Extrait d'un texte bouddhiste, dialogue entre un roi non-humain et un jeune apprenti.
Les "sons" (ruta) désignent le langage et même la communication au sens le plus large, puisque cela englobe les cris des animaux. Or, le langage, c'est l'esprit, l'âme, la conscience, le moi, bref ce qui fait que nous sommes certains d'être des personnes réelles face à des choses tout aussi réelles. Mais qu'est-ce qui est réel ? Le corps (la matière) ? Ou faut-il admettre une âme, une conscience qui viendrait animer la matière. Qui parle ? La matière, l'esprit, une combinaison des deux ?
Le roi des Kinnaras (mi-hommes, mi-bêtes) répond par une image : l'espace. Le monde de la conscience, de l'esprit, ne vient ni de l'esprit, ni de la matière, mais d'une interaction entre des éléments simples et aveugles, eux-mêmes engendrés par des éléments encore plus simples et tout aussi privés de conscience, et ainsi de suite à l'infini. Tout "émerge" donc à la manière d'une illusion. Personne ne parle de rien, en dépit des apparences et du ressenti.
On peu rapprocher cette doctrine de celle de Daniel Dennett, un philosophe contemporain inspiré par Darwin. Selon lui, la conscience nait de l'interaction de nombreux éléments simples. "Nous avons une âme, mais elle est faite de petits robots aveugles". Ces petits robots, le bouddhisme les appelle des saṃskāra, des "complexes". La conscience et tout ce qui est animé par elle ne sont que des faux-semblants, des simulacres. Mais la prise de conscience de cette réalité débouche sur un émerveillement et une libération.
Le sūtra demandé par le roi des Kinnaras
Ô roi des Kinnaras, d'où viennent les sons proférés par tous les êtres ?
-Ô fils de noble famille[1], les sons proférés par tous les êtres viennent de l'espace.
Ô roi des Kinnaras, ces sons ne viennent-ils pas plutôt de leur propre gorge ?
-Qu'en penses-tu, fils de noble famille, les sons proférés par les êtres viennent-ils de leur entrailles, ou bien de leur esprit ?
Ô roi des Kinnaras : ni du corps, ni de l'esprit ! Et pour quelle raison ? Parce que le corps est inerte, inactif (en lui-même), à l'image d'un brin d'herbe, d'un mur, d'une branche, d'une illusion d'optique. De même, l'esprit est invisible, comme un tour de magie, intangible, inconscient.
- Ô fils noble, une fois laissé de côté (les hypothèses du) corps et de l'esprit, d'où proviennent les sons (proférés par les êtres) ?
Ô roi, les expressions sonores de tous les êtres émergent de l'espace, lequel ne pense à rien (amanaskāra).
-Mais alors, ô fils, qu'en penses-tu ? Si l'espace n'existait pas, d'où viendraient les sons ?
Ô roi, aucun son ne peut se produire en dehors de l'espace.
-Ô fils, tu dois concevoir cela en ces termes : Toutes les expressions verbales se produisent dans l'espace. Car les sons ont l'espace pour nature, ils en émerge immédiatement et y retournent (comme des vagues dans l'océan). Et une fois qu'ils y sont retournés, ils sont l'espace lui-même.
Tous les phénomènes, qu'ils aient un nom ou pas, sont de la nature de l'espace. Cette identité parfaite avec l'espace ne souffre aucune exception. Car, ô fils, tous les phénomènes ne sont que des sons, sans conscience ni objet de conscience. Ils sont échangés sur la base de simples conventions. Et cet échange conventionnel n'est pas (vraiment) un échange conventionnel, car un échange fondé sur des conventions sonores n'atteint aucun phénomène (en sa réalité).
Extrait du Kinnararājaparipṛcchāsūtra, cité dans Caryamelāpakapradīpa, 3, 25b.
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