Ce yoga de la félicité au sens absolu
Est sans sujet ni objet.
Il est sans conteste
La forme achevée,
La compassion non duelle,
La meilleure des compassions. 66
Il y a la forme que voient les yeux
Et le phénomène mental (qu'elle suscite).
L'intervalle entre (la forme et cette réaction mentale)[1],
Doit être vu comme (conscience) non duelle, la meilleure des connaissances,
Manifestation de la félicité ultime. 67
Il y a ce que l'oreille entend
Et la part de (réaction) verbale (suscité suscitée par ce son).
La conscience (non duelle, quant à elle),
Est tout autre : elle transcende le langage.
Elle est l'écoute non duelle, la meilleure des connaissances. 68
Il y a ce qui délecte la langue
Et il y a le dégoût.
(Mais) on doit s'éveiller à la meilleure des saveurs
Qui résulte de l'unification des six saveurs[2].
(C'est la conscience) non duelle, la meilleure des connaissances. 69
Il y a le nez et les odeurs,
Ainsi que les souvenirs impurs (qu'elles évoquent),
Comme par exemple le musc et l'alcool[3].
Mais la (conscience) non duelle, la meilleure des connaissances
Est connue dans l'état où tout s'harmonise de soi-même. 70
Les contacts corporels
Sont par leur nature même
Divisés entre ceux qui sont
Conformes à notre race et ceux qui ne le sont pas.[4]
(Mais) si sagesse et méthode ne sont pas séparées,
On est dans la conscience non duelle,
La perfection suprême. 71
Elle ne connaît ni fin dans le temps,
Ni frontières dans l'espace[5].
Elle est tout,
Car tout est la manifestation de la puissance
De la lumière de (cette) conscience[6].
Elle est la félicité ultime, le libre-vouloir[7],
L'authentique bonheur d'un Eveillé. 72
Prédisposition inconsciente, perception, notion,
Forme matérielle et conscience duelle :
Ce corps ainsi formé de cinq (sortes) de conscience
Est le corps formé des cinq Bouddha[8],
Non duel, le meilleur des corps. 73
Ces cinq Eveillés sont l'Eternel, l'Imperturbable, l'Immortel,
La Source des qualités et l'Infaillible.
Ces cinq Eveillés forment une seule et même individualité.[9]
Quant au sixième Eveillé, il est le Parfait bien être[10]. 74
La Terre, l'Eau, le Feu,
L'Air et l'Espace,
La grande production des cinq éléments :
Tout cela doit devenir
Eveil non duel. 75
Les concepts sont des constructions imaginaires.
Ils doivent devenir
Une seule et même (conscience) non duelle
Qui se produit d'elle-même,
(Ornée des cinq consciences) :
La conscience pareille à un miroir,
La conscience de l'égalité de tous les phénomènes,
La conscience qui fait tout ce qui est à faire,
La conscience qui prend soin de chacun[11]
Et la conscience qui est le fondement de tous les phénomènes[12]. 76
Mais à cause de la puissance des points de vue
Et en vertu des intentions (propres à chaque) être sensible,
L'(Eveillé) omniscient, un, non duel,
Devient śivaïte, viṣṇouïte et il devient Brahmā (le créateur)[13]. 77
A cause de la confusion des yeux et autres (facultés),
La vérité absolue, que l'on nomme (ici) "non duelle"
(Parce qu'elle) transcende le domaine de la pensée,
Devient vérité apparente,
Prolifération des discours. 78
Selon la perspective de la vérité absolue elle-même,
Il n'y a ni Eveillé ni non duel.
De fait, on dit que tout cela
N'est que vain bavardage,
Expérience d'un espace fictif. 79
Néanmoins (on parle de cette conscience non duelle)
En se conformant à l'usage des textes techniques[14],
Selon le style des explications scolastiques.
Autrement, il est absolument impossible
De parler de l'Eveillé, du non duel ! 80
Les seize types (de vacuité) expliquées par la tradition,
Les dix sortes de perfections de sagesse,
Les Eveillés au nombre de cinq :
Ce ne sont là que des paraphrases explicatives[15]
De la (conscience) non duelle. 81
De même que l'on voit les choses elles-mêmes
Dans l'orbe d'un miroir,
De même en cette conscience non duelle
(On voit) l'inconcevable éveil des Eveillés. 82
Dans les trois mondes,
Tous les êtres sensibles,
Tout ce qui a raison de naître et de subsister,
Tout cela est engendré
Par la conscience non duelle[16]. 83
Les océans, les montagnes, les forêts,
Les plaines, les savanes et les mangroves
Sont engendrés par la conscience non duelle.
Cela ne fait aucun doute ! [17] 84
Le père et la mère existent en une même (réalité).
Et cette dualité n'existe pas
Dans l'essence, dans la conscience non duelle.
Tout le reste est produit (dans cette conscience). 85
Grâce à cette méthode habile
Qui de par sa nature même ne fait q'un avec la sagesse qui comprend le réel,
Les yogins obtiennent l'état de Bouddha
Maintenant, en cette vie même ! 86
Kuddāla[18], Instructions sur la méthode de la (conscience) non duelle inconcevable (Acintya-advaya- [jñāna]-krama-upadeśa), (l'édition dont je dispose comprend 124 stances).
[1] Litt. "l'intervalle entre la forme et le phénomène mental (dharmam)" suscité par cette forme, c'est-à-dire le jugement. Ce sens de madhyama comme "intervalle" ou centre du sujet et de l'objet est repris dans plusieurs textes du dzogchen ancien cités par Longchenpa.
[2] Salé, sucré, aigre-doux, astringent, amer et relevé (épicé-poivré). Je ne saurais donner un exemple d'aliment astringent. En français, le terme ne s'emploie qu'en médecine, selon le Littré.
[3] Le musc évoque le sexe qui, avec l'alcool, sont généralement synonymes d'impureté, puisqu'ils impliquent un contact avec le corps. Mada peut aussi désigner le miel, la luxure ou l'excitation.
[4] Allusion au système des castes. "Jāti" désigne ce qui est conforme ou "naturel" à une race donnée. Selon le brahmanisme, en effet, l'espèce humaine est naturellement divisée en plusieurs races de qualités différentes et inégales.
[5] Elle imbibe tout, comme l'espace.
[6] Il y a, comme toujours, des jeux de mots : āloka veut dire "lumière", "illumination", mais aussi "regard" et "éclaircissement". Ce terme répond aux autres du même composé, jñāna et prabhāva. La manifestation est la "clairière" (loka) de la conscience, le lieu où elle se révèle en se parant des silhouettes (ākāra) diaphanes des choses.
[7] Terme du vocabulaire śivaïte qui se rapporte à la conduite imprévisible de Śiva et de celui qui s'est identifié à lui. Dans ce texte, comme dans tous ceux qui se réclament du vajrayāna, il y a de nombreux emprunts de vocabulaire, de notions, voire de passages entiers au śivaïsme. Cependant, il me semble qu'il s'agit d'emprunts délibérés et choisis dans le cadre d'une démarche critique. Cela se voit dans le Hevajra, et surtout dans la littérature du Kālacakra.
[8] Dans les yoginītantras, l'individu formé des cinq agrégats (skandha) se dévoile être les cinq sagesses, ou consciences, d'un Eveillé. Les cinq consciences duelles (vijñāna) se transforment en consciences non duelles (jñāna). Ces cinq sagesses forment un corps de gnose, non duel, qui enveloppe tous les corps, résultat de la transmutation du corps pris pour une réalité matérielle (satkāya) - à cause d'une croyance (dṛṣṭi) erronée -, en un corps de Bouddha. Le présupposé est que le corps est conscience, quelque soit par ailleurs la nature de cette conscience. Dès l'origine, le bouddhisme est orienté vers l'idéalisme. Le cinq sagesses ou consciences sont énumérées dans la stance 76.
[9] Un Eveillé reste un individu unique, bien qu'il soit réputé capable d'émaner magiquement d'innombrables individualités, en fonction des souhaits qu'il a fait avant d'atteindre l'Eveil et aussi en fonction des dispositions mentales des êtres qui ont besoin de ses sagesses et de ses méthodes.
[10] Les cinq Eveillés, sont cinq continuum qui n'en forment qu'un : Vairocana (ici nommé l'Eternel, mais c'est peut-être une erreur scribale, car la graphie de vairocana et de śāśvata se ressemblent en nevarī), Akṣokhya, Ratnasaṃbhava, Amitāyuḥ et Amoghasiddhi. Le "sixième Eveillé" incarne cette unité, il s'agit généralement de Vajradhara, le Détenteur du symbole du réel, aussi nommé Eveillé primordial (ādibuddha). Il y a ainsi cinq corps et cinq consciences qui correspondent aux cinq agrégats.
[11] Ou de chaque chose (prati). Equivalente de la charité et du "care" contemporain.
[12] Advayavarja alias Maitripāda a composé un texte qui donne le détail de ces pentades. A ce propos remarquons l'absence, dans ce texte, des éléments de la physiologie subtile empruntés au yoga śivaïte qui forment le "corps de vajra". Or, ils sont typiques des tantras "mères", c'est-à-dire des tantras bouddhistes centrés sur le culte des yoginīs, avec principalement la déesse Vajravārāhī. Et comme on sait que ces tantras (le Hevajra et le Laghuśaṃvara sont les deux principaux) sont postérieurs à l'An mille, on peut supposer que Kuddāla, comme Saraha, appartiennent encore au monde du Mahāyoga, avec son idéal de transmutation des agrégats. Pour plus de détails, il faut lire les articles du professeur Alexis Sanderson, (notamment le dernier en date, The Śaiva Age).
[13] Contrairement à ce que l'on entend régulièrement dire, le bouddhisme rejette absolument l'idée d'un Dieu créateur. Il réfute son existence, depuis les origines du bouddhisme jusqu'aux développements les plus audacieux du tantrisme. Mais le bouddhisme explique cette croyance en un créateur, nommé ici Brahmā, comme résultat de certaines coïncidences karmiques : Brahmā est tout simplement le premier être qui renaquît dans notre univers durant notre cycle présent. Il se sentait seul. Il a donc souhaité créer d'autres créatures. Or, pile à ce moment, il s'est trouvé que le karma d'autres créatures les a amenées à renaître dans cet univers de Brahmā. Celui-ci a donc cru qu'il les avait créées. Le théisme n'est ainsi qu'une malheureuse coïncidence propre à notre univers, un parmi une infinité d'autres, poussières perdues dans le multivers, quelque part dans le giron de l'immense Vairocana. Par ailleurs, ce passage, comme d'autres textes du bouddhisme tantrique ancien, formulent un récit qui vise à expliquer les similitudes entre śivaïsme tantrique et bouddhisme tantrique. En effet, depuis ses origines, le Vajrayāna s'est développé en réaction au développements du śivaïsme. Les adeptes du Vajrayāna devaient donc justifier ces similitudes flagrantes, ne serait-ce qu'auprès des adeptes du Mahāyāna. Ce récit, auquel cette stance fait allusion, consiste à s'inspirer de ce qui est dit, par exemple, dans le Sūtra du Lotus : un Bouddha, ou même un Bodhisattva, est capable de se manifester sous n'importe quelle forme pour faire le bien des êtres. Il se manifeste ainsi sous les formes de Śiva et Viṣṇu. De même, le Mañjuśrīmūlapkalpa, l'un des premiers textes du Vajrayāna, affirme que c'est Mañjuśrī qui avait enseigné les tantras à Śiva. Voilà qui explique les similitudes. On sait que les apologues chrétiens ont usé d'arguments semblables à propos des philosophes et des religions païennes auxquelles le christianisme a beaucoup emprunté.
[14] śāstra : litt. "ce qui sert à instruire". C'est un genre particulier de la littérature de l'Inde, caractérisé par des normes précises, qui en font à la fois un instrument assez lourd à manier (d'où le rapprochement avec la scolastique), mais aussi une méthode rigoureuse.
[15] Passage difficile, peut-être corrompu.
[16] Notons que cette conscience n'est pas un agent personnel (kartā) mais la cause d'une production (utpatti). C'est donc une cause impersonnelle, un agent si l'on veut (comme on parle d'un agent dans une réaction chimique), mais pas un auteur.
[17] Litt. "il n'existe pas de confusion à ce sujet".
[18] Litt. "balayette", "millet", autre nom de la ville de Mangalore au Karṇātaka, nom du Bouddha dans l'une de ses vies antérieures. Désigne ici un mahāsiddha.
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