Les Kâma-soûtras...
sont un traité technique sur kâma, l'un des quatre buts de la vie selon la tradition hindoue.
Kâma désigne alors le plaisir au sens large, ceux du corps et de l'esprit. Voilà pourquoi les kâma-shâstras (les traités techniques sur kâma) parlent de sexe, mais aussi de l'art de confectionner des guirlandes, du dressage des perroquets et de la composition de sonnets et autres traits d'esprit.
Kâma est à la fois plaisir et désir.
Le mot vient d'une racine -kam "désirer", "aspirer à", "souhaiter", mais aussi être amoureux, aimer, être excité sexuellement, admirer, valoriser...
Cette racine est apparentée aux racines -kan et -kâ "jouir de", "prendre plaisir à".
Dans la perspective hindoue, kâma est légitime dans le respect des règles naturelles, mais il ne mène finalement qu'à la souffrance, sauf s'il est orienté vers Dieu. C'est l'enseignement de base de la Gîtâ : je peux aimer avec fruit, si j'aime Dieu.
Et pour cela, concrètement, je dois travailler à agir pour Dieu, sans aimer aucune chose pour elle-même ni pour mon bien propre. Comme dans le platonisme et le christianisme, le désir est une énergie qui a pour vocation le divin.
L'idéal du désir est alors
nish-kâma-karma, c'est-à-dire l'action sans désir, sous-entendu "sans désir égoïste", sans recherche de notre intérêt. Au contraire, il faut tout faire par devoir, par respect de l'ordre naturel des choses (dharma) et par amour du divin, ici incarné par Krishna, mais qui est présent au cœur de chaque être, en tant que témoin de l'intellect de chacun.
L'Advaïta Vedânta, qui n'a dans l'ensemble pas une vision très positive du désir/plaisir, se contente de prôner une maîtrise des désirs par la méditation des défauts du désir en général : si l'on voit clairement que tout désir est souffrance et que tout plaisir est éphémère, alors naît spontanément le dégrisement (vairâgya, virâga), le dé-goût, la désillusion. Et l'intellect est alors suffisamment pur, disponible pour entendre l'enseignement de la non-dualité et se tourner vers la conscience-témoin qui est notre essence et qui est la seule et unique réalité.
Une autre forme de non-dualisme, comme celui de Vasishtha, prescrit les mêmes méditations, mais sans aller jusqu'au renoncement extérieur. L'important est alors le détachement intérieur qui, parvenu à sa maturité, est la libération. C'est une sorte de "fraîcheur intérieure" (antah-shîtalatâ) dont aucun signe extérieur ne permet d'inférer la présence à coup sûr : ainsi Ardjouna combat sur le champs de bataille, tout en étant serein en lui-même. Il est le héros de ce "yoga dans l'action", du karma-yoga qui est le grand message de la Gîtâ.
Dans le shivaïsme du Cachemire en revanche, il ne s'agit pas seulement de renoncer au désir égoïste et d'orienter le désir vers Dieu, mais plutôt de reconnaître que le désir, pris en sa source, est non-duel.
Concrètement, quand je désire manger, eh bien ce désir, pris et ressenti en sa source, ne fait qu'un avec la nourriture que je désire. En son premier instant, tout désir ne fait qu'un avec son objet. Donc la pratique consiste à retourner vers le désir brut, le pur kâma, le désir sans objet, comme un saumon remonte en amont.
Il est ainsi nécessaire de se détacher du contenu du désir ("Peu importe le flacon..."), mais ceci pour mieux reconnaître le désir, un désir non-duel, sans manque donc, car non séparé d'avec son objet.
L'aube du désir n'est pas manque ni souffrance, car le sujet et l'objet n'y sont pas encore séparés. En fait, le jaillissement d'un désir est pure énergie, shakti, pleine conscience de soi qui est émerveillement, délectation, joie et vertige de la liberté sans limites.
Le pratiquant doit juste avoir assez de détachement pour pouvoir se détourner du contenu concret du désir et retourner cette énergie vers sa source, laquelle est la Source de tout.
Alors que dans le Vedânta, on prône une "action sans désir" (désir égoïste, nish-kâma-karma), dans le shivaïsme non-dualiste, on célèbre le "désir sans contenu" (nish-karma-kâma), le plaisir sensuel, corporel, mais sans objet, sans égard pour l'objet du plaisir.
Mais dans les deux cas, il faut être capable de détachement, que ce soit pour que la conscience-témoin s'éveille à elle-même, ou pour plonger tout entier dans le désir brut, le désir universel et divin.
Kâma est donc au cœur de la recherche de la liberté.
Il en est le moteur et l'aliment, sans lequel aucun autre but de la vie ne pourrait être atteint, même les plus nobles.
Reconnaître le désir brut, c'est reconnaître l'énergie qui est la vie même, sous-jacente à toutes ses manifestations limitées, c'est adorer le divin, l'extase créatrice, c'est participer au mouvement même qui est à l'origine de tous les mouvements.
Kâma-tattva "l'essence du désir" est le secret
du tantra traditionnel, la découverte de "notre propre force" (sva-bala), la force du Soi, qui est frémissement (spanda), émotion et valeur (bhâva), qui est, en fin de compte, l'essentiel.
A côté de lui, il faut aussi reconnaître visha-tattva "l'essence du poison", poison qui n'est autre que le dé-goût ressenti après un plaisir intense (sexuel ou autre). Goût et dégoût, passion et détachement font partie tous deux du mouvement naturel de la conscience, à l'image de la respiration. Ni passion contre le détachement, ni détachement contre la passion : seulement vivre les deux comme complémentaires et également beaux et bons, à l'instar de la vie et de la mort, du réveil et de l'endormissement.
Je réalise alors que ces deux-là sont deux phases de mon essence transparente comme le ciel : nirandjana-tattva. Voilà pourquoi, dans le tantra traditionnel, on peut à raison affirmer que le désir/plaisir est source de libération et de bonheur s'il est bien compris, reconnu pour ce qu'il est.
Comment reconnaître cette source, cette manne ?
En se tournant immédiatement vers la source, au cours et au cœur de n'importe quelle expérience, vers le ressenti le plus profond que l'on ressent au fond de soi, spontanément, sans rechercher la clarté, ni un effet spectaculaire. Ensuite, c'est seulement affaire de patience, d'amour, d'attention et de fidélité.
Il n'y a plus qu'à se laisser faire, en foi nue.
Très clair ! merci. Et aussi surprenante qu inspirante cette invitation à l acceptation du dé-goût ( au sens d inappétence, et sans inclure l écoeurement ou la répugnance symptômes d une division intérieure je suppose)
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