Mark Dyczkowski fût l'un de mes maîtres à Bénares. Je l'ai évoqué dans un autre billet. Il a publié, il y a peu, l'œuvre de sa vie : une édition critique et une traduction copieusement annotée d'un des tantras les plus baroques de la tradition tantrique kaula ("de la sainte famille" du Seigneur). L'étude de ses noms est à lui seul un sujet de plusieurs centaines de pages, mais on la connaît surtout sous le nom de la déesse Koubjikâ, incarnation d'une conscience émerveillée par l'immensité de l'Être qu'elle anime et qui la ravi tour à tour. Ce tantra, le Manthana Bhairava, est le plus long de la tradition avec près de 24 000 versets. Dyczkowski en traduit le quart dans quatorze fort volumes. On ne sort pas indemne d'une telle lecture, pas plus que l'on ne peut rester indifférent aux enseignements de Mark, tempêtant tel un second Nandi (le taureau du seigneur) dans sa demeure au bord du Ganges !
Ce texte est un tantra, une Parole sacrée de bout en bout. Peu de rituels, mais des hymnes lyriques à n'en plus pouvoir. C'est une fractale, une cathédrale baroque, psychédélique, mais habitée aussi par une ferveur incroyable, bref un évangile tantrique, si la chose a un sens.
Voici, après un premier extrait, un chapitre sur... quoi ? Je n'ose même pas m'essayer à l'écrire. Ceci n'est qu'un essai de traduction, avec ses hésitations et ses errements, que je vous livre tel quel.
C'est la Déesse qui parle, car qui pourrait mieux parler que la Parole elle-même ?
Section de la déesse Vierge du Tantra de Bhairava-le-baratteur, Chapitre 40
Il n'y a plus les liens de l'existence
Dès lors que l'on connait
Ce qui est sans but ni moyen,
Sans raison, ni adoption ni rejet. 142
Ô Toi qui m'es cher !
De même qu'un vautour qui plane dans le ciel
Emporte sa proie dès qu'il l'a aperçue,
De même - ô Toi qui est beau ! - 143
Le meilleur des yogins doit extraire l'essence vitale (bindu)
De l'esprit en le possédant (aveśena)/ de force (?).
De même que la (Puissance) de Rudra[1],
Une fois évanouie,
Est la fin de l'énonciation du mantra, 144
De même, ô toi qui est séduisant !
L'essence vitale (de l'esprit[2] s'élève)
A la suite de l'Énonciation (du mantra).
Une fois réalisée la posture (karaṇam) du vide (kha)
Qui (consiste à) être dans le vide,
On doit stabiliser (sthiram) le vide dans le lieu du vide. 145
Ensuite, on unit la Tortue (kūrmam ou kāmam ?) avec le Faste,
Puis, avec les deux à la fin des voyelles.
On doit l'inciter grâce au souffle ascendant.
Alors, on atteint la face du vide. 146
Le Faste est le fil de la Tortue
Qui est la purification grâce à la vérité suprême.
Il est (alors) sans aucun doute purifié.
On doit le purifier sur la voie du deux-fois né. 147
Par cette même voie,
On doit reconnaître (vilakṣayet, les signes de) la possession (grahaṇam, par la divinité).
On doit savoir (que cette possession se manifeste) par un tremblement quand (la Puissance) est dans le nombril.
Quand (elle) chemine dans la tête, on bâille, 148
Des larmes coulent, les sourcils se froncent/ tremblent (bhrūbhaṅgam) et l'esprit est dans la plus complète confusion (vyākulatā).
(Quand la Puissance) est dans la gorge, les membres tremblent
Et il laisse échapper divers cris (rāvam). 149
La tête tremble, il glossolalise/ délire (pralāpaḥ ?)
Et (laisse échapper) le grand cri "hūṃ !"
Sache que le (yogin) unit en Rudra aspire à y être toujours (niṣṭhā). 150
Je vais encore expliquer l'état de non existence (abhāvastham).
Écoute comment il advient.
Il n'y a pas de suppression (des activités sensorielles et mentales),
Pas d'énoncé (de mantra),
Pas de visualisation, ni de concentration sur un objet (lakṣayojanā). 151
Une fois connu (cet) état naturel, on est assurément délivré.
L'intention est le plus grand lien.
Elle est la cause de toute génération et de toute cessation. 152
Renonçant à (l'intention), le yogin est délivré.
Tant qu'il (nourrit) une intention, il ne peut être délivré.
On ne médite ni l'esprit, ni ses objets, ni son sujet. 153
Tant que l'on nourrit une intention,
Les couples de contraires sont présents.
Il n'y a (alors) ni Point, ni Résonance,
Ni Śiva, ni Śakti, 154
Car ce sont-là des traces d'ignorance,
Ce sont les liens du saṃsāra.
Dans le sans forme (amūrtau), il n'y a pas d'intention.
Qui sauve ? Et de quoi ? 155
Une fois l'intention renoncée, on a renoncé
A tous les liens que sont les espoirs.
Car l'espoir est le plus puissant des liens.
Le monde entier en est prisonnier. 156
Tant qu'on ne l'a pas laissé,
Comment pourrait-on être délivré ?
Là où tout s'est résorbé,
Il n'y a plus de liens pour ceux qui aspirent à la délivrance (mokṣavādin). 157
Celui qui ne désire (utkaṇṭha) pas même la délivrance
Atteint la délivrance.
Quand on est délivré,
On ne conçoit ni lieu[3], ni visualisation, ni concentration. 158
Cette vision se caractérise par le fait qu'elle embrasse tout,
Car elle est partout présente en acte.
Comment pourrait-on viser ce qui n'a pas de trait caractéristique ?
Comment pourrait-il y avoir un esprit dans le non mental ? 159
Le sage doit voir les choses ainsi :
Comment y aurait-il un "lieu" du non mental ?
On doit établir (kārayet) l'esprit (cittam) dans le "il n'y a pas".
Quant au "il y a", qu'on le délaisse tout entier. 160
Quand on s'élève jusque dans l'état de "il n'y a pas",
On constate que "il y a (un état de "il n'y a pas")".
On doit (donc) laisser à la fois le "il y a" et le "il n'y a pas",
Et méditer que tout est vide. 161
La connaissance expérientielle (vijñāna)
Du mobile et de l'immobile
Dépend de l'activité mentale.
Connaissant à la fois ce qui a des parties/facultés et ce qui n'en a point,
On est alors délivré des liens. 162
Pour autant que l'on médite
La Gnose qui est le seul fondement de la connaissance intuitive (vijñāna),
On est délivré (kevalī-) par le souffle,
On abandonne les traces de l'ignorance,
Affranchi des compréhensions mentales,
Des afflictions, du contrôle du souffle, etc. 163
Tout ce que l'on a fait par ailleurs
Est à présent fondé dans ce qui n'a pas de parties. 164
Dès lors, ayant reconnu que le mobile et l'immobile sont par nature vides,
(Le yogin) imprègne chaque chose, indivis (en lui-même),
Comme l'espace n'est pas "cassé" quand le pot est cassé. 165
Le monde entier repose (alors) dans l'état de délivrance.
Ce qui lie, c'est la confusion (vyāmoha).
Quand on guéri de cette confusion, (seule) demeure la délivrance
Qui est la nature même (des choses). 166
Fin du chapitre 40
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