Selon le non-dualisme exclusif (kevala-advaita) de Shankara, le monde est une illusion, c'est-à-dire une entité inexplicable (anirvacanîya - l'expression est de Mandana, mais elle a été adoptée par le Védânta dans son ensemble) : en effet, le monde n'est pas un pur non-être, car il apparaît. Mais il n'est pas non plus de l'ordre de l'être, car il ne résiste pas à un examen rationnel : quand on l'examine au moyen de la raison, et non pas seulement des cinq sens, il se révèle être évanescent, et donc dépourvu de substance, de la même manière que le serpent "disparaît" quand on le regarde de plus près, et que seule subsiste la corde.
Dans cette perspective, le monde est donc une illusion inexplicable, sans cause ni raison. Le monde n'a aucun rapport avec son substrat, l'absolu (brahman). Il vient pour ainsi planer sur lui, sans que l'on sache son origine ou sa cause. La seule réponse de cette forme de non-dualisme à la question de l'origine du monde et de la vie consiste donc à montrer que la question est une fausse question. Quand on demande à Shankara quelle est la cause de cette ignorance (avidyâ) qu'est ce monde, Shankara répond, en substance, que cette question elle-même présuppose cette ignorance, et qu’elle fait partie du monde illusoire projeté par l'ignorance !
Mais ce genre de réponse, pour séduisant qu'il soit par son côté radical et surprenant, ne peut manquer de nous laisser sur notre faim. Car la théorie et la pratique, le droit et le fait, sont ainsi séparées par un abîme : le monde apparaît, mais il n'existe pas... Et à chaque instant, la manifestation du monde contredit son inexistence théorique. Qui peut, sérieusement, adhérer à ce genre de paradoxe et fonder sa vie sur lui ?
De plus, selon ce non-dualisme, le monde est exclu du réel. Il n'est qu'un fantôme sans relation avec la conscience, avec l'absolu. Il y a donc bien, inévitablement, une sorte de dualisme ici : d'un côté la conscience pure, sorte de spectateur passif ; et, de l'autre, le "jeu" des apparences, sorte d'énigme totalement irrationnelle. La logique sous-jacente est la même que celle du madhyamika bouddhiste qui, ici encore, semble avoir inspiré cette forme de non-dualisme.
Le non-dualisme inclusif, en revanche, c'est-à-dire le tantra non-duel, la philosophie de la Reconnaissance, encore appelée "shivaïsme du Cachemire", voit le monde autrement : le monde est une manifestation de la conscience. Il n'est pas une projection mystérieuse, venue d'on ne sait où, étrangère à la conscience, mais une libre création de la conscience, qui désir et agit. Cependant, elle ne manifeste ainsi rien d'autre qu'elle-même, car il n'y a rien et ne peut rien exister en plus de la conscience et en dehors d'elle. La seule hypothèse restante est donc que c'est la conscience elle-même qui se manifeste comme monde, comme vous et moi. Ou plutôt, c'est moi, conscience libre, qui me manifeste comme monde, comme individus, qui me désire ainsi, qui me crée ainsi. Le monde est le mystère de la liberté, mais c'est un mystère dont chacun fait l'expérience intime à chaque instant : chacun fait l'expérience de l'autonomie de la conscience, même si cette liberté semble limitée.
Mais surtout, le monde est ainsi le visage de la conscience, sa libre création, son jeu, bref quelque chose de positif et d'intimement lié à la conscience, comme les vagues le sont à l'océan ; ou plutôt, comme le corps d'un amant, selon l'exemple de la tradition du Cœur (kula).
Selon Kshémarâdja, un maître de cette approche, le monde n'est donc pas dans la conscience comme un caillou sur le sol, car le sol n'a aucun rapport intime et vivant avec le caillou : il ne le ressent pas. La conscience, en revanche, sent les choses. En fait, c'est en se sentant qu'elle engendre les choses. Puis, en se sentant comme chose, elle engendre encore, et ainsi de suite. C'est ce que dit Kshémarâdja dans ce passage justement célèbre :
"Le (monde) ne sort pas de la (conscience) comme des noix qui tombent d'un sac, par exemple. C'est bien plutôt le Seigneur lui-même, (c'est-à-dire la conscience), qui existe en (se) manifestant librement comme monde, en son propre fond, à la manière d'une ville reflétée dans un miroir, comme si (ce monde) était quelque chose de plus (que lui), alors qu'il n'est rien de plus (que lui)."
Commentaire aux Stances sur la Vibration, 2
Le monde n'est pas seulement manifesté par la conscience, comme la terre est éclairée par le soleil. Il est la conscience qui se manifeste comme monde. C'est toute la différence entre le non-dualisme exclusif, d'une part, qui est une sorte de matérialisme, puisqu'il ne parvient pas à toucher l'essence de la conscience ; et le non-dualisme inclusif, de l'autre, qui reconnaît le cœur de la conscience : la conscience comme liberté, comme désir, comme acte, comme réflexion, comme pouvoir de se ressaisir comme, au lieu de se borner à être.
Les conséquences sont abyssales.
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