mercredi 1 mai 2024

Le salut par les abymes ?

 


Dans le Dialogue du Sauveur, l'un des textes retrouvés en Egypte en 1945, nous pouvons lire cette parole attribuée à Jésus :

"Si quelqu'un ne demeure pas debout dans les ténèbres, il ne pourra voir la lumière".

Comme la plupart des paroles attribuées à Jésus, son sens n'est pas évident. Cependant, le contexte, qui est déjà une interprétation de ses paroles dont on ignore la source (orale ?), invite à comprendre que la connaissance libère. Je suis condamné à être victime de ce que j'ignore. La connaissance sauve. La gnose. Mot qui ne désigne rien d'autre que la connaissance, mais que l'on a ainsi masqué perce que l'on a voulu en faire une sorte de crime.

Ainsi, si je ne comprends pas mes ombres, je ne pourrai comprendre la lumière. Je ne pourrai être illuminé. Il ne s'agit pas de réconcilier l'ombre et la lumière, mais plutôt de comprendre l'ombre, de connaître ses causes afin de l'éradiquer. 

Ceci n'est pas sans poser problème, car la connaissance est une sorte de lumière. Or, en éclairant les ténèbres, les ténèbres disparaissent. La connaissance des ténèbres semble donc impossible. Ou bien, cette connaissance de l'obscurité est seulement une éradication de l'obscurité. 

Selon les Ancien, en effet, les ténèbres ne sont pas, puisqu'elles sont une absence de lumière. Le mal est un manque d'être, un défaut d'être, par exemple dans des yeux aveugles. On pourrait objecter que c'est bien la lumière qui fait de l'ombre, et qu'il faut que la lumière l'éradique. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de connaissance du non-être. Chercher à le connaître revient à réaliser qu'il n'est pas. Connaître ce qui n'existe pas, c'est s'en "libérer" en ce sens figuré. 

Telle fut aussi la doctrine de Shankara. Le monde est un non-être. Sa connaissance exacte est donc impossible. Certes, ce non-être apparaît. Mais il s'évanouit quand on cherche à le connaître. Soit une corde prise pour un serpent. Quel statut accorder à cette bête ? Car enfin, elle apparaît. Elle n'est donc pas pur néant. Cependant, dès que je m'en approche, elle disparaît. Elle n'est donc pas être. 

Et c'est ainsi que le désir de connaître détruit l'illusion du monde. D'abord il semble être, immuable comme une montagne de diamant. Puis il s'avère irréel, comme un fantôme ou comme un arc-en-ciel que l'on cherche à saisir. La lumière de la connaissance de l'être détruit le non-être. 

Ceci rejoint Platon, quand il persuade que la connaissance d'une illusion n'est qu'une illusion de connaissance. Or, il est impossible d'illuminer l'absence de lumière. Vouloir connaître ce qui est sans être véritable, c'est donc se priver d'avance de l'espoir de toute connaissance véritable. En un sens, le non-être est inconnaissable. Dès que la lumière de la connaissance le touche, il est. A strictement parler, il n'est plus non-être. Il est donc inconnaissable comme non-être. Parménide nous avait averti : "C'est une même chose que penser et être".

Le Tantra tire de ce phénomène une tout autre philosophie. Si la lumière ne peut éclairer que la lumière, alors tout est lumière. Mais il y a pourtant des ténèbres. D'où viennent-elles ? D'un pouvoir de l'être même. Car l'être n'est pas confiné à être. Il n'est pas prisonnier de soi comme le sont les choses inertes. Il est en effet doué du pouvoir de se penser. Ce qui ouvre la porte à l'oubli de soi, à la méconnaissance de soi. Sur fond de connaissance, certes. Cependant, la lumière fait de l'ombre. L'ombre est illuminée par la lumière. 

Ces ténèbres sont les différences, d'où suit le monde. La lumière brille comme ombre. Comme lumière oui, mais aussi comme ombre. C'est pourquoi Abhinava Gupta célèbre "la Lumière qui jamais ne se couche, ni dans les lumières, ni dans les ombres, en qui brillent les lumières et aussi les ombres". En réalité, c'est la lumière qui fulgure ainsi comme son contraire. Ce pouvoir est liberté, indépendance, souveraine pensée.

Ce point est le pilier central du vaste mandala des tantras. Tout est lumière. L'ombre aussi est lumière, car elle est éclairée, de cette lumière qui nous la fait percevoir, imaginer et concevoir : "ah, là je vois l'absence de lumière !" Ce "voir" est illumination - mais lumière douée donc du pouvoir de se manifester comme ombre. Tout tient dans ces deux aspects : 1 rien sans lumière ; 2 une lumière qui fait de l'ombre.

En un sens très second, la connaissance des ténèbres est nécessaire selon l'enseignement des yoginîs : pour bien entendre la non-dualité, je dois d'abord examiner la dualité. Afin de réaliser ce qui est plus que le corps et que toute chose, je dois d'abord réaliser le feu de conscience qui brûle en ce corps, tel un paradoxe lumineux.

De même, il est bon de s'aventurer dans les abymes une fois réalisée la lumière, afin d'éprouver notre réalisation. Car, au-delà de la connaissance, le grand point est la confiance. Se "tenir debout dans les ténèbres", au cœur de cette "vallée de larmes" me fait grandir dans l'assurance qu'un autre est présent, qui est plus moi que moi et qui est ma source et ma cause.   

Ainsi, cette parole de Jésus s'entend en plusieurs sens profonds. Il y en a sans doute bien d'autres.

vendredi 26 avril 2024

La non-dualité, c'est de la dualité !

 

C'est quoi la non-dualité ?

Dans la spiritualité indienne, on dit que "je ne suis pas un objet". Par conséquent, je ne suis pas le corps, car le corps est un objet parmi d'autres. Alors que suis-je ? Je suis le sujet. 

En d'autres termes, je ne suis pas un objet perçu sur le mode du "cela" objectif, mais je suis le sujet percevant, qui se perçoit soi-même (âtmâ) sur le mode du "je suis", au-delà de tout objet.

Cette discrimination (viveka en sanskrit) est une désidentification nécessaire, car d'ordinaire je m'identifie à des objets : le corps, la sensation, la pensée, voire le néant. Toutes les traditions de l'Inde sont d'accord pour dire que cette étape est indispensable.

Cependant, ce retour sur soi par discernement entre le sujet et l'objet débouche sur un état de dualité : il y a le sujet, le Soi, la conscience, d'un côté ; et il y a tous les objets, dont les corps et les autres, de l'autre. 

Cette situation de dualité est celle du Yoga de Patanjali, du Sâmkhya et du Vedânta. 

Elle est libératrice dans une certaine mesure, car le réalise alors que je transcende tous les objets, dont le corps. Je perçois ma tristesse ? Je ne suis pas ma tristesse ! Je perçois ma douleur ? Je ne suis pas la douleur ! Je ne suis rien de ce qui est perceptible, rien de ce dont je fais l'expérience. Je suis transcendant, au-delà de tout, ce qui représente un soulagement. Je suis moche ? Je ne suis pas ce corps ! Je fais des bêtises ? Je ne suis pas ces bêtises ! Je commets des erreurs ? Je ne suis pas ces erreurs ! Je regrette mon passé ? Je ne suis pas mon passé ! Et ainsi de suite.

De plus, cette discrimination n'exige que peu d'effort, dès lors que l'on a des capacités cognitives, que l'on n'est pas débile profond. La plupart des gens peuvent donc y accéder. Peut-être.

Enfin, cette discrimination présente l'avantage, aux yeux de certains, de mettre tous les objets - toutes choses - sur le même plan. L'or est un objet, comme la boue. Tout est égal. Ou plutôt, tout est égalisé. A la suite de cette discrimination radicale, il n'y a donc plus à discriminer quoi que ce soit. En ce sens, il n'y a plus "dualités" ni hiérarchies. Ce qui n'est pas sans complaire aux mentalités égalitaristes.

Toutefois, ce soulagement a son prix : tout est réduit à des objets, de simples choses inertes, privées de conscience, d'énergie et de vie. En sanskrit, on emploie le mot jaḍa qui signifie à la fois "inerte", mais aussi "idiot, stupide, imbécile". Donc, tout (et tous !) devient inerte, stupide et imbécile. Certes, j'acquière une certaine paix, mais au prix de tenir toutes choses, l'univers, et les autres, pour des substances inertes, stupides, impersonnelles, privées de liberté. Seule la conscience est libre, mais... elle est totalement inactive.

Or, le Tantra nous propose une autre voie, qui passe par ce moment de transcendance, mais qui va au-delà. 

Transcender la transcendance. 

Aller au-delà de cette dualité que beaucoup confondent avec la non-dualité. 

Le Tantra voit dans cette non-dualité exclusive (à laquelle on arrive en excluant toutes choses) une impasse, car c'est un état conditionné : j'y suis libre de tout, à condition... de ne rien faire, de ne toucher à rien. Mon seul choix est alors de ne pas choisir ("il n'y a pas de libre-arbitre"). 

Pourquoi ? Parce que dès que j'agis, j'ai le sentiment de perdre cette transcendance, mon "éveil". Je m'embourbe à nouveau dans les méandres des problèmes du monde, dans la dualité. Donc je suis dans un dilemme : Soit j'agis, mais je me sens conditionné ; soit je suis libre ("inconditionné") mais je ne suis pas libre d'agir. Je suis donc libre... à condition de ne rien faire ! 

Ce qui, manifestement, n'est pas un état inconditionné, mais un état de dualité, un état construit en posant une chose par élimination de son opposé. En l'occurrence, j'élimine tout et je garde une conscience amputée de ses pouvoirs, une conscience stérile. Paralysée. Dans le déni d'elle-même. Et donc aussi dans le déni de mon incarnation.

C'est pourquoi le Tantra propose de transcender cette transcendance. 

Comment ?

En plongeant dans le cœur. Et là, RESSENTIR que "je suis" est la source de tout activité, de toutes choses, car Je Suis est la vie. 

Je Suis n'est pas une conscience statique, un Témoin passif, mais l'Acte pur, total, d'exister, qui est à la racine de tout ce qui existe. La vibration continue à la racine de tout mouvement. 

Tout est le prolongement de cet Acte pur, comme les vagues sont des parties du mouvement total de l'océan. Il n'y a véritablement aucune séparation. Seulement une merveilleuse variété, un miracle de diversité.

Un maître du Tantra résume ainsi :

"Tout objet est comme le CORPS du Soi (âtmâ) qui est la conscience, la Lumière qui se manifeste en manifestant ces objets".

Le corps est un objet, mais il n'est pas QUE cela !

Quoi encore ?

Il est un objet vivant, infusé de conscience de sensibilité. 

Et tous les objets sont, en puissance, ainsi. 

Ils sont le visage de la conscience, 

son évolution, 

son histoire, 

on déploiement, 

son récit, 

sa mémoire, 

son imprévisible liberté.

Et cela change tout.

Bienvenu au banquet des yoginîs !

vendredi 12 avril 2024

Qu'est-ce que le yoga ?

Valkyrie en état de yoga


Les variétés de yoga sont nombreuses aujourd'hui.

Mais en Inde ?

Nombreuses aussi.

Aujourd'hui, le yoga de Patanjali est ses fameux "Yoga Sûtras" sont pris pour référence au yoga.

Pourtant, sa vision du yoga va à l'encontre de la plupart des yogas indiens.

En effet, le mot sanskrit yoga signifie "union", le fait de mettre, placer ou tenir deux entités ensemble. Selon la plupart des traditions, shaiva ou vaishnava, cette union est celle de l'âme individuelle avec l'âme créatrice, divine. Le yoga est donc l'état d'union de l'individu avec sa source divine.

Or, pour Patanjali, au contraire, le yoga n'est pas union, mais séparation, vi-yoga (par ex. 4, 34). Il s'agit d'arriver à un état d'immobilité totale du corps, du souffle et de l'esprit afin de réaliser que nous avons toujours été séparé de tout, car nous sommes pure conscience, témoin des choses. C'est par confusion entre les deux que nous croyons que nous bougeons, nous agissons, nous pensons. En réalité, nous sommes les témoins de tout cela. Rien de plus. Le yoga consiste alors à voir cette éternelle séparation, à réaliser que nous sommes séparés de tout, kaivalya.

Ce "yoga" est donc, en réalité, l'opposé du yoga !

Dans le véritable yoga, il y a certes un moment de séparation : le moment où l'on réalise que la conscience, le Moi, notre vraie nature, ne se réduit pas au corps ni à une personnalité. Cependant, cette séparation n'est qu'un moment en vue de l'union avec le divin, et non le but final.

De fait, il y a bien d'autres conceptions du yoga.

Pour Patanjali, le yoga est donc cet état de séparation absolue et définitive, ainsi que la méthode pour y parvenir.

Pour les jainas, il s'agit aussi d'arriver à un état de séparation entre la conscience et la matière subtile, le karma.

Pour d'autres, le yoga est un état de parfaite concentration, samâdhi.

Selon le shivaïsme du Cachemire, le yoga est un moyen d'adorer le divin, une sorte de rituel intérieur. De même, les vaishnavas. C'est le yoga comme état d'union au divin, et c'est là la vision majoritaire du yoga, presque complètement oubliée aujourd'hui.

Selon Gorakhnâth, fondateur du hatha-yoga, le yoga est l'union des contraires, notamment l'union de l'inspir et de l'expir.

Selon le Tantra, le yoga est la Shakti, la puissance divine, et non une voie ou une méthode spirituelle. Yoga désigne aussi shiva-jnâna, la connaissance divine.

Selon le Tantra non-duel enfin, le yoga est l'éveil à la non-dualité : l'union a toujours été le cas, et la séparation n'est qu'une illusion qui fait partie du libre jeu de la conscience.

Il y a donc bien des visions variées au-delà de Patanjali !

Bien des trésors restent encore à découvrir.

mercredi 27 mars 2024

L'enseignement le plus choquant du Tantra ?


Vous croyez que les enseignements les plus transgressifs du Tantra sont le yoga sexuel ou le cannibalisme ? 

Détrompez-vous !

Voici l'idée la plus difficile à admettre transmise par le Tantra :

Selon le Tantra, l'ignorance, avidyâ, est la cause de toutes les souffrances. 

Jusque-là, le Tantra semble enseigner la même chose que les autres traditions de l'Inde.

Mais il y a deux sortes d'ignorances selon la révélation shaiva (=Tantra) :

- l'ignorance conceptuelle, les fausses croyances.

- l'ignorance non-conceptuelle, l'angoisse fondamentale, la contraction originelle.

Or, cette dernière sorte d'ignorance n'est pas causée par le mental, car elle intervient avant le mental, lequel n'en est qu'un effet. Donc, la connaissance conceptuelle ne peut rien contre cette ignorance plus subtile que le mental.

Aujourd'hui, la plupart des enseignements non-dualistes affirment que le "mental" et ses "concepts" sont la cause du "sentiment de séparation", qui est la cause de toutes les souffrances.

Le Tantra enseigne que cette ignorance mentale n'est pas la cause du sentiment de séparation. C'est, au contraire, ce sentiment qui est la cause des fausses croyances et autres concepts erronés. La connaissance mentale ne peut donc éradiquer cette ignorance subtile, plus subtile que le mental.

Mais alors, d'où vient le sentiment de séparation, cette ignorance subtile qui est plutôt une sensation vague, qu'une croyance ? 

Elle vient de la Source, directement. La conscience universelle choisit, librement, de se contracter.

Oui, vous avez bien lu. Seule la conscience se contracte (=s'ignore, s'oublie) et donc, en toute logique, elle seule peut se décontracter, s'éveiller. C'est la grâce. En elle-même, aucune connaissance conceptuelle et aucune pratique ne peuvent faire cela. 

Certes, cette idée est difficile à admettre. Car alors, comment s'éveiller ? Si cela ne dépend d'aucune de mes facultés individuelles, mais seulement de la conscience universelle, que faire ?

Notez la cohérence de ce message : Si "tout est conscience", une et même, alors l'ignorance, la contraction, le sentiment de séparation, la dualité, ne peut venir que de la Source elle-même, car il n'y a pas d'autre source, pas d'autre cause.

Alors, que faire ?

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