Première stance : l’essentiel en bref
Hommage à cette forme du maître, à cette forme méridionale.
Au moment de l’éveil
Il réalise intuitivement notre propre Soi[1]
Non duel,
Car il perçoit tout en lui-même, à l’intérieur,
Comme une cité vue dans un miroir.
Ce tout apparaît comme extérieur,
A cause d’une magie qui opère en soi,
Comme dans un rêve. 1
Ces mondes existent dans le (Soi), à l’intérieur.
Cet univers, ce tout est à l’intérieur.
Il apparaît comme extérieur à cause d’une magie[2],
Comme un reflet[3] dans un miroir. 8
De même que dans un rêve
Tout n’existe qu’à l’intérieur de soi
Et semble (pourtant) séparé (de soi),
Il en va exactement de même dans l’état de veille.
On doit percer à jour cette prolifération mensongère. 9
Il est certain que dans un rêve l’existence des choses
N’est rien d’autre que notre propre existence.
En quoi les objets de l’état de veille, inertes[4] et éphémères,
Sont-ils différents ? 10
Dans un rêve, l’apparaître des choses n’est rien d’autre
Qu’un apparaître de soi.
Dans l’état de veille il n’en va pas autrement.
Telle est la certitude des sages. 11
De même que celui qui s’est réveillé ne voit pas
Les choses vues en rêve,
De même après l’apparition de la connaissance parfaite,
Tout ce qui a précédé n’est plus perçu. 12
Quand l’âme endormie
A cause d’une magie sans commencement
Est réveillée,
Alors elle réalise
La non-dualité sans naissance, ni sommeil, ni rêve. 13
Quand l’éveil à soi
Advient par la grâce du maître,
Par la Révélation,
Par la puissance de la pratique du yoga
Et aussi par la grâce du Seigneur,
Alors, de même que la nourriture
N’est pas considérée comme autre que soi
Une fois digérée,
De même le seigneur des yogīs
Perçoit le tout (comme identique à lui)
Une fois celui-ci englouti dans le « je » parfait. 14-15
Dans un rêve
On devient roi,
On goûte aux objets du désir,
On défait l’ennemi sur le champ de bataille
Avec une armée au complet,
On est ensuite défait par un autre (ennemi)
Et on s’adonne alors à l’ascèse
Après avoir pris refuge dans une forêt,
Tout en croyant avoir vécu un siècle
Dans le temps d’une heure.
De même, durant le temps de l’état de veille,
On règne sur des royaumes imaginaires,
Inconscient de la vie qui passe,
Emporté par le puissant fleuve du Temps. 16-18
De même que les nuages
Semblent faire de l’ombre au soleil,
Le Seigneur suprême est considéré
Comme limité dans sa science et sa puissance,
A cause d’une magie, d’un excès de confusion. 19
On est « Seigneur suprême »
« roi » et « savant »
de chaque chose que l’on connaît ou fait.
Parce que c’est notre propre œuvre,
On dit : « Voici le Seigneur (de cette œuvre, de ce savoir) ». 20
(Cette) omniscience, (cette) omnipotence
présente en tous les êtres vivant
leur vient de leur unité avec Śiva.
Parce que les êtres vivants sont doués des Puissances
(d’omniscience et d’omnipotence)
ils sont le Seigneur[5]. 21
La connaissance[6]
Qui apparaît dans les expériences variées du type
« Voici un vase », « Voici un vêtement »,
cette connaissance brille par elle-même,
comme la lumière du soleil. 22
Si la connaissance
N’était pas prouvée/présente[7] par elle-même,
Alors l’univers sombrerait dans les ténèbres.
Et si le (Soi/Seigneur) n’était pas omnipotent/ doué d’action[8], comment le langage/ les transactions quotidiennes[9] seraient-elles possibles ? 23
« L’action » est définie comme transformation et translation[10].
Quand la connaissance « vibre » à l’extérieur
(L’action) apparaît comme la pousse de cette (graine qu’est la connaissance). 24
« L’action » repose sur la production,
l’accomplissement, le perfectionnement et la modification[11].
Elle apparaît respectivement dans les propositions du type
« il fait », « il va », « il peaufine », « il coupe ». 25
En les (dieux) comme Brahmā,
Śiva paraît omniscient.
Dans les (autres) dieux, les animaux et les humains, sa puissance de connaître
Apparaît de plus en plus limitée.
De même, les autres êtres, divisés en quatre genres –
Nés d’une matrice, d’un œuf, de la moisissure et d’une graine –
Sont de plus en plus limités dans leur capacités. 26
Quant on réalise intuitivement
Le Soi suprême,
Apparaître/Lumière ininterrompue,
(Alors tout), depuis Brahmā jusqu’aux piliers,
N’est qu’imagination pareille à un rêve. 27
« Plus petite que l’infime,
plus vaste que le grand »[12] :
Ainsi parle le Veda.
De même, l’Upaniṣad de Rudra célèbre Śiva
L’immanent/l’omniprésent. 28
Hommage à la forme méridionale[13],
Lui qui infuse les corps comme l’espace (pénètre tout),
Lui qui revêt plusieurs formes –
Seigneur, Maître, Soi. 29
Tel est l’essentiel, première illumination dans ce livre intitulé l’Illumination de l’Esprit, qui explique le sens de l’Hymne à Dakṣiṇāmūrti.
[1] Car lui, c’est moi, c’est nous.
[2] Māyayā, par magie. Cette magie est la liberté absolue (svātantryam) du Seigneur.
[3] Variante : « comme notre corps ».
[4] Jāḍānām : ils n’existent que par et pour une conscience, alors que la conscience existe/apparaît/brille par et pour elle-même. Elle est évidente. Elle est à elle-même sa propre preuve.
[5] Quasi-citation des Stances I, 4-5.
[6] Jñāna : désigne ici l’omniscience (sarvajñātṛtvam), synonyme de conscience.
[7] Siddham.
[8] Kriyā : action. Désigne ici l’omnipotence (sarvakartṛtvam).
[9] Vyavahāraḥ.
[10] Parispanda. Encore un terme de la Reconnaissance. Jusqu’ici, c’est un véritable lexique de la Reconnaissance qui nous est offert. Il n’est pas interdit de supposer que l’hymne et son commentaires son un résumé pédagogique des Stances pour la Reconnaissance d’Utpaladeva.
[11] Ce sont les quatre sortes d’action possibles selon la pensée indienne commune, en particulier le Nyāya.
[12] Citation de la Śvetāśvataropaniṣat III, 20. Elle est, parmi les Upaniṣads, le texte le plus proche du śivaïsme et préfigure la philosophie de la Reconnaissance. L’auteur cherche donc à suggérer que la Reconnaissance est l’essence du Veda.
[13] Dakṣiṇāmūrtiḥ.
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