Je
suis enseignant. Ou professeur, comme on disait autrefois.
Or,
pour faire ce métier, il faut partager l'une de ces deux croyances :
-Soit,
que l'on participe à la sélection d'une élite. C'est l'élitisme. Plus facile,
mais moins satisfaisant moralement.
-Soit,
que l'on participe à l'accès de tous à la connaissance. C'est l'égalitarisme. Plus difficile,
mais plus satisfaisant moralement.
Professeur
du publique, au service de la "cause du peuple" (res-publica), je dois croire à la seconde option, égalitariste.
Cependant,
cet idéal se heurte au fonctionnement de l'esprit humain. Fondé sur la dualité,
il ne conçoit la connaissance que par opposition à l'ignorance, et la réussite
que par l'exclusion de ceux qui ne réussissent pas, ou moins bien. L'idéal
égalitaire ne peut être accompli que par le maintien d'une dualité qui est
plus qu'une différence : une hiérarchie. On peut préciser que l'égalité est
celle "des chances", des conditions de la compétition. Chaque
participant doit avoir les mêmes équipements pour avoir des chances égales au
départ, en dépit des inégalités présentes par ailleurs.
Mais
est-ce bien ainsi que cela fonctionne ? Imaginons que cette égalité des chances
soit parfaitement réalisée. Que plus personne ne rêve de supprimer le bac
national, etc. Même alors, la hiérarchie subsisterait.
Car
on ne peut fabriquer des gagnants sans fabriquer des perdants.
Oh,
il est vrai que l'on peut changer le vocabulaire, créer des prix de
consolation. Mais, quelque soit les conditions égales que l'on produise aux
différentes étapes de la compétition, il y aura toujours des exclus.
Pourquoi
? Parce que les finalités de l'éducation - liberté, connaissance, autonomie,
compétence, réussite, etc. - sont des constructions mentales construites par
exclusion de leurs contraires. Pas de savants sans ignorants, etc. Donc, pas
d'intégration sans exclusion, pas de réussite sans échec, pas de compétence
sans incompétence, etc. Si quelqu'un voit une alternative au fonctionnement
alternatif du mental, je serais curieux de l'entendre.
Or,
nous ne voulons pas d'exclus. Soit. Mais comment faire ?
Si
tous les élèves ont leur bac, le bac n'aura plus de valeur. Avec l'augmentation
des taux de réussite au bac et d'acquisition des diplômes et des titres, on
assiste déjà à leur inflation. Comment échapper à cette difficulté ? Comment
faire pour que tous soient savants, sans ignorants ? Le mérite peut-il exister
sans son contraire, le démérite ? Si tous les élèves réussissaient, non seulement le bac n'aurait plus de valeur, mais il n'aurait plus de sens.
Je
souhaite que tous mes élèves aient leur bac. Mais je sais aussi que si tous
l'ont - même s'ils l'ont en ayant le niveau adéquat, sans égalisation par le
bas - la valeur du bac diminuera. Plus il y a de savants sans ignorants, moins,
en réalité, il y a de savants.
Car
tout, dans ce domaine, est relatif. Tel est le règne de ce que les Indiens
appellent les dvandva, les
"couples de contraires", l'âme de la dualité, du devenir, de la vie.
On peut retourner la chose comme l'on voudra, on y trouvera point d'issue.
Ou
alors, une solution peut-être : pour ne plus fabriquer d'exclus, il faut s'arranger pour
que ces exclus existent, mais seulement dans l'imaginaire. De sorte que les
réussites soient réelles. Ainsi, on aurait des élèves savants, et des fantômes
ignorants.
Cela
à l'air obscur, mais c'est fort simple en vérité.
Pour
souder un groupe, par exemple, il y a deux solutions :
-Soit
l'on désigne un ennemi intérieur. Mais l'ennui est alors que l'on divise le
groupe. Du moins, on en perd une partie : les exclus, les perdants, les
ignorants. C'est le système standard, dans l'enseignement comme dans
l'entreprise.
-Soit
l'on désigne un ennemi extérieur. Mais si cet ennemi extérieur est humain, on
ne fait que repousser le problème, ou reproduire la difficulté à plus grande
échelle : on divise encore les humains.
La
solution consiste donc à désigner un ennemi - intérieur ou extérieur, peu
importe - mais un ennemi imaginaire, de sorte qu'aucun être réel ne puisse jamais s'y retrouver.
C'est ce que l'on fait avec les enfants. Pour les effrayer on leur invente des épouvantails.
Des démons. Voilà comment sont nés les démons : quand un groupe veut produire de
la réussite sans réduire à l'échec une partie de ses membres, il invente des êtres
en échec, mais imaginaires. La dualité est ainsi maintenue, mais elle ne menace plus
l'unité du groupe.
Faut-il
réintroduire les démons dans notre société pour sauver son unité ?
Actuellement,
nous progressons les uns contre les autres. Nous produisons en nous détruisant mutuellement.
De même que nous produisons des déchets, nous produisons de l'exclusion, de l'échec,
de l'ignorance, du chômage, etc. Si nous concevions l'ignorance de telle sorte qu'elle
ne puisse échoir qu'à des êtres imaginaires, la possibilité de la connaissance subsisterait,
sans qu'aucun humain ne puisse plus être déclaré ignorant.
Autrement
dit, nous avons besoin de bouc-émissaires imaginaires, non-humains.
En
attendant les extra-terrestres (ce qui ne ferait qu'étendre le problème à l'ensemble
des êtres intelligents), nous pourrions créer des êtres semi-imaginaires, des ennemis
capables d'échouer, mais pas humains : des machines. Dans le domaine de l'éducation,
je crois qu'au lieu de mettre les élèves en compétition entre eux, il faudrait les
mettre en compétition avec des machines, conçues de telle sorte que seules ces dernières
puissent perdre. De telle sorte qu'elles seraient toujours un peu au-dessous du
niveau des élèves. La réussite garderait ainsi une valeur, tandis que l'échec serait
réservé aux machines.
Ce
qui est certain, c'est que le système actuel est condamné à fabriquer ce qu'il est
censé éradiquer.
Je suis assez d'accord avec la diagnose, mais sans vouloir réintroduire les démons. Comment ferait-on ? Dans la magie, le cadre (le récit), les objets, la mise en scène, servent à aider le sujet (c'est comme ça qu'on dit ?, le patient, le client ?) à se dissocier du symptôme. "Tu n'es pas le symptôme". Et ce travail créatif peut avoir des effets positifs.
RépondreSupprimerC'est aussi un peu ce que l'on fait dans les exorcismes. Nous n'avons eut-être plus de démons, mais nous avons des virus, de mauvaises habitudes etc. pour la santé physique et pour santé mentale, nous avons pour démons toute une liste mise à jour annuellement http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_mental_disorders
Très intéressante réflexion. J'ai résolu le dilemme par la fuite, en démissionnant de l'éducation nationale ! Désormais, je pense simplement que le savoir non seulement est une forme subtile, mais puissante, de reconduction des inégalités, mais encore qu'il est, conçu par nos systèmes de dressage, un véritable obstacle à la seule connaissance qui aide à vivre : être. La connaissance la plus difficile à acquérir, certes, mais la seule qui soit offerte à tous sans distinction, dans son inaccessible simplicité. Il est vrai que pour parvenir à ces "conclusions" (plutôt ouvertures sur d'autres perspectives qui permettent de sortir des cercles vicieux du dualisme), il m'a fallu acquérir beaucoup de savoir, chercher longtemps dans les arcanes de la philosophie, de l'histoire, de la spiritualité...
RépondreSupprimerLézard bavard
Ton vœu est exaucé. Le retour d'un démon pour être aussitôt expulsé par Pape François. http://www.parismatch.com/Chroniques/David-Ramasseul/Le-mysterieux-exorcisme-du-pape-Francois-515962
RépondreSupprimer