vendredi 12 mars 2010

Morale des intentions ou morale des conséquences ?

Yoginî, temple de Virûpâkshanâtha, Hampi.



Nous vivons une période difficile pour les maîtres (guru) plus ou moins tantriques. On les accuse de tous les crimes en Inde : proxénètes, dépravés, manipulateurs, assassins, margoulins ...
Mais que dit le tantrisme au sujet de l'éthique ? D'ailleurs, y a-t-il quelque chose comme une morale tantrique, ou bien le "Tantra" est-il simplement a-moral, au-dessus de la morale, "par-delà le Bien et le Mal", comme aiment à le penser certains ?
En fait, les textes prescrivent des règles (samaya, vrata, cârya, vidhi/pratishedha, etc.). Mais des règles ne font pas une morale. Il faut pour cela une réflexion sur l'acte (karman), sur l'intention (cetana) et ses conséquences, ce qui suppose une prise de recul par rapport à la pratique. Or, force est de constater qu'en général les textes tantriques sont peu réflexifs. Mais il y a quelques exceptions : d'une part, Abhinavagupta du côté hindou; et d'autre part le bouddhisme tantrique (vajrayâna). Je propose la lecture d'un texte passionnant à cet égard, un texte bouddhiste attribué à Aryadeva, disciple de Nâgârjuna. Ce choix s'impose par la densité du texte, qui aborde de front les questions qu'on se pose, dans un format accessible (134 versets). Il se rattache d'autre part à la tradition d'un des plus anciens cycles tantriques bouddhistes à proposer des pratiques sexuelles, le Guhya-samâja. Ce texte, même s'il n'est guère lu par les Tibétains d'aujourd'hui, a eu un impact considérable. Voici le début, sur le principe de l'éthique qui préside à la pratique du bouddhisme tantrique :


Pour la pureté de l'âme

(Citta-vishuddhi-prakarana)


par Āryadeva



Sans commencement ni fin, tranquille,

Ni chose ni absence de chose,

Sans dilemme, sans support,

Sans état, sans dualité,



Sans exemple, inexplicable,

Inconcevable, indémontrable,

Sans fondement ni référence,

Sans visage, incomposé,



Eveillé, refuge pour tous,

Incarnation de la compassion,

Source de méthodes variées

Pour les êtres aux dispositions diverses,



Je salue la (méthode de la) grande passion,

Le Seigneur de la Dance du Lotus.

Je vais parler un peu

Pour examiner mon esprit !


Si l'on suit la pratique du yoga[1],

Alors tout est bien assuré.

Voilà tout notre propos.

On s'agit donc le mettre en pratique.



Les actes barbares

Par lesquels les êtres (ordinaires) s'asservissent eux-mêmes,

Sont les actes mêmes par lesquels ils se délivrent de l'existence,

A condition de les faire avec méthode.



Seul un être pur

Engendre un résultat pur.

/La pureté (d'un acte) résulte

De la pureté de l'être, et de rien d'autre[2].


C'est ce que dit clairement

Le Chemin Universel[3],

Très clairement et par le menu.

Le Silencieux[4] a enseigné

Qu'il n'y a que l'esprit[5],

Car il n'y a pas de Soi[6],

Ni dans les êtres ni dans les choses.

Voilà pourquoi tout est possible,

Intelligible et clair[7].

C'est ce qu'il a dit à ceux qui sont possédés

Par le démon de la croyance aux choses.

Dans les textes sacrés aussi,

Celui qui est la compassion incarnée

L'a dit et redit clairement.



De toutes les choses, l'esprit est le principe.

Il est le meilleur, le plus rapide,

Car c'est grâce à l'esprit

Que l'on parle ou que l'on agit.



Si un moine dit à son aîné

"Presses-toi !"

Et que ce dernier meurt d'une mauvaise chute,

Il ne commet là aucun acte inexpiable[8].

Si un saint[9] aux portes de la mort

Ordonne à un moine novice de l'étrangler,

Ce novice n'est pas coupable

De sa mort.



De même, celui qui tue par ignorance

Ne souffre aucune culpabilité.

S'il n'y a pas d'intention méchante, alors il n'y a pas faute :

Voilà ce que déclare la Discipline[10].

Si l'on déterre un stūpa[11]

Dans l'idée de le rénover,

Il s'ensuivra une pure montagne de vertu,

Même si (cet acte est normalement considéré) comme quasiment inexpiable[12].


Si l'on met une paire de chaussures

Sur la tête du Silencieux avec une bonne intention,

Et si ces chaussures sont ensuite retirées (avec cette même intention),

Alors les deux (auteurs) obtiennent d'être des rois[13].


Ainsi, seule l'intention

Permet de distinguer la vertu du péché.

Voilà ce que déclarent les textes sacrés.

Il n'y a donc pas de culpabilité possible

Pour qui a de bonnes intentions.



[1] Yogācāra, nom de la doctrine idéaliste bouddhique, source philosophique principale du bouddhisme tantrique.

[2] La valeur morale d'un acte dépend uniquement de l'intention qui y préside.

[3] Le bouddhisme du Mahāyāna, dont se réclame le bouddhisme tantrique.

[4] Le Bouddha.

[5] Cittamātra, autre appellation de la doctrine de l'idéalisme bouddhique.

[6] Il n'y a pas de substance, de réalité.

[7] Tout est pareil à un rêve, donc tout est possible.

[8] Litt. "à rétribution immédiate", c'est à dire la sorte d'acte la plus grave, qui mène directement aux Enfers. L'idée est que seule compte l'intention d'un acte, et non ses conséquences.

[9][9] Un Arhat, un homme délivré du saṃsāra selon le Chemin Etroit (hīnayāna).

[10] Vinaya : les textes qui stipulent les règles du code monastique.

[11] Monument bouddhique et objet de vénération.

[12] A côté des cinq actes inexpiables, il y en a cinq autres, "quasiment" (upa-) inexpiables.

[13] Verset compliqué en apparence, mais fort simple en fait. Supposons un homme pieux qui aperçoit une statue du Bouddha prenant la pluie. Sa piété le poussera peut-être à le couvrir d'une paire de bottes, s'il n'a que cela sous la main. Puis, la pluie passée, survient un autre homme qui, voyant cette image du Bienheureux ainsi souillée, retire les chaussures. Eh bien, dans la perspective d'une morale des intentions, ces deux actes sont également vertueux, quand bien même tout les oppose en apparence.


4 commentaires:

  1. Pour qu'il y ait moralité il faut deux choses: un sujet responsable de l'acte et la liberté;
    Dans le yogacara, il n'y a ni sujet, ni liberté (puisqu'interdependance des phenomènes).
    Comment peut-il y avoir pureté et impureté?
    merci
    josé

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  2. Dans le bouddhisme (dont le yogâcâra), il est vrai qu'il n'y a pas de sujet au sens où on le croit ordinairement, c'est-à-dire pas d'identité fixe, immuable et séparée de tout contexte concret.

    Mais le Bouddha ne nie pas pour autant l'existence du moi.

    Quant à la liberté, elle est au cœur du bouddhisme. Le bouddhisme yogâcâra ne fait qu'en tirer les conséquences ultimes, et avec lui le vajrayâna.

    Si, en effet, le Bouddha rejette à propos du sujet l'éternalisme (la croyance en une âme immuable, indestructible) comme le nihilisme (pas de conséquences des actes), c'est précisément pour échapper à l'amoralisme, au fatalisme, etc. Car de fait, si j'ai une âme immuable, ou bien si les actes que je pose n'ont pas de conséquence, alors pourquoi se soucier de ce que l'on fait ?

    Le Bouddha, au contraire, enseigne une voie "existencialiste", fondée sur l'acte et ses conséquences : ce que je fait n'est pas déterminé par ce que je SUIS (bon, mauvais,dégénéré, noble, etc.), mais plutôt ce que je suis est déterminé par ce que je FAIS. On ne nait pas tel ou tel, on le devient par les actes que l'on pose. La contingence (alias "l'interdépendance des phénomènes") est justement la condition de cette liberté. Pas de Destin ni de nature humaine, seulement l'intention (cetana, âshaya) thème central des pensées bouddhiques. Comme dit le Bouddha, le Dharma a une seule saveur, celle de la liberté.

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  3. Alors non vraiment le Renard lui il penche plutôt pour les conséquences. Les gens oui vraiment on TOUJOURS de bonne intentions et de bonnes raisons. Le mal se cache derrière une finalité qui à tellement l'air bonne et souhaitable que l'on est près à tous les sacrifices. Quand la fin justifie les moyens,l'odeur du malin elle est pas loin. Et oui,il fait des rimes Renard!

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  4. C'est vrai.

    Mais dans ce cas, alors tout dépend du savoir. Si, comme dit Socrate "Nul n'est méchant volontairement", alors tout le monde a de bonnes intentions, comme dit Renard, tout le monde désir le Bien, même celui qui va se pendre, même le tueur en série, même le sadique, même le tyran.

    Et le Bouddha serait sans doute d'accord ! lui qui parlait de l'ignorance comme racine du samsâra.


    En fait, ce texte ne tranche pas en faveur d'une morale de l'intention ou des principes qui laisserait de côté les conséquences. Pas du tout. D'ailleurs, il n'y a pas de "principe" intangible (pas de "loi du karma" par exemple)dans le bouddhisme, seulement des causes, des conditions et des conséquences enchevêtrées.

    Mais seulement, parmi ces conditions, l'intention est décisive.

    Pour le bouddhisme, la morale est une affaire complexe : il n'y a pas que l'intention, ou que les conséquences, en fait il faut évaluer selon ces différents paramètres.


    Cet extrait veut simplement dire que, dans certains cas, l'intention est PLUS déterminante que les conséquences apparentes. C'est ce qui va permettre, ensuite, de justifier la sexualité/sensualité comme méthode d'éveil.


    D'autre part, j'ai exagéré (volontairement...) en intitulant ainsi ce billet, car en fait je ne suis pas sur qu'il s'agisse ici d'un débat entre deux sortes de morales. Peut-être s'agit-il plutôt d'une critique des habitudes sociales, des coutumes, des mœurs. En effet, en Inde comme ailleurs, on distingue rarement entre morale et mœurs. Quand Abhinavagupta et autres tantriques critiquent la morale, ils déconstruisent le plus souvent ce que nous appellerions les mœurs, pas la conscience morale.

    Or, à mon avis le sens moral est quelque chose de beaucoup plus subtil que les mœurs, et irréductible à eux.

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Pas de commentaires anonymes, merci.

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