Qu'en est-il du statut de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnā) ? Ne faut-il pas plutôt parler de théologie à son sujet ? Je n'ai pas l'ambition de répondre ici, mais je voudrais simplement rappeler que le génial fondateur de cette philosophie fut aussi un habile théologien.
Au début des ses Stances pour reconnaître le Seigneur en soi-même, Utpaladeva affirme que le Seigneur est évident par soi : c’est notre propre conscience, c’est la conscience de soi. Elle est cette activité qui rend toute expérience possible ou disons, plus exactement, elle est ce qui constitue la texture même de toute expérience. En effet, elle n'est pas une condition qui rend les expériences possibles au même titre que le serait la matière selon les matérialistes ou les réalistes. Contrairement à la matière ou aux notions de sujet et d'objet, n'a pas à être inférée, puisqu'elle est évidente à chaque instant. C’est en elle que tout existe, de même que le miroir est le substrat des reflets. Mêmes les raisonnements sont des actes de conscience. Entreprendre de la prouver ou de la réfuter est aussi absurde que de chercher à prouver ou à réfuter pour mon compte ma propre existence.
Pourtant, Utpaladeva a composé une Démonstration de l’existence du Seigneur (Īśvarasiddhi). Il y utilise les arguments de l’école Nyāya, l’école des « logiciens », lesquels furent souvent des śivaïtes dualistes.
Le principal de ces arguments est que le monde présente une organisation, un agencement spécifique. Une organisation qui doit être le résultat d’une délibération consciente, d'une intelligence. Cet agencement particulier ne peut être que l’œuvre d’un intellect, de même qu’un certain type de feu nous amène à inférer la présence d’un combustible particulier. Cet argument est une variante de l'argument cosmo-théologique.
Utpaladeva compare cet argument à celui du Sāmkhya pour démontrer l'existence de purs esprits à côté de la matière : Les objets composés existent toujours en vue d’une fin. Un lit n’existe pas pour rien. Il existe, il est composé, agencé pour qu’on dorme dessus. De même, la composition du monde est composée en vue d’une fin, puisqu'il est composé. Mais si ce but est lui-même un objet composé, il aura à son tour sa fin en dehors de lui-même, et ainsi de suite à l’infini. Les objets composés doivent donc avoir pour raison d’être un être non-composé, absolument simple. Selon le Sāṃkhya, cette Fin de toutes choses, cette Raison d'être universelle est « l’Homme » (puruṣa), terme technique désignant la pure conscience, différente de tous les objets de conscience possibles. La présence des Hommes (car il y en a une infinité, y compris les femmes, qui sont donc aussi des Hommes, et les animaux, etc. C'est pas de l'humanisme, ça ?) affecte la Nature (c'est-à-dire la matière, les corps) par sa pureté même, tout comme la limpidité du miroir fait ressortir, par contratse, la complexité des formes et des couleurs. L’Homme (je reviens au singulier par commodité, et puis on ne voit pas très bien ce qui distingue ces Hommes les uns des autres, vu qu'ils n'ont aucune caractéristique individuelle, et qu'ils sont en tous points identiques) agit comme un révélateur, une sorte de déclencheur, qui va « activer » le potentiel de la Nature. Dès lors, le Sāṃkhya prouve l’existence de l’Homme, mais non celle de Dieu. L’Homme n’est pas un seigneur créateur, car il "active" certes la Nature, mais sans agir, simplement par sa présence, comme l’aimant attire le fer, ou comme la vision d'un mâle excite une femelle. Utpaladeva reprend l'argument, précisant simplement qu'il y a un Homme suprême, un Seigneur donc, qui crée la Nature et les autres Hommes. C'est Dieu.
Résumons : L'univers est organisé. Or, il n'y a pas d'organisation sans organisateur, de même qu'il n'y a pas de pot sans potier. De plus, l'univers a une organisation qui dépasse de loin notre entendement. Il est donc l'œuvre d'un super-organisateur dont l'intelligence est vraisemblablement illimitée.
Objection de Kumārila, qui admet l’autorité des Vedas (à ses yeux, ce discours est la seule chose intéressante dans l'univers), mais n’admet pas l’existence de Dieu : vous prenez l’exemple d’un lit ou d’un pot, et vous dites : il n’y pas d’objet organisé qui ne soit l’œuvre d’une intelligence organisatrice. Oui, mais justement, le lit et la cruche sont réalisées par des intelligences finies, limitées. Puisqu’elles sont l’œuvres du charpentier ou du potier, pourquoi invoquer une intelligence infinie, que personne n’a jamais vue ?
Utpaladeva répond que l’ouvrier-organisateur est simplement une métaphore pour désigner l'intelligence. Et l’on a besoin de rien d’autre pour prouver l’existence du Seigneur. Car sa souveraineté n’est rien d’autre que la réalisation de toutes choses, de façon harmonieuse et synchronisée, intelligente.
Ces problèmes sont discutés par les Logiciens (nyāya), tel Jayanta, un cachemirien qui vécu peu avant Utpaladeva. Celui-ci semble reprendre et améliorer ses arguments.
Le logicien bouddhiste Dharmakīrti objecte que l’on doit prendre des exemples précis d’organisation. On ne peut se contenter de dire que Dieu est la cause de toute organisation « en général », sinon on pourrait aussi bien inférer que tel potier est l’auteur de telle fourmilière. De même, en Occident, David Hume a formulé des objections similaires : d’un côté l’anthropomorphisme, de l’autre le fait qu’une montre (ou une horloge) et un univers n’ont pas assez de ressemblance pour qu’on puisse leur attribuer une cause similaire. On peut seulement admettre une vague analogie entre les causes de l’organisation du monde et l’intelligence humaine. Ce qui n’est pas suffisant pour fonder le dogme de l’existence de Dieu. L'organisation est un élément de comparaison trop général.
Au fond, ces objections remettent en cause la validité de l’inférence en général. On ne peut prouver l’existence de Dieu, car, en fait, on ne peut rien prouver avec certitude. On ne connaît pas l’effet (i.e. le monde), comment pourrait-on être certain de la cause ?
La vraie question est : une cruche et un monde sont-ils comparables, appartiennent-ils au même genre ? Le fait qu'ils soient agencés suffit-il à les ranger dans la même catégorie ? Les théistes vont mettre en avant les similitudes, pour montrer que la cruche et le monde ont une même cause (i.e. Dieu), les athées vont mettre l’accent sur les différences. Donc, selon Hume, le problème est insoluble et la seule position raisonnable est le scepticisme.
L’originalité d’Utpaladeva tient à son insistance sur l’ordre et l’harmonie des choses. C’est justement cette adaptation mutuelle, cet ajustement des moyens et des fins qui rendent possible les activités humaines. Mais il n’aborde pas les autres problèmes, tels le but de la création et la justification de la souffrance. Pas de théodicée dans ce petit texte dualiste, et encore moins, évidemment, dans ses textes sur la Reconnaissance. Car en définitive, pour Utpaladeva, il est vain de chercher à établir l'existence de Dieu, attendu que Dieu c'est nous, la conscience. Prouver la conscience, c'est prouver quelque chose d'évident. C'est donc vain. En revanche, il faut établir les signes distinctifs qui permettrons de reconnaître en tout un chacun ce Dieu dont parlent les religions. Tel est la raison d'être des Stances pour reconnaître le Seigneur en soi-même.
En fait, comme il le dit lui-même à la fin de sa Démonstration de l'existence de Dieu :
Si le seigneur se manifeste comme le Soi de tous les êtres vivants, comme agent et sujet connaissant à l’intérieur (d’eux), alors on doit (seulement) établir/expliquer la re-connaissance (de soi-meêm en tant que Seigneur). Et c’est ce que j'ai fait ailleurs (i.e. dans les Stances pour reconnaître le Seigneur en soi-même). Néanmoins, il est juste de démontrer l’existence du seigneur même dans un contexte dualiste (i.e. celui du Nyāya), car un feu brille davantage dans la nuit noire !
Comme quoi, on peut encore trouver goût à la dualité après avoir découvert la non dualité. Ce n'est guère étonnant, dans la mesure où la non dualité d'Utpaladeva (et d'Abhinavagupta) intègre la dualité comme manifestation de la liberté du Soi. En revanche, aller jusqu'à composer une démonstration de l'existence de Dieu dans une veine dualiste, voilà qui me laisse songeur. Si le Seigneur dont parlent les Stances n'est qu'un symbole ou une métaphore de notre vraie nature, pourquoi y revenir en mode dualiste et réaliste ? Doit-on y voir une œuvre de circonstance, pour amadouer les croyants orthodoxes ? Ou bien la preuve d'un attachement sincère à la personne du Seigneur ? Bref, comment doit-on comprendre ce "Seigneur" dont parle la Reconnaissance ? Simple concession, "moyen habile", ou... quoi d'autre ?
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