jeudi 5 mai 2022

Et si l'égoïsme était la porte de l'éveil ?


"Non pas libérer le Moi, mais se libérer du Moi". Le Moi est haïssable, car il rapporte tout à soi, jetant ainsi un soupçon de corruption jusque sur les actes les plus nobles. Je me demande alors s'il existe vraiment un seul exemple avéré d'acte désintéressé. L'égoïsme, l'amour-propre, ne sont-ils pas le fond naturel de toute activité vivante, depuis le moustique jusqu'à l'ange ? Mais alors, pourquoi ne pas remonter jusqu'à Dieu, ou jusqu'à celui qui, selon la Bible, a proclamé "Je suis Dieu et nul n'est plus grand que moi" ?

Le poison de l'ego est-il donc universel et sans remède ? Le problème est que le remède à l'égoïsme est toujours un autre égoïsme, plus vaste ou reporté sur un autre objet. Au lieu de me préférer, je préfère ma famille, ma nation, ma foi, mon monde. L'égoïsme est un monstre qui se déplace, qui se transforme, mais qui ne naît ni ne meurt.  

Dans un précédent billet, je me demandais s'il existe vraiment des actes désintéressés. Il est impossible de voir les intentions d'autrui, tout comme sa conscience se dérobe. Ma propre conscience et mes propres intentions ne sont pas non plus parfaitement fiables. Je sais que je peux me mentir à moi-même, jouer à me justifier, à rationaliser après-coup. Faut-il donner des exemples ? Je peux certes tenter de juger l'arbre à ses fruits, mais c'est là une autre entreprise hasardeuse, et là non plus les exemples ne manquent pas. L'égoïsme est une sorte de radioactivité résiduelle dont nul ne semble pouvoir se débarrasser.

Et pourtant...

Me revient à l'esprit ce célèbre et étrange dialogue entre le sage indien Yajnavâlkya (Shiva ?) et la non moins sagace Maïtreyî (Shakti ?), échange qui rappelle, en substance, que tout est aimé pour l'amour de soi. Mais ceci ne confirme-t-il pas le propos précédent ? Eh bien non. Car la beauté de la langue sanskrite, dans laquelle est rapportée cette parole plusieurs fois millénaire, est que le mot "soi" (âtmâ) peut désigner à la fois l'ego et... autre chose. Un Moi transcendant. Un Moi qui n'est pas "mon ego à moi".

Mais ce Moi est-il vraiment un autre Moi que le Moi égoïste ? L'enseignement de Yajnavâlkya suggère justement que non. Il n'y a qu'un seul et unique Moi, et tout se fait par amour pour ce Moi inévitable. L'égocentrisme est universel et ne souffre nulle exception. 

Mais alors ? Eh bien, justement, par le fait même ! L'universalité de cet égoïsme pointe le remède à l'égoïsme : le poète védique nous indique le remède en indiquant le mal. Comment est-ce possible ? Parce que l'égoïsme, en sa vérité, est la reconnaissance du Moi universel, mais seulement incomplet. L'egoïsme ou amour-propre ou amour de soi, est seulement un amour universel - car ce Moi universel est le Moi de chacun - un amour inconditionnel encore immature. Yajnavâlkya suggère donc de dépasser l'égoïsme en le poussant à fond, ou plutôt jusqu'à son fond ultime ; qui est le Soi, le Moi universel, transpersonnel, base de toute relation interpersonnelle comme de toute vie personnelle, depuis le moustique jusqu'à Dieu. Tous les êtres sont donc tous plus ou moins égoïstes, certes, mais à des degrés divers. Et cela fait une incommensurable différence. Car l'égoïsme inconditionnel est amour inconditionnel. Car en cet égoïsme, je reconnais en Moi le Moi universel, et je reconnais aussi en l'autre ce même Moi. A travers ce regard, ces gestes, ces paroles... Un Moi en d'innombrables corps, dans d'innombrables mondes. C'est la reconnaissance (pratyabhijnâ) du mystère universel (îshvara) en soi (âtmani).

Utpala Deva a développé cette philosophie originale et puissante au Cachemire, vers l'An Mille, dans un poème du même nom. Cependant, quelle est sa motivation pour la partager ? N'est-il pas, lui aussi, égoïste ? Avide de reconnaissance, justement ? Oui, répond son commentateur, Abhinava Gupta, oui il est égoïste, comme tout être conscient. Mais il l'est à fond, il l'est en entier. Et donc, il ne l'est plus au sens ordinaire. Il ne demande plus rien, car il ne manque de rien, car il déborde de la plénitude du "je suis". L'ego se transcende, c'est son mouvement naturel. Il est invincible ? Mais, oui ! Il est invincible parce qu'il est divin. Sache que "Je suis" et reste tranquille. Muet. Ebahi devant le mystère. Ouvert à l'Immense. Toute transparence, suspendue dans l'intemporel intervalle. 

Le remède à l'ego est l'explosion de l'ego. Assainir l'ego par le tout-à-l'ego. Indispensable. L'amour est un ego infini. L'égoïsme est un amour fini et donc inachevé. Le problème n'est pas l'ego, mais les limites de l'ego. Tel est le secret de l'Inde éternelle, mais aussi de la tradition abrahamique dans son meilleur. Le "je suis" est le Féminin de l'être. Le "je suis" est l'Acte, la pulsation fervente et absolument muette qui enseigne, guide et guérit. 

A méditer enfin, cette énigme d'Utpala Deva :

"Seigneur !

Toi seul tu es le Soi de chacun.

Or, chacun s'aime !

Ton amour est donc

accompli par nature.

Qui le sait devient le Maître."

7 commentaires:

  1. Merci de dissiper ce grave malentendu d'occidé/dent .
    Ainsi l'amour propre ne le serait pas assez ?
    Le tout-à -l'ego (:)) lave plus blanc .


    http://www.anuttaratrikakula.org/wp-content/uploads/2014/03/Self_Awareness_and_Egoity.pdf

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  2. "Seigneur !

    Toi seul tu es le Soi de chacun.

    Or, chacun s'aime !

    Ton amour est donc

    accompli par nature.

    Qui le sait devient le Maître."

    Merci .
    Magnifique .

    Ainsi , il serait juste de paraphraser le scolastique " esse et unum convertuntur " .

    Etre et aimer s'intervertissent ;
    ou encore :
    " Je suis " est " Je t'aime "

    Dantes aurait pu écrire :
    " Ego que muove il sol e l'altre stelle "

    Evidemment il s'agit du " Je suis " qui est , avant Abraham .

    :)

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  3. Hi. Could you comment on the following? In Ishvara-Pratyabhijna-Vimarshini III 2.10, Abhinavagupta writes:

    malatrayasya tribhiḥ ekaikabhedaiḥ, kevalena pratyekaṃ
    malatrayeṇetyarthaḥ | tathā tribhiḥ dvibhedaiḥ -
    āṇavamāyīyābhyām, āṇavakārmābhyām, māyīyakārmābhyām,
    ityevaṃ dvayatrikeṇeti yāvat | tathā ekena tribhedena, ekībhūtena malatrayarūpeṇa ekena trikeṇetyarthaḥ | tatra kevalena āṇavamalena śivatattvamuttiṣṭhati, śakterbhinnatayā gaṇanayā āpātataḥ tadrahitatayā sphuraṇāt, tasyaiva ca svātantryahānitvāt | yadyapyāṇavamaladvitīyabhedena svātantryābodhatārūpeṇa
    śaktitattvasyotthānam, tathāpi tadiha na gaṇitam, aprakṛtatvāt |
    śaktimatāṃ nirṇayasyaiva prakṛtatvāt | śivādbhedena gaṇitā
    śaktirabodhakalpatvamāśrayatyeva, saiva svātantryasyā'bodhatā,
    kevalena āṇavena śivotthānam, kevalena māyīyamalena mantra
    maheśvarotthānam kevalena kārmamalena mantrotthānam,
    āṇavamāyīyābhyāṃ mantrākhya vidyeśotthānam,
    āṇavakārmābhyāṃ vijñānākalotthānam, māyīyakārmābhyāṃ
    pralayākalotthānam, āṇavāditrikeṇa sakalotthānamiti kramaḥ |

    K.C. Pandey conveys this as follows:
    Thus, because of each of the three Malas in isolation from the
    rest, three groups, consisting of two Malas each, and one group
    consisting of all the three Malas, there arise seven kinds of subjects. (Three, Malas separately are responsible for three, Siva,
    Mantramahesvara and Mantresvara). These very Malas, in
    groups of two each, are responsible for three more, i. e. Vidyesa
    Vijiianakala and Pralayakala. And all the three together give
    rise to the seventh (Sakala).

    If I understand all this right, Abhinavagupta states that Siva has only anavamala, Mantramahesvara has only mayiamala, Mantresvara has only karmamala, Vidyeshvara has anavamala plus mayiamala, Vijnanakala has anavamala plus karmamala,
    Pralayakala has mayiyamala plus karmamala. But all this mostly odd because plainly contradicts the karika, other scriptures, common sense, and what Abhinavagupta himself claimed in other passages. If this does make sense, what can it be? Thanks.

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    1. Yes, that is a confusing point. Various authors and passages state different views. And i believe the reason is that those states of the "pure path" are paradoxical : they have awareness of unity, but also awareness of diversity. So, according to some, there is mayiya-mala in the Vidyeshvaras. But maya-tattva appears later... So, how can there be Maya before Maya ? Shaiva-siddhanta sometimes speaks of Maha-maya in the Pure Path, and helps califying the matter. But here, I think we have several schemes form several origins, not easy to reconcile. Anyway, i don't have a precise answer for now. A most detailed discussion of the malas in relation to the tattvas is found in Tantraloka, 10.

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  4. I would admit it logical to say that there is a subtle anava-mala on the parapa level. However, the passage under consideration does not claim even that but is completely obscure and isolated from other views. Besides, all the sources seem to admit mayiya-mala in the Vidyeshvaras while denying it in Vijnanakalas. So the problem is not only with Maya before Maya but also with the absense of mayiya-mala after Maya. The result is that if we want to strictly follow scriptures, we cannot neither admit anava-mala for Vidyeshvaras to accompany their mayiya-mala nor admit maiya-mala for Vijnanalakas to accompany their anava-mala. Plus we have the above passage from Abhinivagupta with an altogether different scheme that could not be traced to anything.

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    1. Yes, the idea is that one can have mâyîya without ânava : experience without the contraction. The other category you mention, the vijnânâkala, is less problematic : they have the basic contraction, but no mâyîya, which makes sense, because there is no content to their experience. The problem is to conceive an awakened individual : individual (so, contracted) and awakened (so, expanded).

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    2. That is true but, when it comes to the awakened individual, means that it is mayiya-mala that is responsible for its contraction. However, there are also at least two levels where objects are experienced: Mantresvara and Mantramahesvara. It is true that Utpaladeva says that they are not individuals at all, but how can they perceive objects if the latter are only a contracted form of Siva? If we have some contraction, we must admit a mala, mustn't we? Abhinavagupta seems to suggests in Tantraloka 9.93c—96 that they still have a subtle anava-mala. But perhaps it is even mayiya-mala that is responsible for the contraction in all the cases?

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