mercredi 29 octobre 2025

Pour la vie


Dans ma soif de vérité, j'ai exploré toutes les traditions, toutes les méthodes, toutes les pratiques, depuis l'âge de douze ans.

Or, je suis toujours revenu au "shivaïsme du Cachemire", la tradition des Yoginîs, de la Déesse-vie.

Pourquoi ?

Non par idolâtrie. Non par sectarisme (quel intérêt ?).

Mais bien parce que le shivaïsme du Cachemire, seul entre toutes les traditions mystiques (expérience directe de Dieu), aime vraiment la vie.

Dans les autres traditions, il y a ascétisme, exercices de mortification, basés sur une vision négative de la vie. "Tout est souffrance", "Nous sommes condamnés à mort pour nous punir du péché", "Ce monde est une prison", "La réalité n'a pas de sens".

Certes, le shivaïsme du Cachemire ne nie pas les limites de l'existence ordinaire, vouée à la vieillesse, la maladie, la mort. Il n'oublie pas la transcendance, bien au contraire. 

Mais pour autant, il ne nie pas la vie. Car il reconnait que la vie, c'est Dieu. C'est Déesse. C'est l'inconnu mystère que toute... vie désire. Il ne condamne pas la vie présente au nom d'une vie idéale. Il ne verse pas dans ce que Nietzsche appelait le nihilisme. Non. Il aime l'Amour. Il épouse le désir de vivre. 

Voilà pourquoi j'y suis toujours revenu. Un instinct de vie.

Penchons-nous un moment, si vous le voulez bien, sur les critiques adressées par le shivaïsme du Cachemire au suicide. Car oui, la spiritualité, l'ascétisme, les mortifications et, même, le yoga, sont souvent des projets de suicide qui ne disent pas leur nom.

Abhinava Gupta, le plus grand maître du Tantra, voire de toutes traditions de l'Inde (il fut reconnu comme tel de son vivant, vers l'An Mille), rejette l'idéal du suicide yogique et plaide en faveur de la célébration de la Vie divine.

Chez Abhinavagupta, la vie n’est pas une prison d’où l’âme voudrait s’échapper, mais le miroir vivant de la conscience : un espace sacré où Śiva (Dieu, l'Être) se reconnaît dans la multiplicité des formes, des pensées, des sensations. Le yogi adorateur des Yoginīs, donc du féminin donneur de vie, ne cherche pas à sortir du monde, mais à l’habiter avec intensité, à goûter sa densité, sa sueur, son sel et sa saveur (le rasa, le nectar et les émotions transmutées).

C’est précisément ce qu’il expose dans le Tantrāloka XIV, où il réfute la tradition du yoga-utkrānti — la "sortie par le haut", la “sortie du corps” volontaire — que certains yogis considèrent comme une forme de libération.

Abhinavagupta écrit :

pavanabhramaṇaprāṇavikṣepādikṛtaśramāḥ —

“Épuisés par la rotation du souffle, les projections de la respiration et d’autres efforts semblables,”

(les pratiquants du yoga "classique", qui est une sorte de suicide)

kuhakādiṣu ye bhrāntās te bhrāntāḥ parame pade —

“ceux qui se laissent tromper par de telles illusions — telles que ces pratiques de “trucages yogiques” (kuhaka) — sont en réalité égarés au coeur même... du Suprême (comme des poissons dans l'eau).”

sarvatra bahumānena yāpy utkrāntir vimuktaye —

“Même si certains louent l’‘utkrānti’ comme une voie vers la libération…”

proktā sā sāraśāstreṣu bhogopāyatayoditā —

“…l'Enseignement essentiel (nom d'un traité) ne la présente que comme un moyen de jouissance (pour atteindre un "paradis" spécifique, non comme une libération).”

yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati —

“Si Dieu (la conscience-vie) est omniprésent, où pourrait-il bien ‘sortir’ en s’extrayant du corps ?”

tasmān notkramayej jīvam paratattvasamīhayā —

“Ainsi, qu’on ne tente pas de faire sortir le souffle vital (=que l'on ne se suicide pas) sous prétexte de chercher le principe suprême !”

_______________

Cette réfutation est d’une ironie toute divine : si Śiva est sarvagataḥ, présent en tout, alors vouloir le rejoindre "ailleurs" est absurde. Où irait-on, sinon encore dans Śiva ? Quitter le corps par dégoût ou ascèse n’est qu’une nouvelle forme d’ignorance, une fuite déguisée.

Abhinavagupta ajoute, dans la même section :

yadi sarvagatā devo vadotkramya kva yāsyati

“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui prétend s’en aller ?”

athāsarvagatas tarhi ghaṭatulyas tadā bhavet

“Et s’il n’était pas partout, alors il serait limité comme un pot (— ce qui serait absurde).”

Autrement dit : la mort volontaire, même sous des formes yogiques raffinées, repose toujours sur une vision dualiste, une séparation imaginaire entre la conscience et la vie.

Telle est la voie kaula, le chemin de la Déesse : tout intégrer, ne rien idolâtrer.

Les Kaulas, memebres de la Famille de la Vie, guidés par les Yoginī de la Śrīvidyā ou du Kālikākula ont toujours refusé cette logique de fuite. Leur sādhanā (chemin de réalisation spirituelle) est un chant du "oui" absolu : oui à la chair, au souffle, au sexe, à la mort, au vide, à la douleur, à la beauté — car tout cela est Śakti, l’énergie consciente.

Mais — et Abhinavagupta insiste — ils ne les idolâtrent pas.  Qui s’attache à volupté sans la reconnaître comme Déesse, tombe dans le piège de Māyā.” L’acte de jouissance yogique (=visant l'union divine, yoga) n’est pas une ivresse mécanique, mais une reconnaissance (pratyabhijñā) de l’absolu dans la matière, car la matière est la cristalisation de la sève de la conscience.

Ainsi, la mort, le vide, la dissolution ne sont pas fuis, mais intégrés comme des moments rythmiques du souffle divin : saṃhāra, la résorption nécessaire au jaillissement d'une vie renouvelée. Le corps est temple, l’amour est rite, la mort est offrande — et la conscience-amour est le feu qui les transfigure tous.

C’est pourquoi Abhinavagupta cite encore un tantra (XIV. 40) :

japa-dhyānādi-saṃsiddhaḥ svātantryācchaktipātataḥ /

bhogaṃ prati viraktaś ced itthaṃ dehaṃ tyajed iti //

“Si l'on est réalisé (apparemment) par la répétition du mantra et la méditation (mais, en réalité,) par pure liberté, touché par la grâce de la Śakti, et si l'on en vient alors à se détacher des jouissances sensorielles, alors — et alors seulement — il peut quitter le corps.”

Mais cette mort, précise-t-il, n’est pas une fuite ; c’est une métamorphose, une offrande libre, non un rejet. C’est la svacchanda-mṛtyu — la “mort spontanée” de ceux qui meurent par plénitude, non par lassitude.

La vision tantrique issue du courant des Yoginī, enseigne que toute la réalité est la Déesse. Les huit ou soixante-quatre Yoginī ne représentent pas des entités macabres ou obscènes, mais les aspects mouvants de la Vie divine elle-même : la sensualité, la peur, la fureur, la dissolution, la joie, la béatitude.

La mort est leur sœur, pas leur ennemie. Mais elle n’est pas adorée comme un absolu : elle est célébrée comme un passage, une facette, un masque de la Conscience. Les yogi de la Déesse, au cœur des charniers, ne méditent pas pour mourir, mais pour reconnaître la Vie jusque dans la Mort.

Ainsi, là où le suicide rejette la vie comme un fardeau, le shivaïsme du Cachemire l’assume comme un mystère à savourer. Là où l’ascète du yoga-utkrānti (yoga suicidaire) veut s’évader du corps, le héros de la Famille des énergies entre dans le corps comme dans un temple vibrant de Śakti. Là où d’autres fuient le désir, le yogi de Kālī y découvre l'Amour.

Finalement, la Vie est liturgie de la conscience.

En somme, pour Abhinavagupta et la lignée des Yoginīs, la mort ne s’oppose pas à la vie : elle en est l’autre visage. Mais vouloir mourir pour fuir, c’est refuser le jeu sacré de la Conscience. C'est fuir l'émerveillement.

La véritable transcendance — la "sortie" — est intérieure : c’est la sortie de la peur, non de la vie.

Car tant que Śakti palpite, tant que le souffle danse, tant que le regard s’émerveille, Śiva est là, goûtant son propre mystère.

“Si le Seigneur est partout, où irait celui qui s’en va ?” 

Pourquoi la vague voudrait-elle fuir l'eau ?

Voilà pourquoi, en bref, je suis toujours revenu à la tradition des Yoginîs.

David

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