L'univers "extérieur" apparaît objectivement et à la manière d'un voile[1],
Sur le mode du "cela".
On ne peut considérer ni qu'il est absolument réel[2],
Ni qu'il est absolument irréel[3]. 7
Voilà pourquoi il possède une réalité imaginaire.
Il est manifesté par l'intellect discursif[4].
C'est là seulement, au niveau de la dualité,
Que l'exclusion[5] devient possible
Par conceptualisation d'une pluralité. 8
Cette manifestation du "je" dans un (objet) limité[6]
Comme le corps, l'intellect, la sensation interne ou le vide
N'est elle aussi qu'un pur concept, comme (n'importe quel) objet[7],
Car (elle se pose comme) différente de tout ce qui est différencié d'elle. 9
Les adeptes accomplis s'accordent à considérer que
Tout ce qui est du domaine de la parole[8]
Est apparence (de la conscience)[9].
D'autres partisans de l'apparence
Présument que l'ignorance
Est la cause de cette (apparence)[10]. 10
En revanche, ceux qui voient la liberté (de la conscience)
Pensent que la cause de l'apparence
Est la liberté absolue du Grand Seigneur,
Liberté qui consiste en la totalité des pouvoirs. 11
Les maîtres ont conçus cette réalité ou cette irréalité
De l'ensemble de la manifestation
Pour éveiller les disciples.
Mais en vérité ultime,
Il n'y a aucune différence. 12
Le langage ordinaire qui
S'exprime sur le mode du "cela"
Est dualité. (Mais) il est réel,
Car l'univers apparaît[11].
Quand tout est à la fois dualité et non dualité,
L'univers est aussi réel,
A la manière de notre corps[12]. 13
Ce dernier commerce est pur[13],
Car l'objectivité (y apparaît, mais) comme recouverte par la subjectivité.
Au plan de la parfaite non dualité, tout est toujours parfait, réel,
Ce que signifie l'expression "je". 14
Mais en réalité tout est la réalité ultime,
La vérité finale - tout est Śiva,
Tout est parfait.
Fort de sa liberté,
Il est le germe de la manifestation du cours des choses[14],
Réel ou non. 15
Il est au-delà de la parole et de l'intellect,
Libre de tout contact avec le langage conventionnel[15],
Il ne peut être réalisé que par soi, comme étant soi,
Ce Soi insurpassable[16], extraordinaire[17]. 15
Car voici le fin mot de l'histoire[18] :
Je suis Śiva par nature[19],
Libre et parfaite conscience.
Mais les autres - les bestiaux -
Ne l'entendent pas ainsi. 16
Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇaḥ), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993
[1] saṃvṛtyā : "par enveloppement". Terme typiquement bouddhiste pour désigner les apparences par opposition à la réalité, en tant que ces apparences cachent la réalité. Mais l'auteur, dans sa glose en anglais, interprète le terme autrement : pour lui, saṃvṛti désigne l'imagination, "activité d'enveloppement".
[2] On ne peut considérer que l'univers est absolument réel, car sa réalité dépend de la conscience. Il est réel seulement comme conscience se manifestant à elle-même.
[3] On ne peut considérer que l'univers est absolument irréel, car il se manifeste. Et rien de ce qui se manifeste ne peut est nié absolument. La manifestation est une illusion, si et seulement si, on la considère en oubliant la conscience.
[4] vikalpa-buddhi : l'intellect qui conceptualise. Il faut préciser qu'ici comme ailleurs, le mot vikalpa ne désigne pas la conceptualisation au sens philosophique, et encore moins hégélien. Ce n'est pas une activité de synthèse qui fait progresser l'esprit vers le Vrai ; il s'agit plutôt d'une activité de construction qui produit aussi bien des concepts - des idées générales des choses - que des représentations imaginaires. Le vikalpa n'est pas nécessairement abstrait. Il peut consister en un individu. D'ailleurs le vers suivant va préciser que l'individu est une construction conceptuelle. Il est une construction à partir d'apparences disparates. Enfin, il faut informer nos lecteurs habitués à d'autres systèmes non dualistes que le vikalpa n'est pas le fait de l'ego. L'ego (le moi construit) est un vikalpa. Il ne construit pas de vikalpas. Seule la conscience peut conceptualiser, car conceptualiser est une action, or seule la conscience est capable d'agir. DOnc, dire, comme le fait l'A., que l'univers est manifesté par l'intellect n'est pas le dernier mot de la Pratyabhijñā sur la question. Seule la conscience manifeste les vikalpas, en se manifestant ainsi, parce qu'elle joue à ce jeu, gratuitement. Bien entendu, la plupart des vikalpas sont construits par la conscience s'identifiant à ce moi factice. Mais selon Abhinavagupta, les vikalpas qui surviennent spontanément -même s'ils sont des souvenirs - tels les songes éveillés, les pensées obsédantes, etc. - sont des productions directes de la conscience, du Soi, du Seigneur. Quand "ça" pense, c'est Dieu qui pense... Enfin, il faut noter que vikalpa a aussi le sens de "doute", "alternative", voire "dilemme".
[5] apoha : autre terme bouddhiste emprunté au système de Dharmakīrti. Il désigne l'acte d'exclusion de non-x qui permet, du même coup, de poser x. Ceci sert à expliquer comment l'on peut former des concept des choses, sans que jamais ces concepts entrent en contact avec les choses (réelles !). Car, selon Dharmakīrti, la connaissance par concept n'a aucun rapport avec le réel.
[6] En fait, il ne s'agit pas d'une manifestation "dans", mais plutôt d'une identification (abhimāna) au corps, etc.
[7] Ce corps est un concept construit comme le vase. L'un comme l'autre se posent par exclusion de ce qui n'est pas eux (anya-apohanāt), par différenciation (bhedāt).
[8] Tout ce qui est objet du commerce mondain et de la parole conventionnelle (vyavahṛti).
[9] Libre manifestation de la conscience.
[10] Dans ce cas, toute apparence est trompeuse. Alors que pour la Pratyabhijñā, la seule apparence trompeuse est celle qui est prise pour la manifestation d'un objet indépendant de la conscience. Toute apparence n'est donc pas trompeuse. Ceux qui présument (prakalpante) que l'apparence est toujours une illusion sont les partisans du Vedānta et les Bouddhistes, selon l'A.
[11] Ce qui se manifeste ne peut être totalement irréel, comme "le fils d'une femme stérile". De plus, les concepts ont une utilité pratique. Ils sont utiles et même indispensables au commerce humain.
[12] La manifestation est comme un corps universel. Il n'est pas notre essence, même s'il n'est pas non plus une sorte de fantôme venu d'on ne sait où (comme le prétendent les partisans du Vedānta).
[13] Il y a donc trois façon de parler, de considérer les phénomènes : la manière dualiste où l'on voie seulement l'objet en oubliant qu'il est la conscience se manifestant ; la manière à la fois dualiste et non dualiste, dans laquelle on ressaisit l'objet sur fond de conscience de soi, de subjectivité. On considère l'objet tel qu'il est, mais aussi comme une forme de prise de conscience de soi. C'est une situation paradoxale, faite à la fois de dualité et de non dualité. Cet état est celui du "délivré dès cette vie", celui qui a reconnu sa vraie nature de libre conscience. Et, enfin, la manière non dualiste. Mais attention, cette vision n'exclut pas la dualité. Elle n'est que le degré le plus intense de la manière précédente. L'univers est entièrement digéré dans un "je suis je" parfaitement symétrique.
[14] Encore une fois, il s'agit du terme vyavahāra, terme plurivoque qui désigne le langage, les échanges, la communication et, par extension, la vie mondaine, ordinaire.
[15] Encore vyavahāra !
[16] Rien ne peut exister indépendamment de lui, pas même "rien".
[17] kimapi : ce "quelqu'un" anonyme, cet être inconcevable.
[18] paramārtha : la vérité ultime, la fin dernière, le fond de la chose.
[19] Je le suis par nature (svabhāvāt), mais j'en prends conscience par grâce (anugrahāt).
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