L'organe[1] interne[2] est triple[3],
Et l'organe externe[4] se déploie[5] de dix façons[6].
L'effet est de deux sortes : subtil ou grossier[7],
Chaque sorte étant divisée en cinq. 22
D'autre part, l'état indifférencié
De cet ensemble de causes et d'effets
Est la nature, la substance[8],
Présente en trois modes[9]. 23
La (pure) connaissance du Seigneur
Qui perçoit la totalité des choses
Comme si elle était son propre corps
Devient la (qualité nommée) "transparence-plaisir"
Chez l'être pour qui la contraction (est devenue comme une seconde) nature.
De même, l'action du Seigneur devient "agitation-souffrance". 24
Quant à la Puissance d'illusion du Seigneur,
Elle est appelée "indifférence" chez l'être asservi.
Dans cet état imprégné de dualité,
Ces Puissances (de connaissance, d'action et d'illusion) ne sont pas des pouvoirs,
Mais des modes (de la nature matérielle, inerte et extérieure au sujet limité). 25
Ce qui est félicité de l'existence[10] pour le Seigneur
- Félicité permanente et inséparable de lui -
Cela est transparence-plaisir pour l'être asservi.
L'absence de plaisir est indifférence
Et le mélange de plaisir et d'absence de plaisir est agitation-souffrance. 26
Voilà pourquoi le transparence est plaisir.
Et l'indifférence est confusion parce qu'elle est une absence (de conscience-félicité).
L'agitation est un mixte de manifestation et de non-manifestation.
Elle est donc mouvement est mal-être. 27
Les tattvas qui vont jusqu'à l'Homme et à la Nature
Sont inclus dans la doctrine du Sāṃkhya.
Mais dans l'enseignement du Grand Seigneur,
Il y a en plus la sextuple camisole et (les cinq tattvas "purs") de Śiva, etc. 28
Conjonction, etc., substance, trait général,
Temps, espace, action, etc. :
Tout cela, ce sont différentes formes de relation.
(Or, la relation) c'est l'unité d'une diversité, et rien d'autre[11]. 29
Mais[12] comment peut-il y a avoir dualité-diversité dans la plénitude ?
Pourtant (la dualité) apparaît bel et bien
A cause de la manifestation discontinue (de cette conscience continue).
C'est la Puissance d'exclusion de Śiva
Qui tend à manifester une discontinuité[13]. 30
Une fois (cette dualité-discontinuité) manifestée,
La Puissance qui fait apparaître
(Une autre dualité sous la forme) du sujet et de l'objet
Est la Puissance de connaissance, d'une diversité infinie
Selon les traités. 31
La Puissance du Seigneur grâce à laquelle apparaissent
Sous maintes formes
Le sujet qui se souvient et son souvenir
Est la Puissance de mémoire.
De fait, cette triade de Puissances (exclusion, connaissance et mémoire)
Constitue le fondement de toute activité dans le monde[14]. 32
Les êtres accomplis disent que le Seigneur Suprême
Est Parole Suprême, car son essence est de prendre conscience (de lui-même).
L'essence de la parole, même dans les échanges ordinaires faits de cognitions,
C'est toujours l'acte de prise de conscience (de soi)[15]. 33
Ensuite, il y a la parole envisagée dans sont état
A la fois différencié et indifférencié, dépourvu d'articulation.
C'est la Parole Visionnaire[16].
Cette Parole,(une fois articulée) dans l'intellect, est la Médiane.
Quand elle (devient audible) à l'extérieur (du sujet qui parle), elle est la parole Articulée. 34
Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993
[1] Le sanskrit dit "la cause". Ce que nous appelons "organes" ou faculté, est appelé ici cause, car ces sont autant de causes de l'univers objectif qui se déploie dans notre conscience. Les objets sont les "effets" de ces causes. Ces organes sont en réalités le pouvoir conscient mais contracté, limité.
[2] L'organe interne, autrement dit l'esprit.
[3] L'activité de synthèse et de prise de décision est "l'intellect" (buddhi), l'activité de doute et d'analyse des données sensorielles est "le mental" (manas) et l'activité qui consiste à revendiquer certaines choses comme si nous étions le corps, le souffle ou les représentations mentales est "le je factice" (ahaṃkāra), autrement dit l'ego.
[4] Les cinq sens et les cinq modes d'actions sur le monde.
[5] Comme souvent dans les pensées anciennes, l'activité sensorielle est pensée comme une activité : la vision "sort" de l'œil et se déploie vers les objets. Du reste, Abhinavagupta prescrit une visualisation de la conscience sous la forme d'une lumière brûlante qui sorte par les cinq sens et qui va consumer les objets des sens. Tout à fait cohérent dans un système idéaliste. Dans le Kālīkrama, les organes sont symbolisés par des déesses, les terribles yoginīs, qui s'unissent aux siddhas-objets des sens. Leurs unions, comme autant de répliques de l'union permanente de Śiva et Śakti, engendrent les mondes innombrables.
[6] Les cinq sens sont la vision, l'audition, la gustation, la tactation et le sniffage. Les cinq organes d'action sont la préhension, la locomotion, l'élocution, l'excrétion et la copulation. Notons que, par exemple, la préhension n'est pas réduite aux mains, car on peut saisir un téléphone avec l'épaule, etc. Chaque faculté est omniprésente dans le corps.
[7] Subtil : les données sensorielles brutes (les qualia). Grossier : les éléments matériels (solidité, liquidité, chaleur, mobilité, espace, définit comme ce qui "donne lieu" à la solidité, au mouvement, etc.). Ces éléments résultent de la combinaison des qualia. Ce qui, encore une fois, va dans le sens de l'idéalisme. Les phénomènes sont donnés, alors que la matière résulte d'une construction abstraite.
[8] Prakṛti, pradhāna : l'étoffe inerte dont sont faites les choses. Mais il y a au moins trois manières d'envisager cette matière dans la Pratyabhijñā : considérée comme objet, elle est la matière. Du point de vue subjectif, elle est l'inconscient, la somme des traces des actes conscients qui affleurent dans le sommeil profond, notion proche de celle d'alaya-vijñāna. L'inconscient, c'est ce que nous percevons dans le sommeil profond, mais ce sont aussi les objets inertes et toutes les formes d'ignorance. Ces deux points de vue envisagent la prakṛti comme un aspect de Māyā. Mais du point de vue de la pure science, cette matière est la conscience se prenant pour objet. L'inconscient est donc une forme de conscience de soi. C'est pourquoi, au fond, l'état de sommeil profond "diffère d'une différence qui est néant" de la pure conscience, de même que dans le bouddhisme l'inconscience est à la fois opposée à et identique au dharmadhātu.
[9] Ces trois modes sont le plaisir, la souffrance et l'indifférence. Selon la Pratyabhijñā, le plaisir est un fragment de la lumière de la conscience, un pur apparaître sans jugement. La souffrance est un mélange de conscience et d'inconscience, ou de plaisir et d'absence de plaisir. L'indifférence est inconscience. Peut-être une manière de dire que la souffrance est préférable à l'indifférence. D'autre part, la souffrance est liée à l'inconscience, et la souffrance est un plaisir incomplet. Cette incomplétude est inconscience. Donc la cause de la souffrance est l'inconscience. L'inconscience est une conscience contractée, objectivée, réifiée jusqu'à l'oubli de soi. Quoi qu'il en soit la nature est, comme la pure conscience de soi, un état d'équilibre, un état indifférencié. Mais la nature est un état de pure inconscience en laquelle gisent toutes les formes d'inconsciences, telles des noiraudes dans la nuit obscure.
[10] L'existence (sattā) est synonyme de lumière consciente, manifestation, pur apparaître, donation, présentation (prakāśa). C'est une félicité car cette manifestation est ressaisir, représentée immédiatement comme manifestation de soi en soi-même.
[11] "Et rien d'autre" : touts les concepts que l'on emploie dans la vie reposent sur la relation. Cette relation est une synthèse, et cette synthèse, c'est la conscience, le Soi. Autrement, rien n'est possible ni explicable.
[12] C'est une objection.
[13] La conscience peut prendre conscience d'elle-même comme inconscience. D'où l'expérience de la discontinuité de la manifestation consciente.
[14] Nous sommes là au cœur de la Pratyabhijñā. Trois chapitres de la première partie des Stances pour la reconnaissance sont consacrés à ces trois Puissances. "L'activité dans le monde" traduit (?) vyavahāra : échange, commerce, transaction et par suite échange linguistique (mais pas nécessairement verbal).
[15] Il y a deux sortes de prise de conscience. Lorsque la conscience se ressaisi comme conscience sans objet, c'est vimarśa. Lorsque la conscience saisit un objet, c'est un vikalpa. Mais les vikalpas ne sont possible que sur fond de vimarśa. Les mots comme conventions ne sont possibles que sur fond de conscience - Parole Suprême - non conventionnelle.
[16] Comparée par Abhinavagupta à la vision globale d'une cité comme Śrinagar depuis une colline.
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