lundi 16 septembre 2024

L'union tactile, au-delà de la conscience ?



Le Tantra affirme, avec Abhinavagupta, que le toucher est plus élevé que la vision.

Or, on trouve cette même hiérarchie chez Plotin, dans un passage de son enseignement oral ici traduit par le savant Jean Trouillard : 

"Il faut qu'un être qui pense saisisse une chose, puis une autre et que ce qui est pensé, puisqu'on le conçoit distinctement, offre de la diversité. Sinon, [dans l'union directe avec l'Un au-dessus de, et avant la Pensée], il n'y a pas pensée, mais un toucher (thizis) et une sorte de contact (oion épaphè) qui est purement ineffable et inintelligible, antérieur à la pensée (pronoousa), quand la pensée n'est pas encore née et qu'il y a toucher sans pensée" (Ennéades, 6, 3, 10, 40-44)

Plotin essaie ici de décrire l'union immédiate avec l'Un, principe absolument premier. Or, selon Plotin, l'Un est avant la Pensée, c'est-à-dire avant la Conscience : il est principe de la conscience qui est, elle-même, principe de tout. Pourquoi la Conscience n'est-elle pas absolument première ? Parce que, selon lui, toute conscience, discursive ou même intuitive, implique une différence, une "multiplicité", de la "diversité", donc une sorte ou une autre de dualité, même s'il y a aussi en elle de l'unité. 

Donc, l'expérience de l'Un est 1) avant la Conscience et 2) n'est pas comparable avec la vision, expérience qui implique une séparation entre le sujet qui voit et l'objet vu, une distance entre le voyant et le vu. 

Bien plutôt, l'expérience de l'Un est comparable à un toucher, à un contact. Pourquoi ? Parce que le toucher est plus immédiat, direct. On ne touche pas "à distance", mais bien par un contact direct, sans distance. Dès lors, le toucher est plus à même de suggérer l'unité absolue, que la vision, laquelle convient mieux à la Pensée, discursive (vision graduelle) ou intuitive (vision globale). 

Cependant, ce toucher de l'Un est "ineffable" et donc il est "une sorte" de toucher, et non pas un contact au sens littéral. De même, la Conscience, principe absolument premier et ultime selon le Tantra, n'est pas une "vibration" (spanda) physique, mais "une sorte de" (kimcit) vibration, un mouvement extraordinaire, car aussi immobile, comparable en ceci à l'océan, à la fois immobile et en mouvement.

Ainsi, la différence entre le Tantra et Plotin est que, pour ce dernier, la Conscience (ou la Pensée) ne peut être première, car elle implique nécessairement une très subtile différenciation. 

Ce qui est intéressant, c'est que le Tantra admet aussi que toute Conscience comporte une certaine différence (une vibration), mais ne voit pas en cela une raison de refuser à la Conscience la première place. Bien plutôt, le Tantra voit dans cette "vibration" la liberté qu'est la Conscience, son pouvoir de transcender les opposés - par exemple l'opposition entre l'Un et le Multiple, entre unité et dualité. La conscience est supérieur à la simple unité en raison même de son pouvoir d'être conscience différenciée sans cesser d'être parfaitement une. 

Voilà pourquoi la "non-dualité" (advaya) du Tantra est "suprême" (parama), car elle embrasse en elle les "ennemis irréconciliables" que sont la dualité et la non-dualité. 

Il est troublant de constater que 1) Plotin, malgré son refus de la Conscience, de la Vie et du Corps, se tourne malgré tout vers le toucher pour décrire l'absolument intangible ; et que 2) ses successeurs (Jamblique, Ploclos, Damascios) vont redonner une place plus importante à la Pensée, à la Conscience, convergeant ainsi avec le Tantra.

Voici pour finir un autre passage de Plotin mentionnant le toucher, aussi traduit par Trouillard :

"L'âme engendre des dieux dans le silence par son contact (épahè) avec l'Un. Elle engendre la beauté, elle engendre la justice, elle engendre la vertu . Voilà tout ce que conçoit l'âme fécondée par la divinité et tel est son principe et sa fin" (En. 6, 9, 9, 18-21)

Pour mesurer combien ces affirmations de Plotin sont audacieuses, mettons-les en apposition à ces autres, du célèbre "platonicien" Marsile Ficin :

"L'Amour se propose comme fin la jouissance d ela beauté ; celle-ci relève de l'esprit, de la vue et de l'ouïe exclusivement. Donc l'Amour se limite à ces trois puissances ; quant à l'appétit, qui s'attache aux autres sens, il ne mérite pas le nom d'Amour, mais de concupiscence et de rage."

D'où l'Amour "platonique", lancé par ce Monsieur qui se disait Platon réincarné. Au cas où l'on n'aurait pas compris, il ajoute un peu plus loin :

"Les plaisirs du goût et du toucher, qui sont si violents et si déments qu'ils dérangent l'équilibre de l'esprit et perturbent l'homme tout entier, l'Amour non seulement ne les désire pas, mais les a en horreur et les fuit, comme contraires, en raison de leur déséquilibre, à la beauté."

Et donc,

"le désir de copulation ou d'union charnelle et l'Amour se révèlent-ils être des mouvements non seulement différents, mais même opposés" (Sur le Banquet de Platon, I, 4, traduction Pierre Laurens)

Dans l'Amour platonique, on parle, on regarde, mais on ne touche pas. Je ne sais si Platon serait content de cette interprétation.

On voit l'écart avec le Tantra, mais aussi avec Plotin, que l'on ne pourra pourtant pas accuser de luxure.

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