Vide...ou vide ?
Sous les centaines de kilomètres
de glaces d'une planète gelée, quelque part dans l'avenir, une créature faite
de filets d'huile évolue dans un labyrinthe de fissures, à la tête d'une
escouade de soldats d'élite. Il
réfléchit sur la réalité du monde :
"Lui - c'est-à-dire - ce
qu'il était maintenant - n'avait pas évolué ici. Il était maintenant une
simulation de créature, d'un organisme conçu pour se sentir chez lui dans la
glace compressée d'un monde aquatique. Mais il n'était qu'une simulation. Il
n'était pas vraiment ce qu'il semblait être.
Il commençait à se demander s'il l'avait
jamais été. La glace à l'intérieur de la planète aquatique n'existait pas vraiment,
ni la planète elle-même, ni l'étoile autour de laquelle elle tournait, ni la
galaxie au-delà ni rien de ce qui pouvait paraître réel aussi loin que le
regard portait, ou semblait le faire. Ni même aussi près, d'ailleurs. Si on
examinait quelque chose de très près, on trouvait la même finesse de détails
que dans le réel. Les plus petites unités de mesure étaient les mêmes dans les
deux univers, qu'elles concernent le temps, l'espace ou la masse.
Pour certains, bien sûr, cela
signifiait que le Réel lui-même n'était pas vraiment réel, pas au sens d'être vraiment
le dernier fondement non simulé de la réalité physique. Dans cette école de
pensée, tout le monde se trouvait déjà dans une simulation préexistante, mais
sans s'en rendre compte, et les univers virtuels fidèles et précis qu'ils
étaient si fiers de créer n'étaient que des simulations à l'intérieur de
simulations.
On pouvait considérer cette
approche comme menant tout droit à la folie, ou à une sorte de lassitude
résignée qu'on pouvait exploiter. Pour éliminer l'esprit de combativité chez
les gens, il était difficile de trouver mieux que de les convaincre que la vie
n'était qu'une vaste plaisanterie, une construction entièrement contrôlée par
quelqu'un d'autre, et que rien de ce que l'on pouvait penser ou faire n'avait
réellement d'importance.
L'astuce, songea-t-il, c'était de
ne jamais perdre de vue la possibilité théorique tout en se gardant bien de
prendre l'idée au sérieux."
Iain M. Banks, Les Enfers virtuels, pp. 349-350
Croire que tout est un rêve, une sorte
d'illusion magique, serait ainsi un genre d'anesthésiant, un poison paralysant,
redoutable instrument politique. On entend souvent dire que la passivité des Indiens
s'expliquerait par leur croyance à l'"illusion cosmique". Si rien n'existe,
pourquoi agir ? Cet acosmisme (rien n'existe) serait ainsi apparenté au fatalisme,
fléau des Orientaux.
Or, les Indiens sont loin de croire
que tout n'est qu'illusion. La doctrine, bouddhiste et reprise par d'autres courants,
de l'illusion (māyā), est minoritaire. Mais elle
a frappé les esprits, et elle reste collée au cliché de l'Oriental paresseux, indolent,
baignant dans les vapeurs tropicales.
Plus profondément, la doctrine de
l'illusion est-elle un poison ? L'enseignement du rêve est-il un venin ? Non. Il
est bien plutôt un remède. Mais, comme tous les médicaments, il peut devenir un
poison. D'où les mises en gardes régulières. Cet enseignement doit faire partie
d'une thérapie d'ensemble, guidé par une pédagogie et une connaissance fine des
ressorts de l'âme.
Quoi qu'il en soit, tout n'est qu'un
rêve. Un rêve, sans nul état réel qui pourrait servir de référence, de point de repère. Tout n'est que reflet,
sans original. Chaque chose dépend d'autre chose, sans fondement ultime. L'esprit,
comme l'espace, n'a pas de fondement. L’abîme, l'impermanence et la vacuité sont
le fond de toute chose. Et comme toute chose paraît réelle quand on la voit sans
réfléchir, on peut bien dire qu'elle est une illusion, un rêve. Pourquoi cela devrait-il
rendre fou ?
Car cette intuition débouche sur le
silence intérieur, profond, sur la paix qui ne passe pas. Cette absence n'est certes
pas quelque chose, mais elle n'est pas rien non plus. Ou alors, elle est un rien
qui plane en lui-même, une absence qui, mystérieusement rempli chaque recoin de
la vie de celui qui l'éprouve. Cette absence est émerveillement, choc, étonnement.
Le vide est joie.
Les mondes contiennent des mondes.
Je suis conscience qui s'imagine être Untel. Et Untel, dans ses rêveries, imagine
d'autres personnages, qui à leur tour imaginent d'autres personnages... sans fin.
Le silence de l'infini ne m'effraie
pas. Plongeons !
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