La méditation de Shiva (śivamudrā, śāṃbhavī, bhairavīya, etc.) est la principale pratique de méditation dans la tradition du tantra traditionnel. Cela est vrai en particulier dans le tantra ésotérique, le Kula-dharma révélé aux humains par le légendaire Matsyendra. Cette pratique est si importante qu'on la retrouve dans le tantra bouddhiste, et jusque dans sa tradition réputée la plus puissante et profonde, le dzogchen.
J'ai déjà publié plusieurs articles sur ce sujet, mais surtout un manuel et une anthologie qui offre de nombreux extraits décrivant cette pratique considérée comme "secrète" et pourtant essentielle. J'y renvoie les lecteurs qui voudraient davantage de détails concrets.
Or, voici un petit texte trouvé dans la Government Oriental Library of Madras, centré sur cette pratique. Intitulé le Clair de lune (Candrāvalokana), il se présente comme un dialogue entre Shiva et Matsyendra (source).
Le début intègre quatre versets que l'on retrouve au Cachemire attribués à Abhinavagupta, sous le titre d'Offrande de l'expérience (Anubhavanivedana). Ensuite, la théorie de la méditation de Shiva est décrite, le lien entre souffle, regard et attention. Puis, dans un passage malheureusement corrompu, Shiva évoque le déploiement visionnaire qui découle de cette pratique quand on médite "face" à un ciel limpide, etc. Enfin, une brève description des chakras permet de situer ce texte dans la tradition de Kujikā, où dans celle dite "śāṃbhava", qui semble bien avoir joué un rôle important dans la formation du hatha yoga tel que nous le connaissons.
Voici la première moitié de ce texte extraordinaire, sachant qu'il est très corrompu :
Le Grand Seigneur dit :
La cible est à l'intérieur,
le regard vers l'extérieur,
sans ouvrir ni fermer les yeux :
telle est cette 'Expression de Shiva'
cachée dans tous les tantras.
Quand, souffle et attention absorbés
dans la cible intérieure,
le yogî reste avec son regard
extérieur immobile,
alors il voit sans voir.
Telle est, en vérité,
cette Expression de l'énergie de l'espace (khecarî),
que l'on pratique par la grâce du maître.
Libre de l'absence comme de la présence des choses,
l'état de Shiva se manifeste alors clairement.
Les yeux à demi ouverts,
l'attention immobile dans la direction de l'arrête du nez,
dans l'instant soleil et lune se résorbent.
La forme essentielle sans vibration
est la forme de lumière,
vide de tout ce qui est extérieur.
Elle s'allume alors,
principe transcendant, état suprême :
que dire de plus ?
Quand tout s'est résorbé
dans cette très secrète résorption intérieure :
c'est cela la 'résorption' qu'il faut reconnaître
grâce au maître satisfait.
Cette conscience dynamique qui,
dans tous les êtres,
est le témoin de l'apparition et de la disparition
(des phénomènes), c'est elle qu'il faut voir,
masse de nectar et de pleine félicité
présente en ce corps.
Tant que Shiva est considéré comme autre que l'attention,
autre que la Shakti, autre que le souffle,
il est impossible d'atteindre la réalisation,
ô toi dont le corps est gracieux [au féminin],
même en des millions d'éons !
Déesse ! s'il est vrai que la Connaissance
est impossible tant que le mental/l'attention fragmentée
est vivant, de même il est certain que,
tant que le souffle est vivace,
le mental/attention est vivace.
L'attention et le souffle se résorbent ensemble.
C'est alors que l'individu
atteint la délivrance,
jamais autrement !
Celui qui pose son regard sur les 'signes'
avec une attention ininterrompue,
(... ?).
La où se pose le regard,
là se pose le mental/ l'attention,
maître des organes.
En effet, cette énergie des êtres
est le regard qui se résorbe
dans la cible.
Là où se pose le regard,
l'attention se stabilise,
de même que le souffle.
Peu importe celui qui pratique ainsi,
il devient libre des passions,
à l'égal des êtres réalisés.
Les yeux orientés devant soi,
immobile à l'intérieur comme à l'extérieur,
ce qui est vu
n'est pas vu par les yeux.
Les yeux orientés devant soi,
on voit assurément
une sorte de radiance pareille
à celle d'un joyau.
Quand on la voit,
on voit le divin omniprésent
et on est délivré des liens de l'existence.
On ne voit ni lumière du Soi, ni lumière du mental,
ni lumière des yeux :
je dis que cette lumière à la fois intérieure et extérieure
est Dieu.
Tant que le souffle ne pénètre pas
dans le canal central,
tant que la sphère (bindu) ne devient pas immobile... ?,
tout ce que l'on dit
n'est que bavardage trompeur.
Celui qui s'adonne sans cesse à la pratique
et qui est dévoué au maître sans varier
et qui ne connaît pas l'Inné (sahaja),
celui-là pratique à l'aveugle.
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Comme on voit, il y des termes et des expressions qui font penser au tantrisme bouddhique : le canal central, l'Inné. De plus, sans le contexte, on pourrait croire qu'il s'agit d'une pratique sexuelle, puisqu'il est question de "semence" (bindu). Mais bindu signifie aussi "sphère", "orbe", et notamment l'orbe du champ visuel ou l'orbe du ciel. Un même vocabulaire peut être employé pour décrire différentes pratiques. Cette hypothèse sera confirmée dans la seconde partie de notre texte, dans un prochain article.
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