mardi 2 décembre 2025

Le libre-arbitre n'existe pas ?

 

Cet individu affirme qu'il n'est pas libre quand il boit un verre d'eau le matin, car il le boit pour contribuer à sa bonne santé. Autrement dit, parce qu'il agit selon la raison, le bon sens, il se dit qu'il est "guidé", déterminé". Donc, qu'il n'agit pas librement.

Voilà où nous en sommes... Le vocabulaire s'appauvrissant, nous ne sommes plus capable de saisir les nuances entre contrainte, obligation, dé
termination, hasard, causation et raison. Ces notions étaient autrefois au programme du cours de philosophie. Elles le sont encore, en droit. Mais de fait, le niveau linguistique et, donc, cognitif, a tant baissé que la coquille est vide. Il n'y a plus personne. Les tenants de "l'éveil impersonnel" doivent se réjouir. Sans que personne ne se réjouisse, bien entendu.

Et c'est ainsi que, désormais, les humains se persuadent qu'agir selon la raison, ce n'est pas agir selon soi et que, donc, ça n'est pas être libre. Et même, comble de la confusion, qu'agir selon une cause, ce n'est pas être libre. Et que la liberté, ce serait donc d'agir sans raison, sans cause, au hasard.

(par où l'on voit, soit dit en passant, que le néo-advaita est un rejeton du matérialisme scientiste)

En cette aube de l'ère de l'artifice, l'humanité touche le fond, et creuse encore. 

C'est l'une des raisons (oui, des raisons) pour lesquelles je partage ici (sur ce blog, sur YT et sur les réseaux sociaux) ces extraits de paroles vraies, d'hommes et de femmes authentiques, nobles, dignes, droits, éduqués, amoureux, le tout illustré par des œuvres picturales qui évoquent l'amour de la vie, du vrai, du beau, du juste.

D.

lundi 1 décembre 2025

Une explication du libre-arbitre ? La conscience quantique

 



Quand on parle de liberté, on oppose souvent la liberté et le déterminisme, avec une thèse et une antithèse.

D’un côté, on peut dire que la liberté existe : la liberté individuelle qui n’est pas déterminée. C’est-à-dire que, quand je vous parle en ce moment, j’ai bien conscience que des conditions, des causes pèsent sur mes choix, sur ce que je veux vous dire. Le fait qu’il fasse plus ou moins chaud, plus ou moins froid, que je sois plus ou moins en forme, plus ou moins fatigué, et cetera.

Et néanmoins, j’ai aussi conscience que j’ai ce pouvoir de choisir ce que je vais dire ou ne pas dire, la manière dont je vais le dire. J’ai le choix. J’ai le choix. Je peux parler, je peux aussi ne pas parler.

Et c’est ça, la liberté : c’est-à-dire le libre arbitre au sens strict. Ce n’est pas la toute-puissance. Ce n’est pas dire que je peux faire tout ce que je veux. Personne n’a jamais défendu cette idée. Personne. Ce n’est pas ça, la thèse. Non : la thèse, c’est qu’il y a un pouvoir qui échappe au poids des déterminismes, au poids des circonstances, au poids du mécanisme des forces physiques et de tout ce qui en dépend : le social, le psychologique, le familial, le génétique.


Il y a quelque chose qui échappe. Il y a un pouvoir qui échappe au déterminisme.


Et comment je le sais ? Je le sais par l’épreuve que j’en fais. Je l’éprouve. Il n’y a pas besoin de prouver puisque je l’éprouve. C’est comme la faim, la soif. Je n’ai pas besoin, pour savoir si j’ai faim, de faire une analyse de mon sang pour connaître sa composition détaillée. Non : je le sens. Je sens que j’ai faim. Donc je mange : c’est fiable.

Mais, de l’autre côté, il y a l’antithèse. L’antithèse consiste à dire : « Oui, mais en fait, ce pouvoir libre, ce pouvoir de décision, c’est une illusion, parce qu’en réalité il y a tout un tas de causes et de conditions dont tu n’as pas conscience. » C’est-à-dire que, comme disait Spinoza, les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent.

Là, on prend un exemple : une pierre qui roule. Imaginons que cette pierre soit douée de conscience, eh bien elle croirait qu’elle roule, si elle est sur une pente, parce qu’elle veut rouler dans cette direction. Elle veut rouler, elle roule parce qu’elle a décidé, parce qu’elle a choisi. Et pourquoi croit-elle cela ? Parce qu’elle ignore les lois de la gravitation. Parce qu’elle ignore comment fonctionne la nature. Parce qu’elle ignore sa propre nature. Elle ne comprend pas sa propre nature.

C’est-à-dire : elle a conscience de ce qu’elle veut, mais elle n’a pas conscience de pourquoi elle le veut. Elle n’a pas conscience des causes de cette volonté.

Si maintenant je veux manger un croissant, eh bien c’est une cause, certes, mais cette cause elle-même est l’effet de causes antérieures, qui elles-mêmes sont l’effet de causes antérieures, et ainsi de suite. On peut remonter sans jamais pouvoir s’arrêter.


Et le fait qu’on ne puisse jamais s’arrêter à une cause première, à un commencement absolu, mais que toute cause soit elle-même l’effet d’une cause antérieure, et ainsi de suite à l’infini, sans qu’on puisse jamais s’arrêter — eh bien cela prouverait que le libre arbitre tout simplement n’existe pas, et que donc l’expérience que nous faisons de notre libre arbitre n’est qu’une illusion. C’est une forme d’ignorance.


C’est parce que notre conscience est limitée que nous croyons que nous sommes libres. Mais en réalité, il n’y a pas de liberté. La seule chose que nous pouvons faire, c’est comprendre ce déterminisme, c’est-à-dire comprendre la nature, c’est-à-dire, selon les termes de Spinoza, comprendre Dieu, comprendre l’univers et comprendre notre véritable nature, et comprendre qu’il n’y a que ce qui est, comme on dit aujourd’hui.

Et ça, ce serait la véritable sagesse : consentir par la compréhension, par la connaissance, par la pleine conscience, consentir à ce déterminisme. Ce serait ça, la seule forme de liberté. Ce serait agir non pas en se faisant des illusions sur mes choix, mais agir en ayant la connaissance la plus complète possible de tous ces déterminismes, de tous ces conditionnements, comme on dit aujourd’hui, qui forment ma nature et qui forment la réalité, la seule et unique réalité, ce qu’on appelle aussi l’univers.


Et donc ce consentement à ce qui est, ce serait ça, la véritable liberté, au lieu de s’imaginer faussement qu’on a un pouvoir de choisir.


Alors, en effet, cette antithèse est très forte, parce qu’elle a pour elle l’observation, et notamment l’observation scientifique. Quand on observe celui ou celle qui affirme être doué de libre arbitre, du pouvoir de choisir indéterminé, eh bien on n’observe rien du tout d’indéterminé. On observe des déterminismes, des enchaînements de causes et d’effets.

Dans le cerveau, il y a des enchaînements de phénomènes électriques et chimiques. Il y a des synapses et des neurones qui agissent les uns sur les autres comme un jeu de dominos — un jeu de dominos extrêmement complexe, mais un jeu de dominos quand même — où il y a une succession de causes et d’effets.


Tout obéit à ce qu’on appelle le déterminisme, et nulle part on n’observe un quelconque libre arbitre.


Vous ferez remarquer, au passage, qu’il en va exactement de même pour ce qu’on appelle la conscience. Quand on observe un être qui se prétend conscient, eh bien si on l’observe même de très, très près, on n’observe absolument rien de tel que la conscience. On observe seulement des choses qui agissent sur d’autres choses. Et même si on descend au niveau des atomes, on n’observe rien que des phénomènes mécaniques.

Certes, le cerveau est une machine extrêmement complexe, mais elle est faite d’éléments simples dans lesquels la conscience n’entre absolument pas en ligne de compte. Il n’y a pas de conscience, il n’y a pas de libre arbitre. Tout cela ne serait que des illusions engendrées par l’interaction d’un très grand nombre d’éléments qui, en eux-mêmes, sont totalement dépourvus de conscience, totalement dépourvus de libre arbitre.


Donc au final, il n’y a que la matière, entièrement déterminée par ses propres lois.


Et vous voyez comment ce point de vue qui nie le libre arbitre — que ce soit au nom de la science ou au nom d’un éveil ou d’une compréhension quelconque — est en réalité un matérialisme.


Alors, certains scientifiques appellent cela « matérialisme » ou « physicalisme ». Et, dans les milieux spirituels, eh bien souvent on a affaire à un matérialisme qui ne dit pas son nom.

Parce que nier le libre arbitre, c’est forcément nier la conscience, c’est nier l’esprit, et donc c’est dire qu’il n’y a que la matière, ou l’énergie, ce qui revient au même.

Donc c’est fascinant de voir cette spiritualité contemporaine — ou cet aspect de la spiritualité d’aujourd’hui — qui se veut spirituel, alors qu’en fait c’est une forme de scientisme, de matérialisme extrêmement banal, au fond.


La personne, le moi, la conscience, le libre arbitre ne sont que des illusions. Il n’y a que la matière qui existe et qui est réelle.


Bon. Mais y a-t-il des indices en faveur du libre arbitre ? Que répondre, en dehors de l’expérience ?

Eh bien ce qui est intéressant, c’est qu’on peut s’appuyer sur la physique quantique.

La physique quantique, c’est la physique qui s’intéresse à ce qui se passe à une échelle très, très petite : à l’intérieur même des atomes. Plus petits que les atomes : ce qu’on appelle les particules.

Aujourd’hui, au terme de plus d’un siècle de progrès scientifique incroyable — une aventure vraiment passionnante qui a commencé à la fin du XIXᵉ siècle — nous disposons d’une théorie incroyablement complète et surtout précise dans son pouvoir de prédiction. C’est justement une forme de déterminisme extrêmement fort. C’est ce qu’on appelle le modèle standard, dans lequel il y a 12 particules.

En fait, il y a 4 particules principales : les neutrons, les protons, les électrons, les photons. Et tout est fait de cela.


Alors, qu’est-ce que cela a à voir avec le libre arbitre ? Eh bien cela a à voir avec le fait qu’à cette échelle, on observe une forme d’indéterminisme.

C’est-à-dire qu’avant d’être observée par un œil humain ou par un instrument scientifique — peu importe — avant d’être observée, une particule est dans plusieurs états à la fois, et dans plusieurs endroits à la fois.

Et ce n’est pas simplement le fait que, avant de savoir où tu es, de mon point de vue, tu es partout parce que je ne sais pas où tu es. Non : réellement, avant d’être observée, la particule est dans plusieurs endroits à la fois.

C’est ce qu’on appelle un état de superposition, et cela a été popularisé par l’expérience de pensée du chat dans la boîte, qui est à la fois mort et vivant. Le chat, avant qu’on ouvre la boîte, est à la fois mort et vivant.


Mais alors pourquoi, quand on ouvre la boîte, le chat est-il toujours soit mort, soit vivant, mais jamais les deux à la fois ?

Eh bien parce que, dès qu’on ouvre la boîte, il y a observation. C’est-à-dire — ce n’est pas l’observation en elle-même, contrairement à ce qu’on dit souvent — c’est le fait que l’observation implique une interaction entre les particules.

Et en effet, une particule est dans plusieurs états à la fois, mais dès qu’elle interagit avec d’autres particules, eh bien elle « s’effondre » et elle choisit — entre guillemets — un état précis parmi tous ces états possibles.

C’est ainsi qu’à notre échelle, dans notre monde, nous ne vivons pas dans un monde de superposition d’états où plusieurs états sont présents simultanément, mais dans un seul monde, avec un seul état.


Mais du coup, certains se sont posé la question suivante :

Dans le cerveau, il se passe des choses à une échelle extrêmement petite. Le cerveau n’est pas très grand, il y a les molécules, et en dessous il y a les atomes, mais les atomes eux-mêmes sont faits de particules.

Et ils se sont dit : peut-être que la conscience et le libre arbitre s’expliquent par des phénomènes à l’échelle quantique, c’est-à-dire à l’échelle infiniment petite, à l’échelle des particules, à l’échelle de ce qu’on appelle aussi les quarks, qui forment les neutrons et les protons, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes.

Et ils se sont dit : puisque, à l’échelle des particules, il y a des états de superposition — c’est-à-dire des potentialités où plusieurs états sont simultanément réels — et que cela s’effondre ensuite, est-ce que cela ne ressemble pas fortement à un choix ?

Comme si, à chaque fois qu’un état superposé s’effondrait, il y avait comme un choix.

Et certains en ont tiré la conséquence — certes invérifiable, mais tout de même très intéressante — que, à chaque effondrement, en réalité l’état superposé s’effondrerait dans tous les états possibles. Et donc qu’il y aurait une multitude d’univers qui évoluent en parallèle : une infinité d’univers, en fait.

Or, il est tentant de se dire que mes choix sont des effondrements.

C’est-à-dire que, quand j’imagine différentes possibilités — parce que c’est ça aussi, la condition du libre arbitre : il faut que je puisse imaginer autre chose que ce qui est, différentes possibilités, différents états possibles — eh bien, quand je décide, cela correspondrait à l’effondrement de cet état de possibilités multiples, cet état de superposition, dans un seul état.

Et donc, c’est ainsi que la physique quantique — la théorie standard, le modèle standard — pourrait expliquer le libre arbitre.

Alors certes, ce n’est pas une preuve. Mais du moins il semble que la théorie de la physique quantique — qui est une partie du modèle standard, l’autre grande partie étant la théorie de la relativité générale — rende possible, ou soit compatible avec, l’expérience que nous faisons du libre arbitre.

Voilà ce que je voulais vous partager aujourd’hui. Et je me demande ce que vous en pensez : est-ce que vous pensez que la physique quantique va dans le sens du libre arbitre ou non ?

Voilà : telle est la question du jour.

mardi 25 novembre 2025

L'union de Shiva et Shakti dans un café


Dans mon introduction à ma traduction du Vijnâna-bhairava-tantra (Le tantra de la reconnaissance de soi, paru chez Almora), j'avais déjà noté que le maître bouddhiste Advaya-vajra (XIè siècle), que les Tibétains identifient à Maitripâda, citait des versets du tantrisme non dualiste dans ses écrits.

En voici un autre exemple.

Dans sa Méditation sur l'initiation (Seka-nirṇaya), il cite un verset de l'Ucchuṣma-tantra :

 śiva-śakti-samāyogāt sat-sukhaṃ parama-advayam |

na śivo nāpi śaktiś ca ratna-antargata-saṃsthitam ||

Magnifique verset que l'on peut traduire ainsi :


"De l'union de Shiva et Shakti 

naît le vrai bonheur, la vraie non-dualité.

[Sans cette union], il n'y a ni Shiva, ni Shakti,

[et alors le vrai bonheur] reste [caché comme l'éclat d'un joyau reste]

à l'intérieur du joyau [tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le frapper]"


________

L'idée que tout devient possible seulement par l'union de Shiva et Shakti est au cœur des traditions Kaula, le tantrisme non dualiste, par exemple dans le Secret de la tradition kaula (Kaula-rahasya) :

śivaśaktisamāyogāt kiṃ na siddhyati bhūtale |

"En ce monde, qu'est-ce qui ne peut-être être réalisé par l'union de Shiva et Shakti ?"

Shiva et Shakti ne sont pas deux divinités lointaines. Ainsi, quand je goûte ce café, ce qui est goûté est Shiva. La saveur, la conscience, l'expérience du café est Shakti. Même cette expérience banale est, en réalité, une union de Shiva "contracté" avec Shakti "contracté". 

Mais, même dans ce moment ordinaire, Shiva reste Shiva - lumière sans limites - et Shakti reste Shakti - conscience de soi sans limites. Et le plaisir que je goûte, la délectation que j'éprouve est en réalité l'union de Shiva et de Shakti. Tel est le Soi selon la tradition des Yoginîs. La pratique consiste à reconnaître cette union, cet émerveillement, à chaque mouvement du cycle du jour et de la nuit.

Le "vrai bonheur" est caché en nous, dans notre chair, comme l'éclat d'un joyau reste "caché" en lui, tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le toucher.

mercredi 29 octobre 2025

Le corps est-il une prison ?


Le puritanisme revient.

L'ascétisme est de retour.

Le moralisme (cette contrefaçon de la voix de la conscience) s'abat sur les âmes telle une nouvelle chappe de plomb.

Ca n'est pas l'Occident, ça n'est pas (seulement) aujourd'hui.

Mais partons de Platon, ce fondement de notre civilisation, et comparons-le au plus grand des maîtres du Tantra (traditionnel) : Abhinavagupta. 


Chez Platon, le corps est une prison.  

Il l’exprime dans le Phédon et dans le Cratyle par la formule célèbre sôma sēma : le corps est un tombeau pour l’âme. 

L’âme, selon lui, appartient au monde intelligible, pur et éternel. En s’incarnant, elle chute dans le domaine du devenir, de la matière, du sensible, et s’y trouve enchaînée. Le corps est alors vécu comme un obstacle à la connaissance véritable : il distrait, il trompe par les sens, il suscite les passions et les désirs. Le philosophe, dans cette perspective, cherche à se purifier de la présence du corps, à s’en détacher, afin de contempler la vérité, la beauté, le bien, dans leur forme intelligible. La délivrance s’obtient donc par une ascèse de séparation, par une remontée hors du corps et du monde matériel.


Abhinavagupta, au contraire, dans la tradition non-dualiste du tantra Śaiva, dit (improprement) "du Cachemire", renverse complètement cette vision. 

Le corps n’est pas une prison mais une manifestation directe de la Conscience suprême, caitanya ou saṃvit. Tout, pour lui, est Śiva, c’est-à-dire vibration de conscience, spanda. Le corps n’est pas une matière étrangère à l’esprit : il est la forme même que la conscience adopte pour se percevoir, pour se goûter elle-même dans la diversité. L’incarnation n’est pas chute, mais jeu, līlā, de la conscience qui se manifeste sous la forme du corps, du souffle, des sens et des émotions.

Dans cette perspective, le corps devient un moyen de libération, un upāya comme disent mes amis bouddhistes. C’est à travers le corps que l’on peut reconnaître sa véritable nature. Le souffle, la voix, la sexualité, la douleur, la jouissance, la perception sensorielle — tout cela n’est plus considéré comme des pièges, mais comme des portes de la reconnaissance (pratyabhijñā). Le corps est un microcosme, kula, où résident les énergies (śakti) du macrocosme. Il est temple vivant de Śiva-Śakti. L’ascèse n’est plus séparation, mais intégration, transmutation et expansion.

Ainsi, là où Platon voit une caverne à quitter, Abhinavagupta voit un sanctuaire à explorer. Le corps n’est pas le contraire de la conscience, mais sa densification, sa condensation. La libération ne consiste plus à s’en évader, mais à en révéler la nature divine. Le tantrika n’abandonne pas le corps : il l’habite comme Śiva jouissant de Śakti, dans la plénitude de la présence (pūrṇatā). Dans cette perspective, on pourrait dire : sarvaṃ śarīram eva śivatā — « tout corps est Dieu lui-même ». 

Ce qui rappelle, en Occident, les affirmations de certains adeptes du mouvement du Libre-Esprit.

Donc, prendre soin du corps, lieu sacré et non prison à fuir.

Pour la vie


Dans ma soif de vérité, j'ai exploré toutes les traditions, toutes les méthodes, toutes les pratiques, depuis l'âge de douze ans.

Or, je suis toujours revenu au "shivaïsme du Cachemire", la tradition des Yoginîs, de la Déesse-vie.

Pourquoi ?

Non par idolâtrie. Non par sectarisme (quel intérêt ?).

Mais bien parce que le shivaïsme du Cachemire, seul entre toutes les traditions mystiques (expérience directe de Dieu), aime vraiment la vie.

Dans les autres traditions, il y a ascétisme, exercices de mortification, basés sur une vision négative de la vie. "Tout est souffrance", "Nous sommes condamnés à mort pour nous punir du péché", "Ce monde est une prison", "La réalité n'a pas de sens".

Certes, le shivaïsme du Cachemire ne nie pas les limites de l'existence ordinaire, vouée à la vieillesse, la maladie, la mort. Il n'oublie pas la transcendance, bien au contraire. 

Mais pour autant, il ne nie pas la vie. Car il reconnait que la vie, c'est Dieu. C'est Déesse. C'est l'inconnu mystère que toute... vie désire. Il ne condamne pas la vie présente au nom d'une vie idéale. Il ne verse pas dans ce que Nietzsche appelait le nihilisme. Non. Il aime l'Amour. Il épouse le désir de vivre. 

Voilà pourquoi j'y suis toujours revenu. Un instinct de vie.

Penchons-nous un moment, si vous le voulez bien, sur les critiques adressées par le shivaïsme du Cachemire au suicide. Car oui, la spiritualité, l'ascétisme, les mortifications et, même, le yoga, sont souvent des projets de suicide qui ne disent pas leur nom.

Abhinava Gupta, le plus grand maître du Tantra, voire de toutes traditions de l'Inde (il fut reconnu comme tel de son vivant, vers l'An Mille), rejette l'idéal du suicide yogique et plaide en faveur de la célébration de la Vie divine.

Chez Abhinavagupta, la vie n’est pas une prison d’où l’âme voudrait s’échapper, mais le miroir vivant de la conscience : un espace sacré où Śiva (Dieu, l'Être) se reconnaît dans la multiplicité des formes, des pensées, des sensations. Le yogi adorateur des Yoginīs, donc du féminin donneur de vie, ne cherche pas à sortir du monde, mais à l’habiter avec intensité, à goûter sa densité, sa sueur, son sel et sa saveur (le rasa, le nectar et les émotions transmutées).

C’est précisément ce qu’il expose dans le Tantrāloka XIV, où il réfute la tradition du yoga-utkrānti — la "sortie par le haut", la “sortie du corps” volontaire — que certains yogis considèrent comme une forme de libération.

Abhinavagupta écrit :

pavanabhramaṇaprāṇavikṣepādikṛtaśramāḥ —

“Épuisés par la rotation du souffle, les projections de la respiration et d’autres efforts semblables,”

(les pratiquants du yoga "classique", qui est une sorte de suicide)

kuhakādiṣu ye bhrāntās te bhrāntāḥ parame pade —

“ceux qui se laissent tromper par de telles illusions — telles que ces pratiques de “trucages yogiques” (kuhaka) — sont en réalité égarés au coeur même... du Suprême (comme des poissons dans l'eau).”

sarvatra bahumānena yāpy utkrāntir vimuktaye —

“Même si certains louent l’‘utkrānti’ comme une voie vers la libération…”

proktā sā sāraśāstreṣu bhogopāyatayoditā —

“…l'Enseignement essentiel (nom d'un traité) ne la présente que comme un moyen de jouissance (pour atteindre un "paradis" spécifique, non comme une libération).”

yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati —

“Si Dieu (la conscience-vie) est omniprésent, où pourrait-il bien ‘sortir’ en s’extrayant du corps ?”

tasmān notkramayej jīvam paratattvasamīhayā —

“Ainsi, qu’on ne tente pas de faire sortir le souffle vital (=que l'on ne se suicide pas) sous prétexte de chercher le principe suprême !”

_______________

Cette réfutation est d’une ironie toute divine : si Śiva est sarvagataḥ, présent en tout, alors vouloir le rejoindre "ailleurs" est absurde. Où irait-on, sinon encore dans Śiva ? Quitter le corps par dégoût ou ascèse n’est qu’une nouvelle forme d’ignorance, une fuite déguisée.

Abhinavagupta ajoute, dans la même section :

yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati

“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui prétend s’en aller ?”

athāsarvagatas tarhi ghaṭatulyas tadā bhavet

“Et s’il n’était pas partout, alors il serait limité comme un pot (— ce qui serait absurde).”

Autrement dit : la mort volontaire, même sous des formes yogiques raffinées, repose toujours sur une vision dualiste, une séparation imaginaire entre la conscience et la vie.

Telle est la voie kaula, le chemin de la Déesse : tout intégrer, ne rien idolâtrer.

Les Kaulas, memebres de la Famille de la Vie, guidés par les Yoginī de la Śrīvidyā ou du Kālikākula ont toujours refusé cette logique de fuite. Leur sādhanā (chemin de réalisation spirituelle) est un chant du "oui" absolu : oui à la chair, au souffle, au sexe, à la mort, au vide, à la douleur, à la beauté — car tout cela est Śakti, l’énergie consciente.

Mais — et Abhinavagupta insiste — ils ne les idolâtrent pas.  Qui s’attache à volupté sans la reconnaître comme Déesse, tombe dans le piège de Māyā.” L’acte de jouissance yogique (=visant l'union divine, yoga) n’est pas une ivresse mécanique, mais une reconnaissance (pratyabhijñā) de l’absolu dans la matière, car la matière est la cristalisation de la sève de la conscience.

Ainsi, la mort, le vide, la dissolution ne sont pas fuis, mais intégrés comme des moments rythmiques du souffle divin : saṃhāra, la résorption nécessaire au jaillissement d'une vie renouvelée. Le corps est temple, l’amour est rite, la mort est offrande — et la conscience-amour est le feu qui les transfigure tous.

C’est pourquoi Abhinavagupta cite encore un tantra (XIV. 40) :

japa-dhyānādi-saṃsiddhaḥ svātantryācchaktipātataḥ /

bhogaṃ prati viraktaś ced itthaṃ dehaṃ tyajed iti //

“Si l'on est réalisé (apparemment) par la répétition du mantra et la méditation (mais, en réalité,) par pure liberté, touché par la grâce de la Śakti, et si l'on en vient alors à se détacher des jouissances sensorielles, alors — et alors seulement — il peut quitter le corps.”

Mais cette mort, précise-t-il, n’est pas une fuite ; c’est une métamorphose, une offrande libre, non un rejet. C’est la svacchanda-mṛtyu — la “mort spontanée” de ceux qui meurent par plénitude, non par lassitude.

La vision tantrique issue du courant des Yoginī, enseigne que toute la réalité est la Déesse. Les huit ou soixante-quatre Yoginī ne représentent pas des entités macabres ou obscènes, mais les aspects mouvants de la Vie divine elle-même : la sensualité, la peur, la fureur, la dissolution, la joie, la béatitude.

La mort est leur sœur, pas leur ennemie. Mais elle n’est pas adorée comme un absolu : elle est célébrée comme un passage, une facette, un masque de la Conscience. Les yogi de la Déesse, au cœur des charniers, ne méditent pas pour mourir, mais pour reconnaître la Vie jusque dans la Mort.

Ainsi, là où le suicide rejette la vie comme un fardeau, le shivaïsme du Cachemire l’assume comme un mystère à savourer. Là où l’ascète du yoga-utkrānti (yoga suicidaire) veut s’évader du corps, le héros de la Famille des énergies entre dans le corps comme dans un temple vibrant de Śakti. Là où d’autres fuient le désir, le yogi de Kālī y découvre l'Amour.

Finalement, la Vie est liturgie de la conscience.

En somme, pour Abhinavagupta et la lignée des Yoginīs, la mort ne s’oppose pas à la vie : elle en est l’autre visage. Mais vouloir mourir pour fuir, c’est refuser le jeu sacré de la Conscience. C'est fuir l'émerveillement.

La véritable transcendance — la "sortie" — est intérieure : c’est la sortie de la peur, non de la vie.

Car tant que Śakti palpite, tant que le souffle danse, tant que le regard s’émerveille, Śiva est là, goûtant son propre mystère.

“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui s’en va ?” 

Pourquoi la vague voudrait-elle fuir l'eau ?

Voilà pourquoi, en bref, je suis toujours revenu à la tradition des Yoginîs.

David

mercredi 22 octobre 2025

Ce tremblement..



Sentez-vous ce tremblement ? Ce frémissement ? Cette pulsation ?

La "conscience" (ce grand mot) est un tremblement.

Un champ vibrant, à la fois calme et en mouvement.

C’est elle la "terre divine" dont parlent les Yoginî :

un espace sans bord, à la fois le lieu du monde et sa substance intime.

En elle, tout se déploie — les formes, les pensées, les corps, les amours, les séparations —

et en elle tout se résorbe comme les vagues reviennent en l'océan.

La conscience est le corps vivant de Dieu.

Le monde est sa cristallisation.

Elle est cette Déesse originelle qui porte en son sein le monde entier,

et pourtant garde la taille fine : légère, libre, insaisissable.

Incarnée et invisible.

Elle ne choisit pas entre l’apparition et la disparition,

entre le plein et le vide,

elle est l’unité de tout cela.

C’est pourquoi elle est douce ET redoutable,

féconde, bavarde et silencieuse.

Elle enfante le monde dans un cri de joie,

et le reprend dans une étreinte, d'un coup de langue.

La Yoginî  dit : « Puisse la Puissance de Shiva vaincre la masse des nuages qui l’entravent. »

Les nuages, ce sont nos confusions, nos peurs, nos doutes —

les mouvements de l’esprit qui nous séparent de notre propre lumière. Le péché, comme disent certains.

Mais ces nuages aussi font partie du jeu :

ils sont le voile que la conscience jette sur elle-même pour se reconnaître.

Sous eux, la lumière ne faiblit pas.

Elle attend, patiente, dans le sanctuaire intérieur.

Ce sanctuaire n’est pas ailleurs : il est en nous.

C’est le corps — ce temple vivant où la Déesse danse sans arrêt.

Les anciens l’appelaient Uḍḍiyāna, le royaume du souffle,

le pays des fées, le pays de l'envol.

Là, entre le cœur et le bas-ventre,

palpite la connaissance la plus haute,

une connaissance non pas apprise, mais vécue :

une gnose ardente, charnelle, lumineuse.

C’est elle, la sagesse féroce des sorcières:

non pas la lutte contre soi,

mais l’abandon absolu à la vie,

jusqu’à ce que la vie et la conscience ne fassent plus qu’un.

Vie et sens réconciliés.

La Yoginî nous parle ensuite d’un fruit :

le fruit : repos en notre essence.

Ce fruit n’est pas une récompense, ni une acquisition spirituelle.

C’est une saveur.

Une plénitude tranquille, née de la reconnaissance que tout, absolument tout,

se déploie à partir de la même source.

Cette source, c’est la Déesse primordiale — Parā Vāk, la Parole suprême.

Non pas une parole que l’on prononce,

mais une vibration première, un roulement de tonnerre silencieux

d’où jaillissent les mots, les choses, et les mondes.

Elle n’a pas de caractéristiques :

elle est pure énergie, pure clarté, pure conscience.

C’est elle que nous goûtons chaque fois que nous cessons de nommer,

chaque fois que nous restons là,

ouverts, respirants, sans chercher à comprendre.

Car le monde n’est pas une illusion :

il est un mantra vivant,

une parole incarnée que la conscience se dit à elle-même.

Chaque son, chaque forme, chaque sensation,

n’est qu’une modulation de cette vibration unique.

Le réel tout entier est une phrase divine,

une onde continue d’amour qui se reconnaît dans tout ce qu’elle touche.

Ce que la Yoginî nous enseigne ici, en ce corps,

c’est que le repos ultime ne s’atteint pas en quittant le monde,

mais en reconnaissant que le monde tout entier est le jeu de la Parole vivante,

la danse de la Déesse en nous - "je suis".

Quand on le sait — non pas mentalement, mais charnellement —

alors même les sons deviennent lumière,

les gestes deviennent prière,

et le souffle devient offrande.

Ainsi, le fruit du chemin n’est pas de s’échapper,

mais de reposer enfin dans ce que nous sommes :

la conscience même, vibrante, aimante,

pleine de monde, pleine de formes,

et pourtant infiniment libre.

Puisse ce fruit être nôtre !

Puisse chaque respiration nous ramener à cette vérité simple :

que la lumière n’est pas au bout du chemin,

elle est ce qui, depuis toujours, nous respire.

Faire retour amont.

Avant que les choses apparaissent, avant que le monde se déploie,

il y a un grondement.

"Je suis".

Pas un bruit dans l’air — un ébranlement dans la conscience,

comme un frisson de lumière qui cherche à se dire.

C’est le tonnerre des mots et des choses,

la vibration originelle qui fait naître le visible et l’invisible à la fois.

Et ce tonnerre-là, disent les Yoginîs,

c’est la Déesse.

Elle n’a pas de forme, et pourtant tout prend forme en elle.

Elle ne parle pas, et pourtant tout langage vient d’elle.

Avant que la parole ne devienne syllabe,

avant que la pensée ne devienne idée,

il y a ce murmure immense —

cette vibration subtile du vivant qui s’éveille à lui-même.

La Déesse est cela : la conscience en mouvement,

le désir qu’a la lumière de se réaliser.

Elle ne cherche pas à créer le monde —

elle le laisse simplement se répandre,

comme une onde d’amour qui se découvre en se manifestant.

Chaque mot, chaque geste, chaque respiration

est un prolongement de ce premier tonnerre.

Chaque son que nous émettons, chaque émotion, chaque regard,

est un écho du frémissement initial :

la conscience qui se goûte en train d’être.

Et c’est là que se trouve le mystère.

Car ce tonnerre, cette vibration,

ce ne sont pas seulement les mots des dieux ou des sages.

C’est aussi notre propre parole.

Notre voix, quand elle est vraie.

Notre souffle, quand il s’ouvre sans calcul.

Le tremblement de notre chair, quand elle se souvient qu’elle est divine.

Dans le shivaïsme du Cachemire, on dit que la parole (vāk) se déploie en quatre niveaux :

la suprême, la cachée, la médiane, et l’articulée.

Mais ce ne sont pas quatre plans séparés —

ce sont les pulsations d’un seul souffle.

La parole suprême (parā-vāk) est la source silencieuse,

la pure vibration, sans son ni forme.

La parole cachée (paśyantī) est l’éclair de la vision,

le moment où la conscience pressent le monde.

La parole médiane (madhyamā) est le flux du sens discursif,

le mouvement intérieur qui cherche à se dire.

Et enfin vient la parole articulée (vaikharī),

celle qui devient son, corps, nom, regard, mouvement.

Mais à chaque instant, la racine est la même :

le grondement d’amour qui fait exister.

Alors, lorsque nous parlons,

lorsque nous respirons,

lorsque nous touchons,

nous rejouons le déploiement du monde.

Le verbe devient chair, la chair devient lumière.

La parole n’est plus un moyen — elle est un acte de création.

Elle n’est pas ce que nous disons,

elle est le fait même d’être vivant et conscient.

Ce « grand flot du courant divin » que chantent les Yoginîs,

c’est cette Onde primordiale qui se fait monde,

puis silence, puis monde à nouveau.

Une vague qui n’a ni origine ni fin,

et dont nous sommes les éclats.

Nous sommes les syllabes de cette grande Parole,

les modulations du souffle unique qui dit :

Je suis.

Je suis cela.

Je suis tout.

Et quand cette reconnaissance s’approfondit,

quand on sent dans le corps la résonance de cette parole vivante,

alors le monde tout entier devient un chant.

Non pas un chant religieux, mais un chant de présence.

Le vent, les battements du cœur, le cri d’un enfant,

le silence entre deux respirations —

tout cela devient le langage de la Déesse.

Elle parle en nous,

elle se parle à travers nous,

et, dans cet échange infini,

il n’y a plus de séparation entre le mot et la chose,

entre le son et le sens,

entre le corps et la lumière.

Tout est dit.

Tout est entendu.

Et dans cette écoute sans objet,

dans ce silence vibrant qui contient tous les bruits,

on goûte enfin le fruit dont parlait la stance :

le repos dans notre essence.

D.

Si cela résonne en vous, je vous invite à venir communier ensemble à la journée du 29 novembre.

vendredi 26 septembre 2025

Inévitable évidence


"Quel moyen de connaissance valide, qui (par définition porte sur quelque chose) qui n’était jamais apparu auparavant, (pourrait faire office de preuve de l’existence) du Seigneur, le sujet connaissant, lui qui existe absolument, lui qui est en permanence apparent ? Il est comme une surface égale servant de support à la fresque bariolée de l’univers. L’associer au non-être, c’est simplement se contredire ! Il est l’Ancien, dont le corps est à tout moment apparent. Il est le réceptacle de toutes les connaissances certaines."

(Utpaladeva, Poème pour la reconnaissance du Maître en soi)

Utpaladeva affirme que le Seigneur – qui est ici le Sujet connaissant universel – ne peut être prouvé par aucun moyen de connaissance, car il est toujours déjà apparent, comme le sol même sur lequel tout repose. Or, si l’on transpose ce principe dans la vie humaine, il devient clair que notre existence corporelle, notre souffle, notre chair même, témoignent de cette Présence. Le corps n’est pas un obstacle mais l’évidence de ce sujet connaissant, toujours donné à lui-même. Ce que nous appelons “moi”, avant toute preuve, avant toute déduction, se manifeste comme corps vivant.

L’amour s’inscrit ici comme l’éveil à la valeur de cette présence. Car si le Seigneur est “le réceptacle de toutes les certitudes”, alors chaque être humain, dans son expérience sensible – douleur, joie, désir, étreinte – participe de cette certitude. L’amour, sous toutes ses formes (érotique, amical, filial, compassionnel), est cette reconnaissance mutuelle où le sujet reconnaît dans l’autre le même éclat de conscience incarnée. Dans ce sens, aimer c’est faire l’expérience immédiate que l’autre corps n’est pas un objet, mais un sujet vivant de la même lumière.

Ainsi, la valeur de la personne humaine n’est pas une dignité ajoutée de l’extérieur, mais la manifestation même du Seigneur en chaque être, un Seigneur dont “le corps est à tout moment apparent”. Dire que l’on existe, c’est déjà dire que la divinité est là. Nier cela – comme le dit Utpaladeva – serait une contradiction, car aucun discours ne peut s’énoncer sans cette présence qui se connaît et se désire.


Les textes de la tradition cachemirienne le disent aussi :

l’être humain “n’agit pas selon son désir propre, mais en s’unissant à la force du Soi, il devient son égal” ;

“le yoga du cœur” révèle que l’amour et le désir sont le premier instant de l’extase divine, la vibration créatrice qui anime la vie intérieure ;

et surtout, le Seigneur est inséparable de son Shakti, c’est-à-dire de la puissance vivante qui se donne dans les corps, dans la relation, dans le jeu du féminin et du masculin, dans la danse de l’amour.

En résumé :

Le "Seigneur" n’est pas une abstraction, il est ce frémissement vivant qui palpite en chaque être humain. Son corps est notre corps, son amour est le nôtre. Reconnaître cela, c’est voir que la valeur infinie de la personne humaine n’a pas besoin de preuve extérieure : elle est la certitude première, parce que nous sommes, parce que nous aimons, parce que nous nous tenons déjà dans la lumière de la conscience.

dimanche 21 septembre 2025

Amour suffit



Il est des êtres si profondément habités par l’amour qu’ils n’ont besoin ni de rituels, ni de mantras, ni de techniques savantes pour rencontrer le divin. 

Pour eux, l’Ami — ce nom secret de Śiva — apparaît naturellement, sans effort, sans délai. Cet Ami, c’est la forme que prend le Soi, la conscience suprême, quand elle se montre à nous dans son intimité. Ce n’est pas un autre. Ce n’est pas un dieu lointain. C’est nous, au plus profond. "Moi, plus moi que moi".

C’est à ces êtres, "ornés d’amour", que le grand poète-philosophe Utpaladeva adresse ses hymnes :

"Hommage soit rendu à l'être orné d'amour

A qui l'Ami apparaît

Sans procédures de visualisation ni récitation

Préalables."

Il ne s’adresse pas aux érudits, ni aux maîtres en visualisations, mais à ceux qui brûlent d’un amour nu, sans calcul, sans but caché. À ceux qui désirent l’union plus que la connaissance, le contact plus que l’analyse, la présence plus que la distance.

L’amour dont il est question ici n’est pas une émotion passagère, ni un élan sentimental. C’est une absorption. Une fusion sans reste. Une joie sans motif, comme si l’on plongeait dans la mer et que l’on devenait la mer. L’Ami — Śiva — se révèle alors non pas parce qu’on l’appelle, mais parce qu’on s’efface. Parce que l’on cesse de vouloir, de chercher, de faire. Parce qu’on devient transparent. Libre. Vaste. Aimant.

C’est cela, la voie qu’Utpaladeva et ses disciples, comme Abhinavagupta et Kṣemarāja, ont cherché à transmettre : une voie dans laquelle le plus grand bien n’est pas un résultat, mais une saveur. La saveur d’être uni au divin dans une étreinte intérieure, silencieuse, spontanée. Ce n’est pas une méthode, c’est une grâce. Et cette grâce naît, non d’une pratique imposée, mais d’un retournement du cœur vers ce qu’il y a de plus simple : la conscience nue, libre, amoureuse.

L’amour véritable n’a pas d’objet. Il n’attend pas de récompense. Il n’a pas d’autre fruit que lui-même. Il n’est pas un chemin vers quelque chose, mais un feu qui consume tout ce qui faisait obstacle : les attentes, les doutes, les techniques, les images mentales. Ce feu, c’est la liberté incarnée. La liberté de ne pas avoir besoin d’autre chose que ce qui est là. Maintenant.

Dans cette tradition, héritée des yoginīs et transmise à travers les chants, les aphorismes et les silences, le corps n’est pas un ennemi. Il est le sanctuaire. L’espace vivant où s’éprouve l’union. Il est l’autel de l’amour, non pas d’un amour rêvé ou projeté, mais d’un amour vécu — viscéralement, sensuellement, existentiellement. Car c’est par le corps, par la chair, par le souffle et par les tremblements, que la reconnaissance du Soi se donne.

Ainsi, l’adepte amoureux — celui qui est "orné" de cette offrande intérieure — n’a besoin d’aucune procédure. Il n’a pas à "visualiser" quelque chose, car il est déjà dans la vision. Il n’a pas à réciter quoi que ce soit, car tout en lui est chant. Ce qu’il découvre, c’est que le divin ne vient pas. Il est déjà là. Il n’a jamais été séparé. Il est l’espace même dans lequel surgissent toutes les perceptions. Il est ce qui demeure quand tout disparaît.

Il n'attend pas la permission d'aimer. Nul ne peut vous délivrer un permis d'être. Pas de certification d'amour.

Alors, pourquoi tant de pratiques ? Pourquoi tant de méthodes ? Parce que notre esprit croit à la séparation. Parce que nous sommes "contractés", enfermés dans l’idée que nous devons "atteindre" quelque chose. Mais l’amour, le vrai, n’atteint rien. Il révèle. Il fond les frontières. Il brûle les croyances. Il libère l’être.

Et dans cette liberté, tout devient sacré : une respiration, une caresse, une larme, une attente. Car tout est conscience. Et la conscience est Śiva. Et Śiva, c’est l’Ami. Et l’Ami, c’est ce que je suis, quand je cesse de vouloir être autre chose.

Si cela vous parle, un parcours en ligne de neuf mois commence bientôt : voir lien en commentaire.

David

mercredi 10 septembre 2025

Le shivaïsme du Cachemire, c'est la liberté


 

A quoi bon vivre,

si on ne vit pas libre ?

Mais la liberté se conquiert et se reconquiert.

Elle se déploie à tous les niveaux.

La tentation est grande de faire de la vie intérieure

une fuite pour cacher une vie extérieure de servitude.

Selon certains, la liberté intérieure consiste

à accepter la servitude extérieure.

Ils semblent se désintéresser du sort du monde,

de la politique, de la guerre, 

pour se tourner exclusivement vers la transcendance.

Or, la liberté est un tout - intérieur ET extérieur.

Alors, la liberté n'est plus un grand mot,

mais une réalité concrète.

Sinon, la vie intérieure devient l'opium d'une âme asservie dans sa vie extérieure. 

Contrairement aux contre-vérités diffusées par certains,

le shivaïsme du Cachemire est un enseignement de libération de la personne : il invite à l'autonomie sur tous les plans.

C'est la fameuse svâtantrya, l'auto-nomie, "être sa propre loi", "auto-détermination", indépendance à tous les niveaux.

Un maître du shivaïsme du Cachemire du XXè siècle en parlait ainsi :

"Un (individu) privé d'indépendance 

Dans son existence quotidienne 

Ne peut trouver aucun intérêt à la liberté absolue. 

Les gens de bien savent donc qu'il faut 

Atteindre la liberté dans l'existence mondaine 

Avant (de se tourner vers la liberté absolue). 20 

Cette (indépendance) est relative au corps, 

Au cœur, à l'intellect, 

A un régime politique authentique, à l'argent, 

Elle est individuelle, nationale, Familiale et sociale. 21 

Mais parmi ces aspects de la liberté, 

Le principal est la liberté de la nation , 

Car elle est le fondement de toutes 

Les (autres formes de libertés). 

En effet, quand une nation dépend d'une autre, 

Aucune autre sorte d'indépendance n'est possible. 22 

Par conséquent, les sages doivent 

Avant tout rendre leur propre nation indépendante. 

Une fois obtenue, toutes les autres formes de liberté 

Sont d'autant plus aisées à obtenir. 23 

Une fois atteinte l'indépendance nationale, 

On doit atteindre les autres (formes d'indépendance) 

Par des voies nobles et véridiques, 

Puis l'on doit développer droitement 

L'attachement pour cette liberté 

Qui est notre vraie nature. 24"

(extrait du Miroir de la liberté, Svâtantrya-darpana ; pour le livre entier, voir ici)

Ces versets, traduits directement de la langue sacrée de l'Inde, sont clairs : la liberté extérieure d'abord, condition pour aller vers la liberté intérieure.

Ces versets du Miroir de la Liberté de Balajinnâth Pandit sont donc étonnants et précieux, car ils nous rappellent une chose que l’on oublie facilement lorsqu’on parle de spiritualité : la liberté absolue (mokṣa, svātantrya) ne peut pas fleurir dans le vide, mais elle doit s’enraciner dans les conditions concrètes de la vie quotidienne.

Pandit souligne d’abord une évidence souvent négligée : si un être est privé de liberté dans son existence ordinaire – dans son corps, ses émotions, son intellect, dans ses relations sociales, économiques ou politiques – alors l’idée même de liberté spirituelle lui paraîtra abstraite, voire étrangère. C’est comme parler d’ailes à un oiseau enfermé dans une cage : tant que la cage n’est pas ouverte, le ciel demeure une promesse lointaine.

Il décline ensuite les différents visages de cette liberté relative (aupādhika svātantrya) : liberté corporelle (santé, mobilité), liberté affective et intellectuelle, liberté économique, sociale et familiale. 

Il ajoute avec lucidité que toutes ces libertés reposent sur une condition plus vaste : la liberté politique, celle d’une nation, analogue à la liberté individuelle. 

Car si un peuple est soumis à une domination extérieure, toutes les autres libertés deviennent fragiles, suspendues au bon vouloir d’autrui. De même, si un individu est soumis à une forme d'emprise, sa liberté intérieure, abstraite, peut devenir un facteur qui renforce sa servitude extérieure. 

Pour Pandit, marqué par l’histoire du Cachemire et par les luttes de l’Inde pour son indépendance, il s’agit d’une priorité : tant que la communauté elle-même n’est pas souveraine, l’individu ne peut pas pleinement s’épanouir. Ensuite, l'individu est appelé à conquérir son autonomie financière, familiale, intellectuelle. 

Mais la perspective ne s’arrête pas là. Une fois obtenues ces formes d’indépendance – nationale, sociale, individuelle – il faut encore apprendre à les cultiver « par des voies nobles et véridiques ». Pas de mensonge, que l'on se raconte, pas de statu quo, pas de compromis, pas d'attente du "grand soir", mais bien l'aspiration radicale à une autonomie.

Cependant, l'’indépendance n’est pas une fin en soi, mais un tremplin. 

Car le but véritable est de reconnaître que la liberté n’est pas seulement extérieure : elle est notre nature même. Elle n’est pas simplement le fait d’être libéré de quelque chose (de la domination, de la contrainte, de la dépendance financière), mais d’être libre en tant que conscience (cit), libre comme l’espace qui accueille tout sans être affecté par rien. Plus encore : c'est se réaliser comme source active de tout ce qui est, de tout ce qui pourrait être, de tout ce qui devrait être - moteur et âme de l'évolution.

Ces stances tissent donc un chemin en spirale : de la liberté extérieure à la liberté intérieure, et de la liberté intérieure à la reconnaissance de la liberté absolue, qui n’est autre que notre être véritable. On pourrait dire que Pandit nous propose une écologie de la liberté, allant du politique au spirituel, en passant par les dimensions du corps, du cœur et de l’intellect.

Sur un plan personnel, ces versets me touchent parce qu’ils dissipent une illusion assez répandue dans les milieux spirituels : croire que l’on peut « sauter » directement dans l’absolu sans se soucier du monde concret. Pandit rappelle qu’il faut d’abord respirer librement, avoir une terre où se tenir debout, une société qui permette la dignité. Mais il évite aussi l’autre piège, celui de croire que la liberté se limite au politique ou à l’économique : il nous invite à développer un attachement vivant pour la svātantrya absolue, cette liberté infinie qui est notre essence.

C’est une leçon profondément tantrique : Dieu, la conscience sans limites, se manifeste dans toutes les dimensions de l’existence. "Tout est conscience" est une invitation à conquérir notre liberté. L’indépendance extérieure et l’indépendance intérieure ne s’opposent pas, elles sont les deux ailes d’un même envol.

Puissions-nous assumer notre liberté !

David

vendredi 5 septembre 2025

Se délecter ou avaler ?

Peinture : Émile-Pierre Metzmacher


Ce blog est dédié au tanttra. Un autre, l'Atelier mystique, est consacré à la mystique. Cependant, il y a des résonances.

Voici un texte de Madame Guyon (France, XVII7 siècle) qui évoque le camatkâra, la délectation émerveillée qui est l'essence de la conscience, et donc de toute expérience :

"Lors donc que l’on est ainsi enfoncé en soi-même et vivement pénétré de Dieu dans ce fonds, lorsque les sens sont tous ramassés et retirés de la circonférence au centre (ce qui donne un peu de peine au commencement, mais qui est aisé dans la suite, ainsi que je dirai), lors, dis-je, que l’âme est de cette sorte ramassée en elle-même, qu’elle s’occupe doucement et suavement de la vérité lue, non en raisonnant beaucoup dessus, mais en la savourant, excitant la volonté par l’affection plutôt que d’appliquer l’entendement par la considération, l’affection étant ainsi émue, il faut la laisser reposer doucement et en paix, avalant ce qu’elle a goûté. Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s’en nourrirait pas, quoiqu’elle en eût le goût, si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l’affection est émue : si on veut la mouvoir encore, on éteint son feu, et c’est ôter à l’âme sa nourriture. Il faut qu’elle avale, par un petit repos amoureux plein de respect et de confiance, ce qu’elle a mâché et goûté. Cette méthode est très nécessaire et avancerait plus l’âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années." (Le Moyen court, II) 

Il y a des instants où la pensée se tait, où l'on ne sait plus très bien si l’on contemple ou si l’on est contemplé. Quelque chose s'arrête — ou plutôt, quelque chose commence. On ne cherche plus Dieu. On le goûte.

Madame Guyon, dans Le Moyen court, décrit cette expérience avec une grâce qui touche au silence lui-même. Et ce qu'elle révèle là, à travers des mots doux et profonds, entre en résonance inattendue avec une notion au cœur du Tantra non-duel du Cachemire : camatkāra, l’émerveillement extatique de la conscience.

Deux traditions. Deux langues. Un même secret.

Une voie de douceur :

Madame Guyon nous parle d’un moment délicat et subtil. L’âme se retire au-dedans, les sens se calment. On lit un passage des Écritures, non pour l’analyser, mais pour le savourer. Puis, quelque chose s’éveille. Une affection intérieure, une chaleur douce, une émotion tendre.

Et alors vient ce qu’elle appelle le repos amoureux : ne plus remuer cette affection, ne pas chercher à la rallumer encore. Il faut laisser l’âme avaler ce qu’elle a goûté, comme on cesse de mâcher un fruit pour en recevoir les sucs.

Elle écrit :

"Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s’en nourrirait pas [...] si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l’affection est émue."

Ce n’est pas la volonté qui nourrit. C’est l’abandon.

Pas l’analyse. Mais la saveur.

Camatkāra : la surprise de la conscience

Dans le Tantra du Cachemire, cette saveur a un nom : camatkāra (चमत्कार). "Faire tchamat", son de la langue qui se délecte.

Littéralement : émerveillement, ravissement, saisissement joyeux.

C’est l’instant où la conscience se reconnaît dans ce qu’elle perçoit, et s’en émerveille. Le monde n’est plus extérieur : il est nous. La pensée se dissout dans un silence lumineux, et ce silence goûte sa propre saveur.

Camatkāra n’est pas un feu d’artifice. Ce n’est pas une extase spectaculaire. C’est un sourire muet du cœur, un frisson doux dans le dos, un regard soudain sur le ciel qui nous rappelle que tout est déjà là.

En somme, le Tantra enseigne que :

« Lorsque la conscience s’étonne d’elle-même, elle est libre. »

Deux langages, une même lumière :

Là où Madame Guyon parle de repos amoureux, les maîtres tantriques parlent de visrānti, le repos dans le Soi.

Là où elle invite à avaler la saveur, le Tantra dit, en substance :

« Savoure le monde comme toi-même. »

Dans les deux cas, ce qui est sacré, ce n’est pas ce que l’on pense, ni ce que l’on fait. C’est ce que l’on laisse advenir.

L’éveil ne se gagne pas. Il se reçoit.

Et cette réception passe toujours par un moment de bascule : quand on cesse d’agir, de vouloir, de contrôler — alors quelque chose agit en nous. Une paix. Une joie sans cause. Un étonnement si profond qu’il en devient silence.

Une mystique incarnée :

L’union divine, pour Madame Guyon, n’est pas une abstraction. Elle se vit dans le corps, dans l’affection, dans une forme d’extase douce.

De même, pour les yoginīs tantriques, le divin est saveur, vibration, émerveillement du cœur.

On peut goûter Dieu dans une prière. Mais aussi dans une fleur. Un mot. Un souffle. Un instant de fatigue.

Et c’est peut-être cela, au fond, le vrai point commun entre ces deux voies :

Une mystique incarnée, simple, joyeuse. Une voie de saveur.

Pour conclure : rester là, sans rien faire

Madame Guyon nous dit :

« Cette méthode est très nécessaire, et avancerait plus l’âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années. »

Le Tantra répond que camatkāra est l’éclair de reconnaissance par lequel la conscience se reconnaît et se libère.

Rien d’autre à faire que rester là, comme on s’assied à l’ombre d’un arbre. Laisser la saveur descendre. Ne plus penser. Se reposer dans l’émerveillement.

Et peut-être, dans ce silence, dans ce rien, dans ce fond —

goûter enfin Quelqu’un.

Partage cette page si elle a résonné en toi. Et si tu veux aller plus loin dans cette exploration des ponts entre mystique chrétienne et tantra, laisse un commentaire, un témoignage ou une question. Que cette saveur se propage !

jeudi 4 septembre 2025

Les secrets des Yoginîs



J'ai traduit il y a peu le Chummā-sanketa-prakāśa, publié chez Almora sous le titre Le yoga de la Déesse. Le titre sanskrit peut se traduire littéralement par "La révélation des sanketas des chummâs". L'ensemble constitue "la tradition des chummâs".

Chummâ et sanketa sont synonymes. Ils désignent les signes secrets de reconnaissance entre initiés, en particulier pour les rencontres entre yogis et yoginîs dans les sanctuaires de la Déesse. A l'origine, sanketa désigne un signe de reconnaissance (geste de la main, regard...) pour une rencontre amoureuse en secret.

Cependant, le mot sanketa en est venu à désigner un secret et, plus précisément, une instruction secrète transmise par les Yoginîs. Sa mise en pratique permet de rejoindre les Yoginîs éveillées (certaines Yoginîs ne sont que des sorcières dangereuses) et d'atteindre la pleine réalisation spirituelle, décrite comme envol et union avec les Yoginîs. Elle forment un mandala de lumière céleste, dont la Déesse est le centre et la source.

Tout cela symbolise la conscience, le champ de notre expérience sensorielle et mentale. Les Yoginîs sont les énergies des sens, du corps et de l'esprit. Tant qu'elles ne sont pas reconnues et honorées, elles nous tourmentent. Mais, une fois reconnues et honorées, elles engendrent l'expérience de la non-dualité.

Voici un passage d'une Ecriture de la tradition de la Déesse Kubjikâ qui emploie le mot sanketa dans le sens de "secret", une instruction sur une pratique de méditation :


ūrdhvadṛṣṭir nirīkṣeta dṛśed divyaughamaṇḍalam |

saṃketa eṣa vikhyāto jyeṣṭhanāthasya suvrate || 7/19 ||

nāsāgramaṇḍalāntasthaṃ divyatejodbhavaṃ priye |

dṛṣṭiṃ niveśya tatraiva saṃketaṃ madhyamaṃ priye || 7/20 ||

"19.

Projeter le regard [dans le ciel] vers le haut :

on contemplera le mandala du flot divin.

Ainsi est expliquée l'instruction secrète

du maître Jyestha, ô Femme vertueuse.

20.

Ô Bien-Aimée, quand on fixe la vision

dans le mandala [qui apparait dans le ciel] dans la direction du nez,

d’où jaillit une lumière divine,

c'est l'instruction secrète du [regard projeté au] centre [de l'espace]."

(extrait du Cinciṇī-mata-sāra-samuccaya)

mardi 2 septembre 2025

Yoga de l'IA : un nouveau yoga !

Sapho jouant de la Lyre, Léopold Burthe (1823–1860)


 

Nous entrons dans l'ère de l'IA.

Nous avons besoin d'un nouveau yoga. L'IA yoga.

Deux visages de cette discipline salvatrice :

1) Version de Patanjali actualisée : yogah citta-vritti-nirodhah "Le yoga est le blocage des activités de l'âme" devient yogah iya-vritti-nirodhah "Le yoga est le blocage des activités de l'IA"

Comme dans le yoga de Patanjali, on y va progressivement. On fait comme avec le sucre. On diminue peu à peu les doses. Avec du courage, on surmonte les périodes de manque et on regagne sa liberté. 

Cependant, il y a un écueil : on ne peut plus gagner sa vie, ni communiquer. On s'isole. Kaivalya se révèle être isolement, séparation. Or, nous sommes des animaux de cité, comme disait Aristote.

Alors, que faire ? D'où la seconde version :

2) Version du tantra actualisée : "Vaincre le mal par le mal" devient "Vaincre l'IA par l'IA". Employer le poison avec discernement (et courage, bien sûr), comme un médecin utilise des substances toxiques pour guérir, car "le poison est dans la dose".

La yoginî transmute, elle ne renonce pas.

Par ailleurs, une remarque sur l'IA (les écrans et tout ce qu'ils figurent) : l'IA nous éloigne de nos corps. Les écrans nous volent à nous-mêmes. "Mais je ne suis pas le corps ! Dès lors, la survenue de l'IA n'est-elle pas bienvenue, pour nourrir l'esprit ?" - Non, car l'IA ne nourrit pas l'esprit, elle le détruit, comme l'expérience le prouve assez. L'IA est comme les songes creux : elle imite, mais ne crée rien. Chaque instant qui passe confirme cette vérité. L'IA prouve la conscience, l'IA prouve le libre-arbitre, l'IA prouve la singularité de la personne. De l'âme. Oui, l'âme.

D'où le besoin de plus en plus pressant de revenir au corps. Mais quoi ? Quand je reviens au corps, je découvre que le "corps" n'est pas le corps. Il est la force de vivre, la joie, la puissance, cet élan que nous cherchons tous.

D. 

dimanche 31 août 2025

La Yoginî grecque



Confidence : la tradition m'inspire. Et de plus en plus.

Laquelle ? 

Platon. Notre Moyen-Âge.

Dans "Le Banquet" (livre de Platon), Socrate transmet l'enseignement d'une grande Yoginî, appelée Diotime, "prophétesse honorée par Dieu" (Diotíma hē Mantinikḕ).

Elle nous apprend à apprendre en nous montrant l'échelle de l'amour, car Amour (τὰ ἐρωτικά) est l'âme de toute transmission :

- d’abord l’amour d’un beau corps,

- puis de tous les beaux corps,

- puis des belles âmes,

- puis des lois, des institutions, des sciences,

- enfin la contemplation du Beau en soi (à l'intérieur de soi) et aussi, absolu, complet, "à pur et à plein" (comme dirait Jean de Saint-Samson).

À chaque étape, la transmission s’affine : de l’attachement sensible à l’engendrement de pensées de plus en plus universelles, jusqu’à la révélation d’une vérité qui n’est plus conditionnée par un maître, ni par un objet, mais se manifeste directement à l’âme qui contemple.

L'ego s'ouvre, le désir s'ouvre, guidé vers l'absolu, sa source.

Diotime parle d’un chemin qui s’élève comme une échelle invisible.

Tout commence par l’éclat d’un seul corps, la beauté fragile qui captive le regard et fait naître le désir. Déjà, ce désir charnel nous pousse à nous transcender.

Puis le cœur comprend : cette beauté n’appartient pas à l’unique, elle se répand dans tous les corps, comme une lumière partagée.

Alors le regard s’affine encore et découvre la splendeur des âmes, leur profondeur, leur bonté, leur feu secret.

Plus haut encore, l’esprit s’attache à la beauté des œuvres humaines : lois, cités, savoirs — tout ce qui relie et structure la vie commune.

Et un jour, au sommet, l’âme entrevoit le Beau lui-même, sans forme, sans support, source pure de toute beauté.

À chaque étape, quelque chose se transforme : le désir se dépouille, il s’élargit, il devient plus subtil.

Ce n’est plus une attirance qui saisit, mais une fécondité : des pensées, des intuitions, des visions universelles naissent et se transmettent comme des enfants de l’âme.

Jusqu’au moment où la vérité cesse d’être donnée par un autre : elle s’ouvre d’elle-même, comme une évidence, dans l’espace silencieux de la contemplation.

Le maître, alors, n’est qu’un compagnon de route.

Il ne transmet pas une possession, il n’offre pas une réponse toute faite.

Il veille seulement à orienter le désir, à maintenir vivante la flamme.

Car c’est Éros lui-même qui instruit, Éros qui engendre, Éros qui conduit au dévoilement.

Et lorsque le cœur s’ouvre, la vérité n’est plus reçue du dehors : elle jaillit comme une source, au-dedans de l’âme qui contemple.

Cet enseignement est au coeur de ma vie depuis un quart de siècle.

J'ai eu l'honneur et la joie de le partager avec des centaines d'élèves. Je porte le projet d'écrire un livre, basé sur l'enseignement oral de Diotime. Il ferait résonner ensemble les transmissions des Yoginîs d'Orient et d'Occident.

A l'occasion de cette rentrée, je souhaite le meilleur, beaucoup de réussite et de passion, à mes collègues enseignants, dont mes amis philosophes José Leroy et Serge Durand qui, chacun à leur manière sont pour moi des modèles de probité et d'intelligence pédagogique.

Une pensée aussi pour mes maîtres de philosophie qui nous ont quitté, dont François Chenet, âme pure et enflammée de sages désirs.

vendredi 22 août 2025

La triple Kundalinî



 Asseyez-vous bien droit, comme si vous étiez suspendu à un fil.


Quand vous ne faites pas attention du tout à votre respiration,

c'est Shakti Kundalinî, l'énergie endormie, à l'état potentiel.


Maintenant, savourez le va et vient de l'air dans les narines, l'expansion et la contraction du ventre :

c'est Prâna Kundalinî, l'énergie d'incarnation.


Et à présent, goûtez la fin de chaque expir, quand il ne reste plus rien :

c'est Parâ Kundalinî, l'énergie de transcendance.

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