept vidéos par Manjushree Hegde, disciple d'un maître de Vedânta du village de Mattur, où l'on parle encore sanskrit. Malheureusement, les traditions principales de l'Inde - Shaiva-siddhânta, shivaïsme du Cachemire, etc. - ne sont pas mentionnée, mais elle connait bien son domaine et le présente avec beaucoup de clarté. Un accès aisé, très difficile autrement, à des philosophies essentielles, sans lesquelles on ne peut comprendre le yoga, la "non-dualité", ni le tantra : 




Les mots du yoga : tat tvam asi, "tu es cela"

 


Tat tvam asi — Tu es Cela
« Tat tvam asi », assis tu es cela, selon la tradition Advaita–vedānta, est une phrase d'une simplicité bouleversante. Bien comprise, elle a le pouvoir de révéler directement la non-dualité.
Elle provient de la Chāndogya Upaniṣad, l’un des textes fondateurs du Vedānta. Chaque upaniṣad peut être vue comme une collection de koans – des énigmes de conscience, comparables à celles du zen, qui visent à provoquer l’éveil. Mais contrairement aux énigmes zen, le Vedānta explique comment et pourquoi une telle phrase peut éveiller.
Selon cette tradition, seules les phrases issues des mahāvākya — les « grandes paroles » — ont ce pouvoir transformateur. Pourtant, le Vedānta ne repose sur aucune autorité dogmatique, comme le ferait une religion. La raison est plus subtile : ni l’expérience brute, ni le raisonnement intellectuel ne permettent de réaliser la non-dualité.
Pourquoi ? Parce que cette vérité dépasse la logique ordinaire. Elle est littéralement impensable.
Imaginez un prisonnier enfermé depuis toujours. Sa cellule a une porte… ouverte. Non verrouillée. Mais dans sa logique conditionnée, cette ouverture est inconcevable. De lui-même, il n’aura jamais l’idée d’essayer d’ouvrir la porte. Seule une source extérieure pourrait le lui suggérer.
Il en va de même pour nous.
La logique du saṁsāra, du monde ordinaire, est si cohérente, si profondément ancrée dans nos habitudes, que jamais l’idée de la non-dualité ne nous viendrait à l’esprit. Il faut donc une source extérieure à cette matrice pour nous souffler cette idée radicalement neuve.
D’où l’importance de la révélation des upaniṣad, sous forme de mahāvākya, dont la plus célèbre est : Tat tvam asi — « Tu es Cela ».
La non-dualité révélée dans cette déclaration signifie qu’il n’existe qu’une seule réalité, une seule substance, qui n’a rien hors d’elle — ni même en elle. Cette réalité est la lumière consciente, la conscience pure — celle qui, en cet instant même, rend ces mots audibles. Celle qui éclaire toute expérience, tout contenu, extérieur ou intérieur, réel ou irréel.
Cette présence intime, que nous désignons spontanément par le mot je, n’est pas deux. Il n’y a pas, d’un côté, moi, et de l’autre, l’Absolu. Il y a une seule et même réalité. C’est cela la non-dualité : advaita.
Cette vérité est à la fois évidente et subtile. Aucune perception ne peut la dévoiler. Aucun raisonnement ne peut l’établir. Car tout raisonnement dépend de données empiriques. C’est ce qui distingue radicalement le Vedānta — d’inspiration platonicienne — des philosophies fondées sur l’expérience.
Il faut une révélation, une parole capable de dévoiler cette réalité déjà présente. Tel est le rôle de Tat tvam asi.
Note bien : ce n’est pas « tu deviendras cela », ni « tu pourras être cela si tu pratiques, si tu te purifies, si tu mérites ou reçois la grâce ». Non. C’est : tu es cela. Une déclaration de fait, non une promesse. Un fait non objectivable, une reconnaissance, non une acquisition.
Il y a trois mots :
Tat (cela) désigne Brahman, l’Absolu : sans forme, omniscient, omniprésent, tout-puissant, pure béatitude, joie sans cause.
Tvam (toi) désigne Ātman, le Soi, la conscience qui ne devient jamais objet, qui n’est jamais un ceci ou un cela, mais qui est toujours le témoin lumineux de tous les objets, intérieurs ou extérieurs.
Asi (es) est un verbe d'identité. Ni devenir, ni transformation. Il ne désigne aucun mouvement. Il s’agit d’une reconnaissance immédiate de ce qui est déjà.
C’est une équation : un signe égal entre tat (l’absolu) et tvam (toi), entre le plus intérieur et le plus extérieur, entre le plus proche et le plus lointain.
Mais comment une phrase faite de mots peut-elle produire autre chose qu’un savoir conceptuel ? Ne faut-il pas ensuite pratiquer — méditation, yoga, discipline spirituelle ?
Le Vedānta répond : Non. Cette phrase — Tat tvam asi — a le pouvoir de révéler directement la non-dualité. Rien n’est requis en plus.
On objectera : n’est-ce pas lire le menu au lieu de goûter le plat ?
Pas tout à fait. Si l’objet de la connaissance est extérieur à soi, alors oui, il faut une expérience. Mais ici, ce que désigne le mot toi n’est pas un objet — il est ce qui est toujours déjà là, immédiatement présent, antérieur à toute pensée, toute sensation, toute perception.
C’est ce qui rend tout le reste possible.
C’est cette lumière qui éclaire tout — y compris l’absence de lumière.
C’est cela que nous désignons quand nous disons : je.
La conscience n’a pas besoin d’être atteinte, car elle est la condition de toute atteinte. Elle est la lampe qui n’a besoin d’aucune autre lampe pour être vue.
Tat tvam asi ne fait que révéler ce qui est déjà là, mais que nous n’avions pas reconnu.
La conscience n’est pas une expérience parmi d’autres. Elle est l’expérience elle-même, l’unique réalité qui ne varie jamais. Ce sont ses contenus qui changent : pensées, émotions, perceptions, corps, objets, formes, couleurs…
Mais nous projetons, par erreur, leurs caractéristiques sur ce qui ne change pas : la conscience.
Cette confusion entre ce qui change et ce qui ne change pas s’appelle : l’ignorance (avidyā). Et cette phrase vient corriger cette erreur.
Or la conscience est la seule présence : sans elle, rien ne pourrait se présenter, ni objets, ni sensations, ni même illusions.
Imaginez que vous vous soyez oublié. Vous vous cherchez. Et quelqu’un vous murmure : Tu es cela, cela que tu cherches…
Et si vous entendez ces mots profondément, avec clarté, en comprenant chaque mot, alors il n’y a plus rien à faire, nulle part où aller, aucun effort à fournir. Pas de purification, pas d’accomplissement requis.
Mais comment des mots pourraient-ils révéler une réalité que l’on dit justement au-delà des mots ?
Le Vedānta répond que les mots peuvent indiquer ce qui transcende le langage, à trois conditions :
Chaque mot doit être compris : le Soi doit être distingué des objets, reconnu comme le témoin.
Il faut être attentif, accorder à la phrase du crédit.
Il faut dépasser le sens littéral.
Car au pied de la lettre, la phrase semble absurde : comment cela, le Brahman infini, et toi, l’ego limité, pourraient-ils être identiques ?
Sauf si l’on comprend que tvam ne désigne ni le corps, ni le mental, mais la conscience-témoin, et que tat ne désigne pas un dieu lointain, mais l’Être pur, sans qualité.
Dès lors, l’opposition s’efface. L’équation se résout. La contradiction apparente se dissout en identité réelle.
Le mot toi retire à cela son éloignement : c’est ici, maintenant. Et cela enlève à toi tes limitations.
Chacun corrige l’autre. La phrase devient une libération mutuelle de leur signification littérale.
Ainsi, Tat tvam asi devient un révélateur, un éveilleur, une clé, une énigme lumineuse qui nous tire du sommeil de l’oubli, de l’erreur, de la confusion entre sujet et objet.
Il n’y a rien à chercher ensuite, pas d’éveil à attendre, pas d’expérience spéciale à produire.
Ce qu’il faut, c’est une écoute profonde, une disponibilité, un recueillement, une forme de dévotion sans croyance.
Telle est la beauté des Upaniṣads du Vedānta : elles ne proposent pas des croyances, mais des moyens directs de connaissance. Elles ne suggèrent pas un chemin, elles révèlent ce qui est déjà réalisé.
Et cette phrase — Tat tvam asi — est la quintessence de cette révélation.
Tu es cela. Rien de moins. Rien de plus.


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