mardi 31 août 2021

Les œuvres divines


 Il est intéressant de voir comment commencent les enseignements du Tantra traditionnel. Après le titre et les versets de bon augure, qui sont censés contenir tout l'enseignement, l'enseignement lui-même commence, en prose ou en vers.

Pour exemple, voici le début de l'Explication du Tantra de la Triple Souveraine (Parātrīśikāvivaraṇa) par Abhinavagupta. Comment cet esprit, l'un des plus puissants et des plus reconnus de l'Inde, a-t-il choisi de commencer son discours, et pourquoi ?

Après les versets de bon augure, le premier des trente-six versets du tantra est cité. Puis, Abhinavagupta commence ainsi :

parameśvaraḥ pañcavidhakṛtyamayaḥ, satatam anugrahamayyā parārūpayā śaktyā ākrānto, vastuto 'nugrahaikātmaiva na hi śaktiḥ śivād bhedam āmarśayet /

"Tout l'être du Seigneur suprême est de faire l'œuvre quintuple. Perpétuellement ému par son pouvoir suprême qui est grâce, il n'est en réalité que grâce, car la Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu."

Le Seigneur suprême, c'est-à-dire le Soi, la conscience, l'être, le réel, l'essence de tout et de chacun.

En quoi consiste-t-elle ? "Tout son être est de faire l'œuvre quintuple". Abhinavagupta choisit souvent de commencer par évoquer le plus important. Cette première phrase est donc de la plus haute importance pour lui. La conscience est activité. "Tout son être" est activité. "Tout son être" traduit le sanskrit -mayah "qui consiste en", "fait de", "débordant de". Avec rûpa et âtma (employé à la deuxième ligne), c'est l'une des manières de désigner l'être ou l'essence d'une chose. Dieu, le divin ou la conscience - c'est la même chose - est activité. Il n'est pas totalement inactif (shânta), il n'est pas seulement transcendant (uttîrna), car il est actif et il est activité (kriyâ). Il est l'agent qui consiste en cette activité, en cet acte (citkriyâkartritâ). Être, c'est être agent, c'est être action. Il est tout entier en acte (satatodita) et son être-activité n'implique nul altération de son être, car son Soi, c'est justement de pouvoir changer sans cesser d'être soi. Et ce pouvoir, une seule chose en est doté : la conscience. Elle seule peut changer tout en restant ce qu'elle est, comme le prouve l'expérience commune instant après instant.

Abhinavagupta commence son enseignement par cette affirmation, car c'est le point le plus important de l'enseignement. La conscience est action, l'être est acte. La lumière est mouvement, élan, désir, volonté, expansion. D'où il se comprend que la conscience est félicité, plaisir, extase. Car le plaisir est expansion. Le brahman, l'expansion, est plaisir, ânanda. Et cette expansion est féconde, elle est l'œuvre quintuple.

En quoi consiste cette "œuvre quintuple", et pourquoi quintuple ? Parce que l'activité divine comporte cinq aspect : création, subsistance, destruction, voilement et grâce ou dévoilement. En une première approche, on pourrait dire que l'objet de cette action est l'univers, qui est créé, etc. Mais en un sens ésotérique, cela s'applique à toute expérience. Je vois cette table bleue : création. Mon attention s'y repose : subsistance. Puis je passe à la tasse rouge : destruction du bleu. En faisant ainsi attention à ces choses, j'oublie le fond de conscience : voilement. Cependant, tout cela reste UNE expérience, limpide et continue malgré ses changements : grâce. Il y a bien d'autres explications, encore plus subtiles, mais cela suffit pour une première approche. 

Néanmoins, on peut se poser une question : Pourquoi toutes ces œuvres ? Pourquoi ne pas s'en tenir à la grâce ? Pourquoi créer pour ensuite détruire, pourquoi voiler pour ensuite dévoiler ? 

Abhinavagupta répond ici : "Perpétuellement ému par son pouvoir suprême qui est grâce, n'est en réalité que grâce, car la Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu." La grâce ou le dévoilement n'est pas le cinquième et dernier acte. En réalité, chacune des cinq œuvre est grâce. La grâce, bien sûr, mais aussi la destruction et le voilement. Pourquoi ? Parce que le dévoilement est la seule et unique raison d'être du voilement. L'expansion est la raison d'être de la contraction. La raison d'être des moyens est le fin, et cette fin est grâce ou dévoilement, éveil.

Plus profondément, le voilement est dévoilement. En se cachant en l'éclat même de sa propre manifestation, la conscience se révèle.

Enfin, ces œuvres ne sont pas les œuvres DE la conscience, mais sont la conscience elle-même. La "Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu", elle ne pense que l'être, elle ne désire que penser l'être, que ce soit comme être ou comme non-être, cela n'y change rien. La Déesse personnifie la conscience, la pensée, le pouvoir d'auto-réalisation de l'être, comme le feu peut éclairer. La différence entre Dieu et la Déesse est donc purement verbale et non réelle. Dieu être l'être ; la Déesse est la conscience. Or, la conscience prendre conscience de l'être, car seul l'être être. "Penser et être, une même chose". Dieu et Déesse sont donc une seule réalité. 

Ce qui nous ramène au point initial : la conscience est activité, mouvement, que ce soit mouvement de contraction ou d'expansion, de voilement ou de dévoilement.

Tel est, en bref, le cœur du Tantra.

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