La vie intérieure est la reconnaissance
de notre vraie nature, puis l'intégration de cette reconnaissance dans notre
vie quotidienne.
Pour cela, a-t-on besoin d'un
maître ? A-t-on besoin d'un être humain qui aurait reconnu sa vraie nature et
qui aurait mené à sa perfection sa stabilisation ?
Les avis divergent sur la
question.
Gilles Farcet vient de publier un
ouvrage dans lequel il se raconte Sur la
route spirituelle. D'emblée (p.16), il affirme que :
"La voie est transmise par
un maître. On ne peut (sauf exception apparente) cheminer sûrement sur la voie
sans y être précisément guidé, et il ne s'agit pas de confondre des expériences
momentanées (ouvertures, extases temporaires et autres illuminations) avec
l'intégration dont témoigne le maître authentique et à laquelle il se consacre
à conduire ses élèves. Si, ultimement, le maître est "intérieur",
accéder durablement à cet intérieur supposerait un degré de maturation bien
éloigné de la condition commune".
En lisant son ouvrage, on
s'aperçoit que le "maître authentique" est Arnaud Desjardins, lequel
suivit durant quelques années l'enseignement d'un maître indien, Swami
Prajnanpad. Pour étayer sa thèse, il invoque le manque de maturation des
hommes. Or, l'homme extérieur est,
sans doute, plus ou moins mur. C'est vrai. Mais la voie intérieure,
spirituelle, n'est-elle pas justement la voie de l'homme intérieur, lequel est sans âge, parfait, car toujours déjà en
contact avec l'absolu, voire est
l'absolu lui-même ? Pour le dire autrement, le corps et l'âme sont plus ou
moins imparfaits. Mais l'esprit, la fine pointe, la fleur de l'âme, l'Un de
l'âme, le Soi, le "je", la cime de notre être, n'est-elle pas
parfaite ?
On pourrait rétorquer que le
corps et l'âme peuvent, tant qu'ils ne sont pas prêts, voiler l'esprit, comme
une vitre sale empêche la lumière de la traverser. Peut-être. Certes, l'homme extérieur se perd dans les apparences,
le langage, l'imagination. Mais notre vraie nature, intérieure, n'est-elle pas plus évidente que ces enveloppes, que
ces choses plus ou moins subtiles ? Car enfin, n'est-ce pas du Soi dont il
s'agit ? Et pas du Soi au sens jungien, mais du Soi comme conscience. Quoi de
plus évident que la conscience ?
Je me suis donc penché sur
l'enseignement de Prajnanpad pour comprendre son point de vue. J'étais d'autant
plus perplexe que cet homme était présenté comme un représentant de la
"non-dualité" et du Vedânta. Il prétend s'appuyer, en particulier,
sur un texte non-dualiste immense et très clair, le Yoga Vâsistha. Alors je lis Prajnanpad, tel que traduit et
expliqué, entre autres, par son plus ancien disciple occidental, Daniel
Roumanoff, auteur d'un savoureux Candide
au pays des Gourous.
Mais ma perplexité ne fait que
grandir. Car Prajnanpad parle de psychanalyse et d'une sorte de sagesse de
l'acceptation qui ressemble à s'y méprendre au stoïcisme. Il parle surtout de purification
des traces résiduelles (vāsanā, en sanskrit). Il y a
bien quelques citations des Upaniṣads
(dont le corpus forme le Vedânta) et du Yoga
Vâsistha. Mais sa philosophie n'a rien à voir ! Le Yoga Vâsistha propose une "voie" radicalement différente,
fondée sur la réflexion et l'effort personnel (avec ou sans l'aide d'un autre),
la méditation rationnelle qui mène à la certitude que tout n'est qu'illusion,
certitude qui mène à la "fraîcheur intérieure". Le Yoga Vâsistha va jusqu'à consacrer un
livre entier (le second) à expliciter l'idée que l'effort doit être personnel. Et multiplie les anecdotes,
les légendes, les fables pour nous persuader que seuls nous pouvons être à
l'origine de notre salut. Nous sommes à des années-lumière de la doctrine
psychologiste de Prajnanpad. Il n'est jamais question de "travailler sur
soi", de régler ses problèmes d'enfance, mais de voir que ce
"soi" n'est qu'un faux-semblant. On s'y éveille avec des gens qui réfléchissent,
qui murissent, certes, en un sens. Mais la différence est la suivante : dans le
non-dualisme (advaita) authentique, on s'éveille puis on mûrit. Alors que dans
la doctrine de Prajnanpad, on mûrit (on purifie l'inconscient) dans l'espoir de
s'éveiller un jour définitivement. Cette doctrine est réfutée, entre cent
exemples, par Sureshvara, le plus proche disciple de Shankara, le grand docteur
du Vedânta. Dans son commentaire à la Taittirīya
Upaniṣad,
il explique en effet qu'il est absurde d'espérer purifier dans le temps d'une
vie limitée des traces accumulées depuis des temps infinis. Comment donc une
pratique marquée par la finitude pourrait-elle déboucher sur l'infini ? Comment
une progression dans l'espace et le temps pourrait-elle mener hors de l'espace
et du temps ? Comment l'illusion pourrait elle conduire à la réalité ? Les
grands maîtres de la non-dualité n'ont de cesse de combattre la croyance qu'une
purification ou une sublimation (par le yoga, les rites, la méditation, le comportement),
pourrait déboucher sur l'Eveil. Et il n'est nulle part question, dans leur
enseignement, d'un accompagnement par le maître afin d'intégrer quoi que ce
soit. La question de l'après-éveil est abordée, mais simplement pour confirmer,
encore et encore, à l'individu, que l'individu n'est qu'une construction
imaginaire, et que la conscience est la seule réalité. Le plus souvent,
l'échange entre l'éveillé et l'éveilleur est bref. Même quand ces individus sont immatures ou démoniaques. Très vite,
chacun s'en repart de son côté. La relation durable est plutôt l'exception.
Comme dans l'histoire de la reine Cūḍālā, que son roi de mari
refuse d'écouter parce qu'elle est une femme...
Tout le livre de Gilles Farcet -
sa vie - est donc l'illustration d'une doctrine que les non-dualistes réfutent,
et non du non-dualisme. Prajnanpad est un Indien. C'est vrai. Il était
sannyâsî. Juste. Mais il n'était pas non-dualiste. Ou alors pas dans un sens
traditionnel, ni même dérivé de la tradition. Il était un genre d'ascète
freudien, si l'on veut.
Dans la brève vidéo suivante,
Farcet avance un autre argument pour défendre le caractère indispensable du
maître : quand on veut apprendre un métier, un instrument de musique par
exemple, on va se faire apprenti auprès d'un maître. Pourquoi diable en
irait-il autrement dans la spiritualité ?
Mais l'argument ne tient pas (et je
passe sur l'anti-occidentalisme primaire et la sempiternelle projection d'un Orient
idéalisé à outrance). Car nous somme déjà le Soi. Nous sommes toujours déjà
pure conscience, transparente, éternelle, libre de tout mal. Shankara,
Abhinavagupta et les autres ne cessent de le répéter : Le Soi est l'expérience pure
et simple, et non une expérience particulière. Il est comme l'espace. Il n'est
pas un lieu particulier. Chercher le Soi est comme demander "Où est
l'espace ?" La voie, c'est voir qu'il n'y a pas de voie. Le seul rôle du
maître, si maître il y a, est de pointer ce fait, et non de guider un travail
sur soi. Quand on lui demandait si une discipline pouvait apporter la paix à
l'esprit, ou l'anéantir, le non-dualiste Jean Klein répondait :
"Un esprit discipliné n'est
jamais un esprit libre. Quand vous voulez devenir chanteur d'opéra, cela
demande de la discipline. Cette discipline nait de l'amour du chant et de la
musique. Mais vous ne pouvez jamais apprendre ce que vous êtes, car
profondément, vous êtes ce que vous cherchez. Quand vous êtes vraiment amoureux
de quelque chose, alors vous le réaliserez et vous le pratiquerez spontanément.
Vu de l'extérieur, on peut prendre ça pour de la discipline, mais ça n'en n'est
pas. Quand vous aimez quelque chose et que vous le méditez, vous vous
recueillez spontanément" (Open to
the Unknown, p. 61).
Le Yoga Vâsistha, qui est soi-disant la source traditionnelle de
Prajnanpad, ne dit pas autre chose.
De plus, la quête de ce maître
"parfaitement intégré", image de la maturité humaine consommée, est vaine.
Cette recherche, comparable à celle de l'âme sœur, conduit, au pire, à
idolâtrer des déséquilibrés ou des escrocs (comme ce Mahesh Yogi, que Farcet
vénéra aveuglément durant une dizaine d'année, et sa "Méditation Transcendantale", que notre auteur considère comme une pure expression de la tradition hindoue...), et, au mieux, à perdre du
temps. Le seul maître est ce qui pointe notre vraie nature, directement. Peut
importe qu'il soit Indien, Tibétain, humain, animal, martien ou artificiel.
Peu importe que ce soit une présence "vivante" ou un texte, ou juste
une phrase. Ou même un symbole. Ou un paysage, ou une circonstance. Peu
importe.
L'Eveil est le maître, la voie et
le but. La conscience qui lit ces lignes est l'Unique Nécessaire. Le reconnaître,
encore et encore, est l'unique voie.
Mozart dicte une séquence du Requiem posthume, dans un extrait d'Amadeus, avec la partition. Le travail part de l'intuition, et non l'inverse :
Bonjour, et le reconnaître passe par une ascése...C'est comme ça depuis des millénaires et des millénaires, désolé! Ce n'est pas comme en science où la technologie accélére tout et même si nous vivons à cette époque-ci, il ne faut, à mon avis, pas confondre. En matière de spiritualité, qui est notre nature réelle et profonde, que nous sommes déjà, je suis d'accord, il s'agit tout de même d'apprendre... Apprendre à vivre à partir de celle-ci pour commencer, apprendre à aimer, à s'ouvrir, à accueillir, à souffrir (au sens noble de supporter et de prendre avec soi..., cela n'a rien à voir avec ergoter sur la nature de la nature de la nature (etc...) réelle de l'esprit..."Apprendre, c'est se ressouvenir" Platon
RépondreSupprimerEncore un mot, si vous permettez. En effet, cet article me tient à cœur, considérant Gilles Farcet comme mon propre instructeur...
RépondreSupprimerpour vous il s'agit donc d'abord de voir la réalité de l'esprit et ensuite de mûrir...N'est-ce pas? Dans ce cas il s'agit d'approfondir l'éveil, de laisser, de faire mûrir l'éveil? Mais a-t-il besoin de cela, lui qui est impersonnel, transpersonnel, absolu, parfait, infini, éternel, etc...? Qu'est-ce qui doit mûrit? Je pense vraiment que prendre les choses, simplement et humainement, dans le bon sens, à savoir mûrir en tant qu'ego pour petit à petit lâcher l'ego et laisser apparaître la réalité telle qu'elle est beaucoup plus ne serait-ce que logique...m'enfin, chacun a le droit de penser ce qu'il veut.
Je viens d'écrire un article sur mon propre blog sur le sujet, assez en réponse au votre...Si vous voulez y jeter un coup d’œil, j'en serais ravi...http://nullepartetjamais.blogspot.fr/2013/10/la-voie-spirituelle.html
L'intérêt du maître me semble effectivement être dans la reconnaissance d'états que l'on pourrait prendre comme finaux, mais qui ne sont que transitoires.
RépondreSupprimerMozart a pu créer de la musique avec son intuition uniquement grâce à son apprentissage bien traditionnel. La plupart des autodidactes en musique ne sortent jamais de partitions suffisamment profondes et originales que les musiciens étant d'abord passés par l'apprentissage traditionnel (oui, c'est un peu un avis personnel).
Si l'Eveil avec un grand E est possible pour le commun des mortels, ce n'est, à mon avis, que par accident, grâce ou à cause d'événements particuliers, et doit rester certainement statistiquement plus réduit que dans une population guidée par un maître accompli.
Ma réponse est trop longue pour la faire apparaître ici. Je vais donc prendre le temps d'écrire un autre billet pour vous répondre.
RépondreSupprimerBonsoir! Pas de souci. Merci d'avoir pris connaissance de mes messages. Je ne souhaite pas entrer dans une polémique, l'essentiel étant, pour chacun et au bénéfice de tous de voir le vrai. Je me suis permis de vous écrire en réponse à votre post simplement parce que je me sentais concerné dans la mesure ou je me sens investi auprès de Gilles Farcet dans la démarche générale prônée par Arnaud Desjardins. Bien à vous,
RépondreSupprimerJe conseille à tous la lecture du livre ”Les yeux ouverts” reprenant des lettres de Swami Prajnanpad et préfacé par André Comte-Sponville.
RépondreSupprimerOn comprend assez vite que Prajnanpad, que je tiens pour ma modeste part en très haute estime, maniait en fait les deux aspects en même temps:
- reconnaissance de “vous n’êtes que CELA, vous êtes l’infini...” (appel au Soi)
- acceptation douloureuse au départ et progressive de ce qui est ici et maintenant, dont les effets pervers de l'inconscient, (travail sur le soi).
Après, c’est toute l’histoire de la poule et de l’œuf d’où le mental tout seul ne pourra jamais sortir...
Les deux points de vue sont probablement valables et nécessaires, ne serait-ce que pour se fatiguer à y croire!
Alors, à force d'échouer, de se casser les dents d’une façon ET/OU d’une autre, l’éveil peut se produire... Pas la Réalisation, juste l’éveil!
Un petit éveil qui permet simplement de s'asseoir sur le banc du témoin (comme dit si bien Betty), à l'intérieur de soi, et de regarder...
A propos de Betty, je joins l’adresse d’une vidéo où elle répondait à une de mes questions un peu stupide sur la “méthode” (http://brideva.blogspot.fr/).
La réponse est venue comme une bonne gifle. Du pur acide chlorhydrique qui nettoie tout : avis, comparaisons, concepts, théories, enseignements divers et variés (ou avariés!)...
Bien amicalement.