Suite et fin du petit texte de Shamkara, Méthode pour éveiller un disciple (Shishya-pratibodha-vidhi). La traduction complète peut être téléchargée ici (en bas de la page).
39.
Si le (disciple) dit : "Ô bienheureux, admettons que (ma vraie nature) soit
"Sans intérieur ni extérieur"
"Non née, à la fois intérieure et extérieure"
"Une masse homogène de conscience"
"Un Soi dépourvu de toute différenciation formelle"
"Comme un morceau de sel (dilué dans l'océan salé)"
"Homogène comme l'espace"...
Mais alors, de quoi s'agit-il et de quoi parle-t-on, à la fois dans l'usage commun et dans la Révélation et la Tradition, quand on entend parler de pratique, de but à atteindre et de pratiquant ? Et pourquoi cela fait-il l'objet de centaines de théories contradictoires (si cela est si simple) ?"
40.
Le maître doit répondre : " Tout ce qu'on observe et que l'on entend (en ce monde) n'est qu'un produit de l'ignorance. Mais en réalité, le Soi est absolument un, qui paraît multiple dans une vision (conditionnée) par l'ignorance, de même qu'un homme affecté de diplopie voit plusieurs lunes ! La dualité est un produit de l'ignorance, car cela est justifié par la condamnation de la vision dualiste dans les passages suivants :
"Quand il y a comme une différence"
"Quand il y a un semblant de dualité, on voit alors un autre (et puis) un autre (et ainsi de suite)"
"Il va de la mort à la mort"
"Quand on voit un autre, quand on entend un autre, quant on perçoit un autre, cela est néant[1], et ce qui est néant est mortel"
"Le nom est une modification dérivée de la parole. La vérité (des pots de terre et autres ustensiles de terre), c'est seulement la terre (dont ils sont faits)"
"Cela est différent (de moi); je suis différent (de cela : celui qui pense ainsi est inquiet)"
Et les passages suivants montrent que l'unité est prescrite par la Révélation :
"Absolument un, sans second"
"Quand ce (connaisseur de l'absolu)"
"Alors, quelle confusion, quel tourment y a-t-il ?".
41.
(Le disciple) : "S'il en va ainsi, ô bienheureux, alors pourquoi la Révélation parle-t-elle d'une pratique et d'un but à atteindre, ou bien d'une origine et d'une fin (du monde) ?"
42.
Le (maître) répond alors : L'ignorant qui a les différentes (qualifications) à commencer par la possession d'un corps adulte, qui croit que le Soi (est une entité) qui doit atteindre ce qu'elle désire et éviter ce qu'elle ne désire pas, est incapable de discerner ce qui est désirable ou non, ainsi que les moyens (d'atteindre le désirable). L'enseignement (de la Révélation) a pour but d'éradiquer peu à peu cette ignorance, et non de révéler un but à atteindre et une pratique. Car en effet, l'ignorance n'est rien d'autre que la croyance en cette différence (entre la pratique et le but à atteindre, entre le désirable et l'indésirable) qui se manifeste sous la forme d'un "Le cycle (tout entier) est indésirable !". L'enseignement extirpe (cette croyance) en montrant rationnellement (upapatti) l'unité de la production de la dissolution (du monde).[2]
43.
Dès que l'ignorance a été extirpée par les (passages) de la Révélation et de la Tradition, comme :
"Ininterrompu, sans extérieur"
"Non né, à la fois intérieur et extérieur"
"Pareil à un cristal de sel (dissous dans l'océan)"
"Le Soi un, conscience parfaitement homogène"
"Homogène comme l'espace",
c'est alors que la compréhension s'affermit et s'unifie et que le (disciple) contemple la vérité ultime. Dès lors, il n'y pas de raison de soupçonner ne serait-ce qu'un parfum de l'impureté qui serait liée à la dualité entre une pratique et un but à atteindre, ou entre une origine et une cessation (du monde) etc."
44.
Voilà aussi pourquoi celui qui aspire à réaliser cette vision de la vérité ultime doit s'émanciper (vyutthāna) du désir d'avoir un fils, des richesses, des désirs mondains ou portant sur l'au-delà, désirs quintuples engendrés par la fausse identification à l'état social et à la caste. Et la (Révélation) démontre que cette identification est contraire à la vision de la non dualité car elle s'oppose à une réalisation correcte (de l'unité). En effet, quant l'intellect a compris que le Soi un n'est pas du domaine du cycle (des renaissances) grâce aux démonstrations rationnelles de l'enseignement, l'état d'esprit contraire ne peut subsister ! En effet, il ne peut y avoir un intellect qui comprend la fraîcheur du feu, ni l'immortalité du corps[3]... Par conséquent, celui qui est établi dans la vision de la vérité ultime doit renoncer à tous les rituels ainsi qu'aux moyens de leur mise en œuvre, comme par exemple le cordon sacré, car tout cela n'est nécessaire que du point de vue de l'ignorance[4].
FIN
[1] Alpa : "peu".
[2] Si donc la Révélation parle de la dualité, c'est pour la réfuter. Le but des discours sur la pratique spirituelle, c'est de réaliser précisément la futilité de toute pratique, car tout cela est "néant". Comme dans l'argumentaire de Nāgārjuna, le but ici de la pratique ascétique est de comprendre que l'idée même d'une pratique et d'un but à atteindre est fausse. On peut évidemment rapprocher cette pédagogie du "moyen habile" dont parle le Mahāyāna.
[3] Affirmation on ne peut plus claire du rationalisme de Śaṃkara. La réalisation de l'unité est fondé sur l'intellect, et sa démonstration sur le fait que, selon Śaṃkara, l'intellect ne peut former de représentations contradictoires comme celle d'un "feu froid", par exemple. Abhinavagupta soutient exactement le contraire.
[4] Autrement dit, de même que ces deux visions - dualité et unité - sont incompatibles, on ne peut être à la fois délivré et vivre une vie normale, engagée dans le monde humain. Alors que pour Abhinavagupta, la véritable non dualité est précisément la possibilité d'une coexistence harmonieuse de l'unité et de la dualité.
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RépondreSupprimer[3] Autrement dit, de même que ces deux visions - dualité et unité - sont incompatibles, on ne peut être à la fois délivré et vivre une vie normale, engagée dans le monde humain. Alors que pour Abhinavagupta, la véritable non dualité est précisément la possibilité d'une coexistence harmonieuse de l'unité et de la dualité.
RépondreSupprimerVaste débat et il me semble en effet impossible de continuer le jeu du pouvoir, de la compétition et tout ce qui fait les "joies" du monde humain lorsqu'on a compris et réalisé ou pas d'ailleurs... car l'intuition est là depuis toujours et simplement masquée. Les enfants en général ont du mal à intégrer toutes ces règles absurdes qu'on veut leur inculquer.
C'est une véritable souffrance collective ce que nous nous imposons. Une skyzophrénie officielle proclamée comme un dogme
C'est pas pour rien que les spiritualistes de toutes les traditions désirent s'éloigner des sociétés humaines ou de s'en désolidariser.
Laisser entendre comme c'est le cas aujourd'hui qu'on peut concilier une vie de vautour ou de rapace avec la véritable connaissance de soi est une imposture selon moi.
C'est là qu'on comprend certaines règles de vies de certaines traditions. Elles n'ont pas pour but je pense d'éveiller mais simplement de permettre un cadre pratique adéquat et en conformité avec l'être.
Ce ne sont donc pas des pratiques mais juste des règles de protection.
Car un moine peut dire à la société : non je ne peux pas accepter tel mode de vie et on le respecte.
Avis personnel.
Précision : je ne cherche pas, en offrant cette traduction, à faire l'apologie du point de vue d'Abhinavagupta. Bien qu'au final, ce dernier me paraisse plus intéressant pour les raisons que je développe ailleurs, il n'en demeure pas moins que la perspective radicale de Shamkara apparaît empreinte de noblesse. Le choix de vie du renonçant (sannyâsî), pour peu qu'il soit suivit dans les faits, est d'une grande beauté par sa simplicité.
RépondreSupprimerLe soucis c'est que qui dit quotidien dit gagner de l'argent. Qui dit gagner de l'argent dit oeil pour oeil, esclavage, jalousie, compétition etc..
RépondreSupprimerBref il faut un éveil ultra libéral pour s'en sortir dans un tel quotidien.
Et tout le monde ne contacte pas un tel éveil...