Seconde stance : Rectification des thèses partiales et partiellement vraies
(Exposé succinct de la théorie atomiste-réalise-théiste du Nyāya)
Un vase fait d’argile n’apparaît pas du fait du Seigneur !
En effet, le vase apparaît comme constitué d’argile,
(de même que) la cause matérielle de la manifestation
sont les atomes agencés. 1[1]
Les qualités sensibles telles que la couleur, la saveur, etc.,
sont causées par les atomes.
Une qualité spécifique initie
un effet de la même espèce qu’elle. 2[2]
La cause substantielle de l’effet est
celle dans laquelle cet effet existe.
La roue (du potier), etc., sont en revanche
causes extrinsèques du vase. 3[3]
La cause non-substantielle est définie
comme cette cause
dont l’efficience n’existe que
« dans » une cause substantielle
et en dépendance d’elle. 4[4]
Leur cause efficiente
Est le Seigneur,
De même que le potier (est la cause efficiente des vases).
Tout effet existe dans sa cause[5].
Le vase existe « dans » l’argile.
L’étoffe existe « dans » les fils.
L’anneau existe « dans » l’or.
Voilà comment les partisans du Vaiśeṣika et du Nyāya répondent
(aux questions posées dans l’introduction). 5-6[6]
[1] Ces premiers vers (1-6) exposent la théorie atomiste du Nyāya-Vaiśeṣika. Cette école, d’origine śivaïte, est théiste. Mais selon elle, le Seigneur n’est pas la cause matérielle de la manifestation (prapañcasya). Il est seulement sa cause efficiente. Il ne crée pas la matière : il se contente de l’agencer et de l’animer. La Reconnaissance critique cette théorie dualiste, qui pose un Seigneur séparé de la matière conçue comme privée de conscience. Pour la Reconnaissance, la matière est le Seigneur lui-même. Mais il choisit librement et par jeu de se prendre pour une masse de matière inerte. Rien n’est en dehors du Seigneur.
[2] Les qualités sensibles (formes, couleurs, sensations tactiles, etc.) sont déterminées par la nature des atomes et par leurs combinaisons. Là encore, le Seigneur ne joue aucun rôle. Selon le Nyāya la vision du rouge est causée par un agrégat d’atomes « rouges ». Pour la Reconnaissance, il n’y a pas d’atomes extérieurs au Soi-Apparaître. Et si le Soi se perçoit sous la forme du rouge, c’est qu’il le désire. Il n’y a pas de réalité en dehors de l’Apparaître. En se percevant de différentes manières il engendre les apparences variées, les uni ou les sépare, tout comme on peut considérer un objet sous différents angles, ce qui donne lieu à des apparences variées. Utpaladeva prend l’exemple d’un vase. Celui qui recherche le profit ne verra que l’or dont il est fait ; celui qui recherche un récipient n’aura d’yeux que pour sa taille, etc.
[3] « Cause substantielle » (samavāyikāraṇam) : cause intrinsèque inhérente, essentielle. Selon le Vaiśeṣika, cette cause, ce sont les atomes car le vase, par exemple, n’existe pas en dehors de sa matière. Il est « tissé » d’atomes. L’effet « vase » ne peut subsister sans la cause « atomes », de même que l’étoffe est tissé de fils. Même après la production du vase, les atomes demeurent en lui. Alors que la roue du potier et autres accessoires sont des causes extérieures ou extrinsèques, car une fois leur rôle joué, elle peuvent disparaître sans que l’effet disparaisse. La cause « substantielle » est donc la cause au sens fort, alors que les autres causes sont passagères, accidentelles et secondaires. En ce sens, les atomes sont la cause principale de l’existence de la « réalité » matérielle, alors que le Seigneur, etc. ne sont que des causes secondaires. Nous pouvons comparer cette théorie avec celle de Descartes, pour qui Dieu est seulement la cause du mouvement des atomes : comme le potier met en branle sa roue, Dieu se contente d’une chiquenaude initiale. Ainsi, selon le Nyāya, le Seigneur est nommé « cause efficiente » (nimittakāraṇam), mais en réalité, il est relégué au rôle de cause secondaire. La Reconnaissance va donc accuser le Nyāya de dénigrer la souveraineté du Seigneur.
[4] Une cause est secondaire lors que son effet n’advient qu’en présence d’une cause substantielle. Selon le Vaiśeṣika, il y a donc, au total, trois types de causes : 1)la cause substantielle ou cause matérielle (l’argile) ; 2) La ou les causes secondaires, instrumentales (la roue, le bâton, etc.) ; 3) et la cause efficiente (le potier). Ou, si l’on prend l’exemple de l’étoffe : 1) le fil est la cause substantielle ou matérielle, car l’étoffe ne peut subsister sans elle ; 2) l’acte de tisser les fils, ainsi que leur couleur, sont les causes secondaires ; 3) le tisserand est la cause efficiente. Donc le potier, le tisserand et le Seigneur ne sont qu’une cause parmi d’autre de leurs effets. Pour la Reconnaissance, au contraire, il n’y a qu’une seule cause, de nature consciente, qui apparaît sous ces différentes formes. La matière, les atomes, ne peuvent jouer aucun rôle.
[5] Voilà une idée que la Reconnaissance va intégrer : tout ce qui existe, existe dans sa cause, la conscience. La Reconnaissance ne réfute pas les thèses adverses comme étant de pures erreurs. Elle entreprend plutôt de les parfaire en les corrigeant. Toutes ces théories sont donc partiellement vraies, et seule la Reconnaissance permet de les porter à leur perfection.
[6] Autrement dit, la théorie Nyāya de la causation est en partie fausse et en partie vraie. En partie fausse, car ils croient en une réalité extérieure à l’Apparaître et à la conscience. En partie vraie, car il suffit de remplacer la matière par la conscience pour aboutir à la théorie complètement vraie de la Reconnaissance. On passe de « tout existe « dans » la matière » à « tout existe « dans » la conscience ». « Dans » veut dire « en dépendance de ». En effet, sans conscience, rien ne peut exister. Même ce « rien » devient strictement impossible.
L’idée que l’effet existe « dans » sa cause, et que certaines causes n’existent elles-mêmes que « dans » d’autres causes, est juste selon Abhinavagupta. C’est cette idée qui fonde la théorie śivaïte des 36 « principes » (tattvāni) du réel. Le Nyāya, malgré ses erreurs, est donc un « allié » de la Reconnaissance. Voilà pourquoi Utpaladeva a composé une « Démonstration de l’existence de Dieu » (Īśvarasiddhiḥ) à la manière du Nyāya.
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