Comment
reconnaître un être réalisé ?
On entend souvent l'expression "être réalisé"
ou "éveillé".
Selon la philosophie de la Reconnaissance, la réalisation
(siddhi) ne consiste pas à acquérir des pouvoirs surnaturels, ni à visiter des
lieux spéciaux, mais à réaliser (vimarsha) que tout les phénomènes sont la
libre manifestation des pouvoirs infinis de la conscience. Il ne s'agit pas
d'acquérir un pouvoir, naturel ou surnaturel, mais de réaliser que le pouvoir
absolu coïncide avec soi-même, avec "notre Soi" (sva-âtmâ), avec la
conscience. La conscience est à la fois pouvoir de se manifester
("lumière", prakâsha) et pouvoir de réfléchir sur ce qui se manifeste
("jugement", "pensée", vimarsha). Elle est le divin
concret.
Pour atteindre à cette réalisation, la voie la plus
efficace est celle qui allie connaissance et amour : une connaissance
amoureuse, un amour doué de foi, nourri par la raison (tarka, vichâra) et basé
sur l'observation de l'expérience ordinaire (vyavahâra). Ainsi l'intellect,
organe de la connaissance aussi appelé "coeur", s'affine et devient
capable de "vision subtile" (sûkshma-drik), laquelle est alors capable
de s'inverser et de reconnaître le divin en soi-même : c'est la reconnaissance
(pratyabhijnâ), équivalent de la réalisation selon la philosophie de la
Reconnaissance.
Subjectivement, cette reconnaissance se traduit par la
paix, la joie et la certitude.
Mais vu du dehors ? Y a-t-il des signes ?
Selon le Secret de
Tripourâ (Tripurâ-rahasya), un
texte de la Reconnaissance, il n'existe pas de signes sûrs (XXI, 18 et suivants).
D'un côté, en effet, ces signes sont tout ce qu'il y a de
plus intérieurs. On ne peut les voir : "ils ne peuvent en aucun cas être
reconnus par les autres" (19). Cette connaissance intérieure est
comparable au savoir, à l'érudition. De même que le savoir ne se voit pas, la
réalisation ne se voit pas. C'est comme le goût du miel : c'est subjectif, ça
n'est pas objectif. Cela tombe sous le sens, mais il est bon de le rappeler, je
crois, dans un contexte où l'idée que les réalités spirituelles sont visibles ou
sensibles est fort répandue, alors que la première leçon est justement que le
spirituel n'est pas sensible. Mais le vulgaire est sans doute trop attaché aux
images pour l'entendre.
D'un autre côté, un être lui-même réalisé peut, par une
sorte de sympathie plus que par communication, deviner la réalisation d'autrui.
Mais même cela est de l'ordre de l'hypothèse, car en vérité, la réalisation
concerne la conscience. Or la conscience, au sens où on l'entend ici, n'est pas
un phénomène, mais la Lumière qui éclaire tous les phénomènes. Elle n'est pas
une chose, mais le libre mystère qui se manifeste en toute chose. Elle n'est
donc jamais objectivable. On ne peut percevoir la conscience d'autrui. Et selon
la Reconnaissance, la télépathie (si elle existe), n'est pas la perception de
la conscience d'autrui, mais l'identification partielle à la conscience
universelle, au-delà des limites d'un cerveau. De plus, les prétendus signes de
réalisation spirituels, ajoute la Reconnaissance, ne sont pas fiables, car ils
ne sont pas propre à cette réalisation. Un psychopathe, par exemple, peut
afficher un visage serein. D'autres semblent doués de charisme - lequel, comme
on sait, va rarement sans une profonde absence de scrupules. Et surtout, on
peut confondre une expérience spirituelle ("koundalini", chakras,
astral, sortie du corps, visions, lumières, béatitude, révélations, créativité,
sentiment d'amour, etc.) avec la réalisation, qui est une sorte de compréhension
totale de soi et du monde, comme nous l'avons précisé plus haut. Or, une expérience
intense donne souvent aux gens l'énergie d'apprendre quelques bribes
d'enseignement authentique (qui produisent quelque effet sur les débutants) et
de se mettre en posture de maître. C'est que l'on observe chez plusieurs
thérapeutes charismatiques qui se découvrent des missions
"non-duelles". Les borgnes sont rois au pays des aveugles. Mais cela
n'a rien à voir avec la réalisation.
Le seul signe extérieur d'un maître (mais ça n'est pas
exactement la même chose, selon la Reconnaissance, qu'un être réalisé) est son
intelligence des questions concernant le Soi. C'est en fait ce qui définit un
maître, en ce domaine du moins.
Donc au final, selon la Reconnaissance, c'est en soi qu'il
faut chercher les signes de la réalisation, comme par exemple l'équanimité.
Mais l'équanimité ne se voit pas de l'extérieur. Les apparences sont
trompeuses. Tout ce qui brille n'est pas d'or, et l'habit ne fait pas le moine.
La Reconnaissance conseille donc de ne pas se mettre en recherche d'être
réalisés (car on ne peut jamais avoir de certitudes en ce domaine), mais plutôt
de chercher un maître, c'est-à-dire un être capable de répondre aux questions
essentielles, du genre "qui suis-je ? qu'est-ce qui est réel ? quelle est
ma véritable nature ? puis-je vivre sans souffrir ? suis-je le corps ? les
pensées cachent-elles vraiment ma vraie nature ?" et ainsi de suite.
Comme on voit, la Reconnaissance ne parle pas de "sentir" la présence (supposée) du maître, ni de se fier à une quelconque intuition, à des "vibrations", etc. Il n'est pas question de "sentir une paix ou une joie sans cause en présence de...", dogme aujourd'hui populaire parmi les gourouistes qui voient le maître comme une sorte de dealer de "joie sans cause" et autres "vibrations de haute fréquence". L'éveil ne se transmet pas, car l'éveil est la conscience, or la conscience n'est pas une chose. Elle ne peut donc se transmettre d'un individu à l'autre, d'un lieu à un autre, sauf en un sens purement métaphorique. La conscience est partout et nulle part en particulier. Comme l'espace, elle ne se déplace pas. Elle vibre certes, elle palpite d'un pôle à l'autre, du sujet à l'objet, mais ce frémissement est immobile.
Il n'y a donc pas de signes auxquels on puisse
reconnaître un être réalisé.