Selon certains "ignorance is bliss", l'ignorance est le bonheur.
Mais qu'est-ce que la connaissance ?
Parle t-on de l'acte d'un organe (l’œil, le cerveau...) ? Du résultat de cet acte (un savoir) ?
Ou de ce qui rend possible ces actes de connaissance et leur résultats ?
Pour Shankara, on peut dire que l'absolu, c'est-à-dire le Soi, est connaissance. Mais c'est une connaissance qui rend possible à la fois la connaissance (de l'absolu) et l'ignorance. Il dit aussi que l'absolu n'a ni connaissance (n'a pas la connaissance de l'absolu) ni l'ignorance.
Ainsi, dans son recueil des Mille enseignements (XIII), il affirme d'abord :
Je suis sans intellect, je ne suis donc pas un connaissant. Je n'ai donc ni connaissance ni ignorance, n'étant que la Lumière, la conscience (cit). (2)
Puis :
Je suis connaissance ininterrompue, je n'ai donc ni connaissance, ni ignorance (5).
Comment peut-il affirmer ainsi une chose et son contraire ? Comment peut-il déclarer qu'il n'est "pas un connaissant", puis qu'il (c'est-à-dire le Soi) est "connaissance ininterrompue ?
En fait, il prend le mot "connaissance" en des sens différents.
Quand il dit qu'il n'est "pas connaissant", il veut dire qu'il n'y a rien à connaître, car il n'y a aucun objet réel, attendu que tout objet est impermanent, et que la permanence est le critère du réel. Il n'y a un "connaissant" que s'il y a du "connu". Mais il n'y a pas de "connu" ; il n'y a donc pas de "connaissant".
Quand il dit qu'il n'a "ni connaissance, ni ignorance", il désigne ainsi le Védânta et la vision ordinaire des choses, fondées sur la croyance d'être un corps à l'exclusion du reste. Mais le Védânta est aussi fondé sur la dualité, donc sur l'ignorance. L'enseignement de la connaissance non-duelle n'est possible que s'il y a identification à un corps. Or, tout cela n'est qu'apparence sans réalité. Le Soi n'a donc ni connaissance, ni ignorance.
Quand il affirme, en revanche, qu'il est "connaissance ininterrompue", il désigne par là la conscience, cit, cette lumière qui est le Soi et qui est l'absolu et en laquelle semblent se déployer les apparences du monde. Comme je l'ai dit ailleurs, cette "connaissance" est d'un genre bien particulier, car elle n'est pas un acte, sans quoi elle ne pourrait être "ininterrompue". En effet, tout acte est transitoire et ne peut donc produire qu'un effet transitoire. Cette connaissance n'est pas la connaissance "de quelque chose", fut-ce de l'absolu. En fait, selon Shankara, nous faisons l'expérience de cette connaissance qui est la conscience et le Soi et l'absolu dans ce que nous appelons le "sommeil profond", sans rêves, chaque nuit. Or, il faut bien avouer que du point de vue du profane, c'est-à-dire de l'ignorance, c'est expérience est à l'opposé d'une connaissance : c'est une inconnaissance, une inconscience. Car, selon Shankara, il n'y a alors aucun objet différencié, rien de limité, mais seulement être pur, sans altérité aucune, une masse homogène de pure et simple existence. Et c'est seulement du point de vue de l'état de veille, c'est-à-dire de l'ignorance, que nous prenons l'absolu pour une absence de conscience, alors que c'est conscience pure, sans faille, sans objet.
Donc ce que Shankara nomme "connaissance ininterrompue" ou "pure" est, du point de vue de l'ignorance (qui est le notre), ignorance.
De ce point de vue, l'absolu ne se connait pas. Il ne se connait pas comme on connait une couleur ou une pensée.
Mais il est connaissance pure, si pure et homogène qu'elle passe, à nos yeux confus, pour de l'ignorance.
Nous voyons donc que, finalement, nous pouvons dire que l'absolu ne se connait pas, ou qu'il est pure connaissance, ou qu'il est "sans connaissance ni ignorance" selon le sens que nous donnons à ces termes.
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