Toucher l’Indicible
On dit que l’éveil, c’est voir.
Mais pourrait-il être toucher ?
Peut-on toucher l’indicible ?
Les enseignements traditionnels mettent en garde : les visions et autres révélations que l'on peut expérimenter lors de la méditation ou à l’occasion d’un éveil de conscience peuvent être des pièges. Si l'on s’y attache, elles deviennent des impasses, car la fascination qu’elles suscitent détourne l’attention du but véritable, qui est au-delà de ces expériences extraordinaires.
Dans les milieux spirituels, on parle souvent de visions, de rêves, de "flashes", de coïncidences, de parfums, de voix que l’on entend. D’autres fois, on est comme obsédé par des sensations hors du commun, agréables, flatteuses… ou bien l'on est obnubilé par le ressenti, véritable divinité du New Age, accompagnée de ses sœurs énergie et vibration. Autant d’obstacles potentiels sur la voie.
Cependant, dans la tradition du Cachemire, et plus largement dans le Tantra, une exception demeure : le toucher, les sensations tactiles.
Dans La Lumière des Tantras (Tantrāloka XI, 29-31), Abhinavagupta, le maître le plus célèbre du Tantra, expose les niveaux de conscience et les réalités correspondantes, nous conduisant ainsi à reconnaître que tout est manifestation de la conscience, dans la conscience et par la conscience, comme une projection intérieure.
Il signale alors, presque en passant, que le toucher n’est pas un obstacle spirituel, contrairement aux autres sensations :
Le parfum, la saveur, la forme
sont des qualités de plus en plus subtiles,
enracinées au sommet des qualités
et à la cime de l’illusion de la séparation (Māyā).Mais le toucher
est ineffable, subtil…
Il existe, quant à lui,
au sommet du plan de la Śakti,
(et donc au-delà de la dualité,
au-delà de l’illusion).
Voilà pourquoi les yogis
aspirent sans cesse
à ce toucher ineffable.
Je relis ce passage si important :
Le parfum, la saveur, la forme
sont des qualités de plus en plus subtiles,
enracinées au sommet des qualités
et à la cime de l’illusion de la séparation (Māyā).
Et j’ajouterais que toutes ces sensations sont tout en haut du monde, mais elles font partie du monde.
Elles font partie de la séparation et elles nourrissent l’illusion d’une telle séparation.
Mais Abhinavagupta poursuit :
Le toucher est ineffable, subtil…
"Ineffable" signifie qu’il est si difficile de décrire les sensations tactiles.
Et il ajoute :
Il existe, ce toucher, au sommet du plan de la Śakti,
et donc au-delà de la dualité, au-delà de l’illusion.
Voilà pourquoi les yogis et yoginīs aspirent sans cesse à ce toucher ineffable.
Ce toucher subtil conduit à l’espace de la conscience universelle.
Il est une porte, car Śakti est toujours une porte vers Śiva.
Conscience, expérience, désir et leurs multiples facettes sont toujours une porte vers l’Être.
Abhinavagupta dit encore :
Mais à la fin de ce toucher,
à la fin de cette sensation tactile,
il y a la Conscience,
l’espace limpide de la Présence.
Quand on s’élève jusqu’à lui,
on atteint la Śakti suprême,
autolumineuse, évidente,
identique à Śiva.
Voyez : le toucher éclot comme une fleur et embrasse l’espace lumineux.
Le toucher auquel Abhinavagupta pense, c’est, par exemple, sentir la peau qui se mélange à l’espace autour du corps.
C’est ressentir les sensations de plus en plus subtiles, s’étendant toujours plus loin dans l’espace…
comme les branches d’un arbre, s’éloignant de plus en plus fines dans l’espace alentour…
dans l’espace qui baigne le corps et auquel il s’unit par son expansion.
Ainsi, le toucher éclot.
Et cette éclosion, en sanskrit, c’est l’éveil (unmeṣa).
Si je suis le chemin d’une sensation tactile,
un frémissement sur ma peau,
n’importe lequel, n’importe où,
ce chemin de sensation va me conduire au-delà de toute séparation,
dans l’espace vivant que je suis et qui est plus moi que moi-même,
dans l’espace vivant qui est tout.
Et ainsi, je ne vais plus me sentir dans l’espace.
Je vais sentir que je suis l’espace.
Et que ce que je prenais pour mon corps,
palpite, frémit, vibre dans l’espace.
Voilà le Yoga du Toucher,
le chemin de la vibration tactile,
esquissé par Abhinavagupta et transmis par les yoginīs.
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