Bienvenue dans les pâturages de la Vache cosmique.
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Cours Tantra traditionnel.
Cet individu affirme qu'il n'est pas libre quand il boit un verre d'eau le matin, car il le boit pour contribuer à sa bonne santé. Autrement dit, parce qu'il agit selon la raison, le bon sens, il se dit qu'il est "guidé", déterminé". Donc, qu'il n'agit pas librement.
Voilà où nous en sommes... Le vocabulaire s'appauvrissant, nous ne sommes plus capable de saisir les nuances entre contrainte, obligation, dé termination, hasard, causation et raison. Ces notions étaient autrefois au programme du cours de philosophie. Elles le sont encore, en droit. Mais de fait, le niveau linguistique et, donc, cognitif, a tant baissé que la coquille est vide. Il n'y a plus personne. Les tenants de "l'éveil impersonnel" doivent se réjouir. Sans que personne ne se réjouisse, bien entendu.
Et c'est ainsi que, désormais, les humains se persuadent qu'agir selon la raison, ce n'est pas agir selon soi et que, donc, ça n'est pas être libre. Et même, comble de la confusion, qu'agir selon une cause, ce n'est pas être libre. Et que la liberté, ce serait donc d'agir sans raison, sans cause, au hasard.
(par où l'on voit, soit dit en passant, que le néo-advaita est un rejeton du matérialisme scientiste)
En cette aube de l'ère de l'artifice, l'humanité touche le fond, et creuse encore.
C'est l'une des raisons (oui, des raisons) pour lesquelles je partage ici (sur ce blog, sur YT et sur les réseaux sociaux) ces extraits de paroles vraies, d'hommes et de femmes authentiques, nobles, dignes, droits, éduqués, amoureux, le tout illustré par des œuvres picturales qui évoquent l'amour de la vie, du vrai, du beau, du juste.
Quand on parle de liberté, on oppose souvent la liberté et le déterminisme, avec une thèse et une antithèse.
D’un côté, on peut dire que la liberté existe : la liberté individuelle qui n’est pas déterminée. C’est-à-dire que, quand je vous parle en ce moment, j’ai bien conscience que des conditions, des causes pèsent sur mes choix, sur ce que je veux vous dire. Le fait qu’il fasse plus ou moins chaud, plus ou moins froid, que je sois plus ou moins en forme, plus ou moins fatigué, et cetera.
Et néanmoins, j’ai aussi conscience que j’ai ce pouvoir de choisir ce que je vais dire ou ne pas dire, la manière dont je vais le dire. J’ai le choix. J’ai le choix. Je peux parler, je peux aussi ne pas parler.
Et c’est ça, la liberté : c’est-à-dire le libre arbitre au sens strict. Ce n’est pas la toute-puissance. Ce n’est pas dire que je peux faire tout ce que je veux. Personne n’a jamais défendu cette idée. Personne. Ce n’est pas ça, la thèse. Non : la thèse, c’est qu’il y a un pouvoir qui échappe au poids des déterminismes, au poids des circonstances, au poids du mécanisme des forces physiques et de tout ce qui en dépend : le social, le psychologique, le familial, le génétique.
Il y a quelque chose qui échappe. Il y a un pouvoir qui échappe au déterminisme.
Et comment je le sais ? Je le sais par l’épreuve que j’en fais. Je l’éprouve. Il n’y a pas besoin de prouver puisque je l’éprouve. C’est comme la faim, la soif. Je n’ai pas besoin, pour savoir si j’ai faim, de faire une analyse de mon sang pour connaître sa composition détaillée. Non : je le sens. Je sens que j’ai faim. Donc je mange : c’est fiable.
Mais, de l’autre côté, il y a l’antithèse. L’antithèse consiste à dire : « Oui, mais en fait, ce pouvoir libre, ce pouvoir de décision, c’est une illusion, parce qu’en réalité il y a tout un tas de causes et de conditions dont tu n’as pas conscience. » C’est-à-dire que, comme disait Spinoza, les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent.
Là, on prend un exemple : une pierre qui roule. Imaginons que cette pierre soit douée de conscience, eh bien elle croirait qu’elle roule, si elle est sur une pente, parce qu’elle veut rouler dans cette direction. Elle veut rouler, elle roule parce qu’elle a décidé, parce qu’elle a choisi. Et pourquoi croit-elle cela ? Parce qu’elle ignore les lois de la gravitation. Parce qu’elle ignore comment fonctionne la nature. Parce qu’elle ignore sa propre nature. Elle ne comprend pas sa propre nature.
C’est-à-dire : elle a conscience de ce qu’elle veut, mais elle n’a pas conscience de pourquoi elle le veut. Elle n’a pas conscience des causes de cette volonté.
Si maintenant je veux manger un croissant, eh bien c’est une cause, certes, mais cette cause elle-même est l’effet de causes antérieures, qui elles-mêmes sont l’effet de causes antérieures, et ainsi de suite. On peut remonter sans jamais pouvoir s’arrêter.
Et le fait qu’on ne puisse jamais s’arrêter à une cause première, à un commencement absolu, mais que toute cause soit elle-même l’effet d’une cause antérieure, et ainsi de suite à l’infini, sans qu’on puisse jamais s’arrêter — eh bien cela prouverait que le libre arbitre tout simplement n’existe pas, et que donc l’expérience que nous faisons de notre libre arbitre n’est qu’une illusion. C’est une forme d’ignorance.
C’est parce que notre conscience est limitée que nous croyons que nous sommes libres. Mais en réalité, il n’y a pas de liberté. La seule chose que nous pouvons faire, c’est comprendre ce déterminisme, c’est-à-dire comprendre la nature, c’est-à-dire, selon les termes de Spinoza, comprendre Dieu, comprendre l’univers et comprendre notre véritable nature, et comprendre qu’il n’y a que ce qui est, comme on dit aujourd’hui.
Et ça, ce serait la véritable sagesse : consentir par la compréhension, par la connaissance, par la pleine conscience, consentir à ce déterminisme. Ce serait ça, la seule forme de liberté. Ce serait agir non pas en se faisant des illusions sur mes choix, mais agir en ayant la connaissance la plus complète possible de tous ces déterminismes, de tous ces conditionnements, comme on dit aujourd’hui, qui forment ma nature et qui forment la réalité, la seule et unique réalité, ce qu’on appelle aussi l’univers.
Et donc ce consentement à ce qui est, ce serait ça, la véritable liberté, au lieu de s’imaginer faussement qu’on a un pouvoir de choisir.
Alors, en effet, cette antithèse est très forte, parce qu’elle a pour elle l’observation, et notamment l’observation scientifique. Quand on observe celui ou celle qui affirme être doué de libre arbitre, du pouvoir de choisir indéterminé, eh bien on n’observe rien du tout d’indéterminé. On observe des déterminismes, des enchaînements de causes et d’effets.
Dans le cerveau, il y a des enchaînements de phénomènes électriques et chimiques. Il y a des synapses et des neurones qui agissent les uns sur les autres comme un jeu de dominos — un jeu de dominos extrêmement complexe, mais un jeu de dominos quand même — où il y a une succession de causes et d’effets.
Tout obéit à ce qu’on appelle le déterminisme, et nulle part on n’observe un quelconque libre arbitre.
Vous ferez remarquer, au passage, qu’il en va exactement de même pour ce qu’on appelle la conscience. Quand on observe un être qui se prétend conscient, eh bien si on l’observe même de très, très près, on n’observe absolument rien de tel que la conscience. On observe seulement des choses qui agissent sur d’autres choses. Et même si on descend au niveau des atomes, on n’observe rien que des phénomènes mécaniques.
Certes, le cerveau est une machine extrêmement complexe, mais elle est faite d’éléments simples dans lesquels la conscience n’entre absolument pas en ligne de compte. Il n’y a pas de conscience, il n’y a pas de libre arbitre. Tout cela ne serait que des illusions engendrées par l’interaction d’un très grand nombre d’éléments qui, en eux-mêmes, sont totalement dépourvus de conscience, totalement dépourvus de libre arbitre.
Donc au final, il n’y a que la matière, entièrement déterminée par ses propres lois.
Et vous voyez comment ce point de vue qui nie le libre arbitre — que ce soit au nom de la science ou au nom d’un éveil ou d’une compréhension quelconque — est en réalité un matérialisme.
Alors, certains scientifiques appellent cela « matérialisme » ou « physicalisme ». Et, dans les milieux spirituels, eh bien souvent on a affaire à un matérialisme qui ne dit pas son nom.
Parce que nier le libre arbitre, c’est forcément nier la conscience, c’est nier l’esprit, et donc c’est dire qu’il n’y a que la matière, ou l’énergie, ce qui revient au même.
Donc c’est fascinant de voir cette spiritualité contemporaine — ou cet aspect de la spiritualité d’aujourd’hui — qui se veut spirituel, alors qu’en fait c’est une forme de scientisme, de matérialisme extrêmement banal, au fond.
La personne, le moi, la conscience, le libre arbitre ne sont que des illusions. Il n’y a que la matière qui existe et qui est réelle.
Bon. Mais y a-t-il des indices en faveur du libre arbitre ? Que répondre, en dehors de l’expérience ?
Eh bien ce qui est intéressant, c’est qu’on peut s’appuyer sur la physique quantique.
La physique quantique, c’est la physique qui s’intéresse à ce qui se passe à une échelle très, très petite : à l’intérieur même des atomes. Plus petits que les atomes : ce qu’on appelle les particules.
Aujourd’hui, au terme de plus d’un siècle de progrès scientifique incroyable — une aventure vraiment passionnante qui a commencé à la fin du XIXᵉ siècle — nous disposons d’une théorie incroyablement complète et surtout précise dans son pouvoir de prédiction. C’est justement une forme de déterminisme extrêmement fort. C’est ce qu’on appelle le modèle standard, dans lequel il y a 12 particules.
En fait, il y a 4 particules principales : les neutrons, les protons, les électrons, les photons. Et tout est fait de cela.
Alors, qu’est-ce que cela a à voir avec le libre arbitre ? Eh bien cela a à voir avec le fait qu’à cette échelle, on observe une forme d’indéterminisme.
C’est-à-dire qu’avant d’être observée par un œil humain ou par un instrument scientifique — peu importe — avant d’être observée, une particule est dans plusieurs états à la fois, et dans plusieurs endroits à la fois.
Et ce n’est pas simplement le fait que, avant de savoir où tu es, de mon point de vue, tu es partout parce que je ne sais pas où tu es. Non : réellement, avant d’être observée, la particule est dans plusieurs endroits à la fois.
C’est ce qu’on appelle un état de superposition, et cela a été popularisé par l’expérience de pensée du chat dans la boîte, qui est à la fois mort et vivant. Le chat, avant qu’on ouvre la boîte, est à la fois mort et vivant.
Mais alors pourquoi, quand on ouvre la boîte, le chat est-il toujours soit mort, soit vivant, mais jamais les deux à la fois ?
Eh bien parce que, dès qu’on ouvre la boîte, il y a observation. C’est-à-dire — ce n’est pas l’observation en elle-même, contrairement à ce qu’on dit souvent — c’est le fait que l’observation implique une interaction entre les particules.
Et en effet, une particule est dans plusieurs états à la fois, mais dès qu’elle interagit avec d’autres particules, eh bien elle « s’effondre » et elle choisit — entre guillemets — un état précis parmi tous ces états possibles.
C’est ainsi qu’à notre échelle, dans notre monde, nous ne vivons pas dans un monde de superposition d’états où plusieurs états sont présents simultanément, mais dans un seul monde, avec un seul état.
Mais du coup, certains se sont posé la question suivante :
Dans le cerveau, il se passe des choses à une échelle extrêmement petite. Le cerveau n’est pas très grand, il y a les molécules, et en dessous il y a les atomes, mais les atomes eux-mêmes sont faits de particules.
Et ils se sont dit : peut-être que la conscience et le libre arbitre s’expliquent par des phénomènes à l’échelle quantique, c’est-à-dire à l’échelle infiniment petite, à l’échelle des particules, à l’échelle de ce qu’on appelle aussi les quarks, qui forment les neutrons et les protons, qui eux-mêmes forment le noyau des atomes.
Et ils se sont dit : puisque, à l’échelle des particules, il y a des états de superposition — c’est-à-dire des potentialités où plusieurs états sont simultanément réels — et que cela s’effondre ensuite, est-ce que cela ne ressemble pas fortement à un choix ?
Comme si, à chaque fois qu’un état superposé s’effondrait, il y avait comme un choix.
Et certains en ont tiré la conséquence — certes invérifiable, mais tout de même très intéressante — que, à chaque effondrement, en réalité l’état superposé s’effondrerait dans tous les états possibles. Et donc qu’il y aurait une multitude d’univers qui évoluent en parallèle : une infinité d’univers, en fait.
Or, il est tentant de se dire que mes choix sont des effondrements.
C’est-à-dire que, quand j’imagine différentes possibilités — parce que c’est ça aussi, la condition du libre arbitre : il faut que je puisse imaginer autre chose que ce qui est, différentes possibilités, différents états possibles — eh bien, quand je décide, cela correspondrait à l’effondrement de cet état de possibilités multiples, cet état de superposition, dans un seul état.
Et donc, c’est ainsi que la physique quantique — la théorie standard, le modèle standard — pourrait expliquer le libre arbitre.
Alors certes, ce n’est pas une preuve. Mais du moins il semble que la théorie de la physique quantique — qui est une partie du modèle standard, l’autre grande partie étant la théorie de la relativité générale — rende possible, ou soit compatible avec, l’expérience que nous faisons du libre arbitre.
Voilà ce que je voulais vous partager aujourd’hui. Et je me demande ce que vous en pensez : est-ce que vous pensez que la physique quantique va dans le sens du libre arbitre ou non ?
Dans mon introduction à ma traduction du Vijnâna-bhairava-tantra (Le tantra de la reconnaissance de soi, paru chez Almora), j'avais déjà noté que le maître bouddhiste Advaya-vajra (XIè siècle), que les Tibétains identifient à Maitripâda, citait des versets du tantrisme non dualiste dans ses écrits.
En voici un autre exemple.
Dans sa Méditation sur l'initiation (Seka-nirṇaya), il cite un verset de l'Ucchuṣma-tantra :
śiva-śakti-samāyogāt sat-sukhaṃ parama-advayam |
na śivo nāpi śaktiś ca ratna-antargata-saṃsthitam ||
Magnifique verset que l'on peut traduire ainsi :
"De l'union de Shiva et Shakti
naît le vrai bonheur, la vraie non-dualité.
[Sans cette union], il n'y a ni Shiva, ni Shakti,
[et alors le vrai bonheur] reste [caché comme l'éclat d'un joyau reste]
à l'intérieur du joyau [tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le frapper]"
________
L'idée que tout devient possible seulement par l'union de Shiva et Shakti est au cœur des traditions Kaula, le tantrisme non dualiste, par exemple dans le Secret de la tradition kaula (Kaula-rahasya) :
śivaśaktisamāyogāt kiṃ na siddhyati bhūtale |
"En ce monde, qu'est-ce qui ne peut-être être réalisé par l'union de Shiva et Shakti ?"
Shiva et Shakti ne sont pas deux divinités lointaines. Ainsi, quand je goûte ce café, ce qui est goûté est Shiva. La saveur, la conscience, l'expérience du café est Shakti. Même cette expérience banale est, en réalité, une union de Shiva "contracté" avec Shakti "contracté".
Mais, même dans ce moment ordinaire, Shiva reste Shiva - lumière sans limites - et Shakti reste Shakti - conscience de soi sans limites. Et le plaisir que je goûte, la délectation que j'éprouve est en réalité l'union de Shiva et de Shakti. Tel est le Soi selon la tradition des Yoginîs. La pratique consiste à reconnaître cette union, cet émerveillement, à chaque mouvement du cycle du jour et de la nuit.
Le "vrai bonheur" est caché en nous, dans notre chair, comme l'éclat d'un joyau reste "caché" en lui, tant qu'un rayon de lumière ne vient pas le toucher.
Le moralisme (cette contrefaçon de la voix de la conscience) s'abat sur les âmes telle une nouvelle chappe de plomb.
Ca n'est pas l'Occident, ça n'est pas (seulement) aujourd'hui.
Mais partons de Platon, ce fondement de notre civilisation, et comparons-le au plus grand des maîtres du Tantra (traditionnel) : Abhinavagupta.
Chez Platon, le corps est une prison.
Il l’exprime dans le Phédon et dans le Cratyle par la formule célèbre sôma sēma : le corps est un tombeau pour l’âme.
L’âme, selon lui, appartient au monde intelligible, pur et éternel. En s’incarnant, elle chute dans le domaine du devenir, de la matière, du sensible, et s’y trouve enchaînée. Le corps est alors vécu comme un obstacle à la connaissance véritable : il distrait, il trompe par les sens, il suscite les passions et les désirs. Le philosophe, dans cette perspective, cherche à se purifier de la présence du corps, à s’en détacher, afin de contempler la vérité, la beauté, le bien, dans leur forme intelligible. La délivrance s’obtient donc par une ascèse de séparation, par une remontée hors du corps et du monde matériel.
Abhinavagupta, au contraire, dans la tradition non-dualiste du tantra Śaiva, dit (improprement) "du Cachemire", renverse complètement cette vision.
Le corps n’est pas une prison mais une manifestation directe de la Conscience suprême, caitanya ou saṃvit. Tout, pour lui, est Śiva, c’est-à-dire vibration de conscience, spanda. Le corps n’est pas une matière étrangère à l’esprit : il est la forme même que la conscience adopte pour se percevoir, pour se goûter elle-même dans la diversité. L’incarnation n’est pas chute, mais jeu, līlā, de la conscience qui se manifeste sous la forme du corps, du souffle, des sens et des émotions.
Dans cette perspective, le corps devient un moyen de libération, un upāya comme disent mes amis bouddhistes. C’est à travers le corps que l’on peut reconnaître sa véritable nature. Le souffle, la voix, la sexualité, la douleur, la jouissance, la perception sensorielle — tout cela n’est plus considéré comme des pièges, mais comme des portes de la reconnaissance (pratyabhijñā). Le corps est un microcosme, kula, où résident les énergies (śakti) du macrocosme. Il est temple vivant de Śiva-Śakti. L’ascèse n’est plus séparation, mais intégration, transmutation et expansion.
Ainsi, là où Platon voit une caverne à quitter, Abhinavagupta voit un sanctuaire à explorer. Le corps n’est pas le contraire de la conscience, mais sa densification, sa condensation. La libération ne consiste plus à s’en évader, mais à en révéler la nature divine. Le tantrika n’abandonne pas le corps : il l’habite comme Śiva jouissant de Śakti, dans la plénitude de la présence (pūrṇatā). Dans cette perspective, on pourrait dire : sarvaṃ śarīram eva śivatā — « tout corps est Dieu lui-même ».
Ce qui rappelle, en Occident, les affirmations de certains adeptes du mouvement du Libre-Esprit.
Donc, prendre soin du corps, lieu sacré et non prison à fuir.
Dans ma soif de vérité, j'ai exploré toutes les traditions, toutes les méthodes, toutes les pratiques, depuis l'âge de douze ans.
Or, je suis toujours revenu au "shivaïsme du Cachemire", la tradition des Yoginîs, de la Déesse-vie.
Pourquoi ?
Non par idolâtrie. Non par sectarisme (quel intérêt ?).
Mais bien parce que le shivaïsme du Cachemire, seul entre toutes les traditions mystiques (expérience directe de Dieu), aime vraiment la vie.
Dans les autres traditions, il y a ascétisme, exercices de mortification, basés sur une vision négative de la vie. "Tout est souffrance", "Nous sommes condamnés à mort pour nous punir du péché", "Ce monde est une prison", "La réalité n'a pas de sens".
Certes, le shivaïsme du Cachemire ne nie pas les limites de l'existence ordinaire, vouée à la vieillesse, la maladie, la mort. Il n'oublie pas la transcendance, bien au contraire.
Mais pour autant, il ne nie pas la vie. Car il reconnait que la vie, c'est Dieu. C'est Déesse. C'est l'inconnu mystère que toute... vie désire. Il ne condamne pas la vie présente au nom d'une vie idéale. Il ne verse pas dans ce que Nietzsche appelait le nihilisme. Non. Il aime l'Amour. Il épouse le désir de vivre.
Voilà pourquoi j'y suis toujours revenu. Un instinct de vie.
Penchons-nous un moment, si vous le voulez bien, sur les critiques adressées par le shivaïsme du Cachemire au suicide. Car oui, la spiritualité, l'ascétisme, les mortifications et, même, le yoga, sont souvent des projets de suicide qui ne disent pas leur nom.
Abhinava Gupta, le plus grand maître du Tantra, voire de toutes traditions de l'Inde (il fut reconnu comme tel de son vivant, vers l'An Mille), rejette l'idéal du suicide yogique et plaide en faveur de la célébration de la Vie divine.
Chez Abhinavagupta, la vie n’est pas une prison d’où l’âme voudrait s’échapper, mais le miroir vivant de la conscience : un espace sacré où Śiva (Dieu, l'Être) se reconnaît dans la multiplicité des formes, des pensées, des sensations. Le yogi adorateur des Yoginīs, donc du féminin donneur de vie, ne cherche pas à sortir du monde, mais à l’habiter avec intensité, à goûter sa densité, sa sueur, son sel et sa saveur (le rasa, le nectar et les émotions transmutées).
C’est précisément ce qu’il expose dans le Tantrāloka XIV, où il réfute la tradition du yoga-utkrānti — la "sortie par le haut", la “sortie du corps” volontaire — que certains yogis considèrent comme une forme de libération.
Abhinavagupta écrit :
pavanabhramaṇaprāṇavikṣepādikṛtaśramāḥ —
“Épuisés par la rotation du souffle, les projections de la respiration et d’autres efforts semblables,”
(les pratiquants du yoga "classique", qui est une sorte de suicide)
kuhakādiṣu ye bhrāntās te bhrāntāḥ parame pade —
“ceux qui se laissent tromper par de telles illusions — telles que ces pratiques de “trucages yogiques” (kuhaka) — sont en réalité égarés au coeur même... du Suprême (comme des poissons dans l'eau).”
sarvatra bahumānena yāpy utkrāntir vimuktaye —
“Même si certains louent l’‘utkrānti’ comme une voie vers la libération…”
proktā sā sāraśāstreṣu bhogopāyatayoditā —
“…l'Enseignement essentiel (nom d'un traité) ne la présente que comme un moyen de jouissance (pour atteindre un "paradis" spécifique, non comme une libération).”
yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati —
“Si Dieu (la conscience-vie) est omniprésent, où pourrait-il bien ‘sortir’ en s’extrayant du corps ?”
tasmān notkramayej jīvam paratattvasamīhayā —
“Ainsi, qu’on ne tente pas de faire sortir le souffle vital (=que l'on ne se suicide pas) sous prétexte de chercher le principe suprême !”
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Cette réfutation est d’une ironie toute divine : si Śiva est sarvagataḥ, présent en tout, alors vouloir le rejoindre "ailleurs" est absurde. Où irait-on, sinon encore dans Śiva ? Quitter le corps par dégoût ou ascèse n’est qu’une nouvelle forme d’ignorance, une fuite déguisée.
Abhinavagupta ajoute, dans la même section :
yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati
“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui prétend s’en aller ?”
athāsarvagatas tarhi ghaṭatulyas tadā bhavet
“Et s’il n’était pas partout, alors il serait limité comme un pot (— ce qui serait absurde).”
Autrement dit : la mort volontaire, même sous des formes yogiques raffinées, repose toujours sur une vision dualiste, une séparation imaginaire entre la conscience et la vie.
Telle est la voie kaula, le chemin de la Déesse : tout intégrer, ne rien idolâtrer.
Les Kaulas, memebres de la Famille de la Vie, guidés par les Yoginī de la Śrīvidyā ou du Kālikākula ont toujours refusé cette logique de fuite. Leur sādhanā (chemin de réalisation spirituelle) est un chant du "oui" absolu : oui à la chair, au souffle, au sexe, à la mort, au vide, à la douleur, à la beauté — car tout cela est Śakti, l’énergie consciente.
Mais — et Abhinavagupta insiste — ils ne les idolâtrent pas. Qui s’attache à volupté sans la reconnaître comme Déesse, tombe dans le piège de Māyā.” L’acte de jouissance yogique (=visant l'union divine, yoga) n’est pas une ivresse mécanique, mais une reconnaissance (pratyabhijñā) de l’absolu dans la matière, car la matière est la cristalisation de la sève de la conscience.
Ainsi, la mort, le vide, la dissolution ne sont pas fuis, mais intégrés comme des moments rythmiques du souffle divin : saṃhāra, la résorption nécessaire au jaillissement d'une vie renouvelée. Le corps est temple, l’amour est rite, la mort est offrande — et la conscience-amour est le feu qui les transfigure tous.
C’est pourquoi Abhinavagupta cite encore un tantra (XIV. 40) :
bhogaṃ prati viraktaś ced itthaṃ dehaṃ tyajed iti //
“Si l'on est réalisé (apparemment) par la répétition du mantra et la méditation (mais, en réalité,) par pure liberté, touché par la grâce de la Śakti, et si l'on en vient alors à se détacher des jouissances sensorielles, alors — et alors seulement — il peut quitter le corps.”
Mais cette mort, précise-t-il, n’est pas une fuite ; c’est une métamorphose, une offrande libre, non un rejet. C’est la svacchanda-mṛtyu — la “mort spontanée” de ceux qui meurent par plénitude, non par lassitude.
La vision tantrique issue du courant des Yoginī, enseigne que toute la réalité est la Déesse. Les huit ou soixante-quatre Yoginī ne représentent pas des entités macabres ou obscènes, mais les aspects mouvants de la Vie divine elle-même : la sensualité, la peur, la fureur, la dissolution, la joie, la béatitude.
La mort est leur sœur, pas leur ennemie. Mais elle n’est pas adorée comme un absolu : elle est célébrée comme un passage, une facette, un masque de la Conscience. Les yogi de la Déesse, au cœur des charniers, ne méditent pas pour mourir, mais pour reconnaître la Vie jusque dans la Mort.
Ainsi, là où le suicide rejette la vie comme un fardeau, le shivaïsme du Cachemire l’assume comme un mystère à savourer. Là où l’ascète du yoga-utkrānti (yoga suicidaire) veut s’évader du corps, le héros de la Famille des énergies entre dans le corps comme dans un temple vibrant de Śakti. Là où d’autres fuient le désir, le yogi de Kālī y découvre l'Amour.
Finalement, la Vie est liturgie de la conscience.
En somme, pour Abhinavagupta et la lignée des Yoginīs, la mort ne s’oppose pas à la vie : elle en est l’autre visage. Mais vouloir mourir pour fuir, c’est refuser le jeu sacré de la Conscience. C'est fuir l'émerveillement.
La véritable transcendance — la "sortie" — est intérieure : c’est la sortie de la peur, non de la vie.
Car tant que Śakti palpite, tant que le souffle danse, tant que le regard s’émerveille, Śiva est là, goûtant son propre mystère.
“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui s’en va ?”
Pourquoi la vague voudrait-elle fuir l'eau ?
Voilà pourquoi, en bref, je suis toujours revenu à la tradition des Yoginîs.