Dans un précédent billet, je me demandais si une voie négative était capable de nous amener à l'expérience de la non-dualité, ou expérience mystique. La voie négative se retrouve dans différentes traditions. Au-delà de ses variantes, elle consiste à analyser, à déconstruire les concepts pour induire un état de conscience sans concept.
Prenons ce clavier d'ordinateur. Eh bien, il n'est pas "un" clavier. Si l'on y regarde de plus près, en effet, il s'avère constitué de multiples parties. Et chacune de ces parties est elle-même composée de parties, et ainsi de suite, à l'infini. Si bien que ce clavier n'est ni "un", ni même "multiple" - car une multiplicité est une collection d'entités unes. Mais s'il n'y a pas de "un", il ne peut y avoir une "multiplicité" de uns. Autrement dit, ce clavier est insaisissable. Il semble exister, mais ce semblant ne résiste pas à l'analyse. De cette manière, on comprend que toutes les choses que nous pouvons saisir sont ... insaisissables. Ces choses ne sont pas les choses elles-mêmes, mais plutôt des concepts que nous leur imputons. Ne rien trouver, c'est relâcher toute saisie dans une conscience sans point d'appuis, sans concepts. En d'autres termes, cette absence de saisie sur laquelle débouche l'analyse est conscience sans concepts. Ajoutons que manière d'arriver à la non-dualité par une méditation analytique est propre au Madhyamaka initié par Nāgārjuna.
Or, j'admets que ce type de méditation peut engendrer un sentiment d'émerveillement. Un équivalent visuel du genre de vertige que l'on éprouve alors, ce sont les films qui zooment sur une image "fractale". Quelque soit la puissance du zoom - de l'analyse - on ne trouve jamais l'élément ultime, l'atome qui serait "composant de" sans lui-même être "composé de". Ce que la physique des particules semble confirmer jusqu'ici.
Cette méthode est certes importante, car on peut "saisir", c'est-à-dire s'attacher à - des entités très subtiles. Par exemple, la pure conscience, la présence sans objet. La conscience sans concept peut elle-même devenir l'objet d'une saisie et se voir surimposer un concept, celui de "conscience sans concept". C'est le reproche que le Madhyamaka fait à une autre école bouddhiste, celle de la "pratique du yoga" (yoga-ācāra). Selon elle, le sujet et l'objet - nous et tout le reste - sommes engendrés par un esprit unique, comme dans un rêve. Une fois ceci compris, il ne reste qu'une pure présence, sans dualité. Cette approche est moins analytique. Elle est plutôt expérimentale. Le śivaïsme du Cachemire s'en est beaucoup inspiré. Mais il est vrai que cette approche plutôt expérimentale, par la voie d'une méditation de repos, peut engendrer un attachement à l'expérience mystique. La méditation analytique peut alors servir à déconstruire ces expériences pour relaxer l'esprit de leur emprise.
Mais la voie négative est-elle vraiment efficace ? En déconstruisant les concepts, à quoi parvient-on ? La promesse de Nāgārjuna est que l'on arrive à une conscience sans concept. Est-ce le cas ? Je crois plutôt que l'on parvient à un concept de l'absence de concept. Comme le sparadrap du capitaine Hadock, il reste toujours collé quelque part. Comme Droopy, le concept finit toujours par se rappeler à notre bon souvenir. Et ceci, quelque soit le degré de sophistication dialectique dont on fait preuve. Je puis affirmer que je n'ai aucune position, "ni rien ni autre chose", par-delà A, -A, A et -A, ni A ni -A, tout ceci reste de l'ordre de la construction mentale, de l'élaboration de généralités. Je remplace un concept par un autre.
Je vois une confirmation de cette difficulté dans les controverses sans fin suscitées par l'interprétation de cette méditation analytique du Madhyamaka. Nāgārjuna, Bhavaviveka, Buddhapālita, Candrakīrti, ..., Gampopa, Dolpopa, Longchenpa, Tsongkhapa, Gorampa, autant de fins dialecticiens, autant de solutions qui engendrent de nouvelles apories. La polémique ne semble pas avoir d'issue ! Du second siècle au vingtième - et encore aujourd'hui - le sparadrap ne veut pas disparaître !
Je ne suis pas un spécialiste, mais il me semble que la solution - ressuscitée au début du XXème siècle par Mipam - consiste à dire ceci : la méditation analytique peut être une préparation utile. Une propédeutique, comme on dit par ici. Mais, comme le fait remarquer Mipam, cette méditation est, dans le meilleur des cas, insuffisante. En effet, elle laisse intacte la dualité du sujet et de l'objet. Le fait que les choses soient vides d'essence, de substance, de Soi, est une chose. Le fait que l'expérience soit vide de la dualité sujet-objet, en est une autre. Il y a ainsi deux vacuités : la première est un concept, la seconde est une expérience. La première est l'objet de la voie scolastique (paṇḍita) ; la seconde, celle de la voie mystique ou expérimentale (kusulu). C'est délibérément que j'emploie les termes de la tradition chrétienne, car cette tension entre la voie négative, analytique, et la voie mystique, est universelle. La voie négative nous laisse, au mieux, face à une absence. Cette absence est un concept. Le concept d'absence n'est pas l'absence de concept. Or ce qui importe est bien l'expérience d'une conscience qui ne se laisse enfermer dans aucune construction.
Dès lors, il me semble qu'une approche expérimentale (ou phénoménologique - ce qui veut simplement dire que l'on prend au sérieux le point de vue de la première personne) est plus efficace. La tradition bouddhiste de la pratique du yoga (yoga-ācāra), les approches mystiques en général, me semblent plus directes. Comme Mipam le reconnaît - lui qui était aussi un maître du dzogchen et de la mahāmudrā - la méditation analytique n'est au demeurant pas indispensable. On peut se laisser aller directement dans la pure conscience relâchée, ouverte et sans point de référence. On peut alors employer certaines idées de la méditation analytique, sans en faire, toutefois, une "voie".
Et la Reconnaissance (pratyabhijnā) ? Elle est une voie de l'expérience, de l'intuition, de la synthèse, une voie qui évoque un regard panoramique, une conscience transparente, typique de toute mystique véritable. Rien à faire, juste se laisser porter par ce courant qui resplendit dans le silence entre chaque pensée, qui imbibe tous les concepts, et qui est aussi leur âme.
Quant à l'accusation selon laquelle il y aurait là encore un résidu de saisie dualiste, c'est une affirmation vaine, car la tradition cachemirienne de la Danse de Kālī (kālī-krama) déclare sans ambiguïté que la conscience pure est "sans nature propre" (niḥ-sva-bhāvā). Mais certes non pas sans valeur (satya) ! Ce mot - satya - peut signifier "réalité", "vérité", certes, mais au sens ou cette expérience non-duelle est authentique et bonne. Le bouddhisme ne dit pas autre chose !
Dernière chose : je suis convaincu que la plupart des "éveillés" suivent cette tendance. Surtout les femmes. Mais certains sont prisonniers des méthodes de méditation analytique et autres jeux conceptuels sans issue. Voilà, entre autres motifs, pourquoi je parle de ces questions. Ne nous laissons pas avoir par le vain divertissement des "concepts anti-concepts".
A
Bonjour David,
RépondreSupprimerPour moi les approches négative et positive ne sont qu’une approche. En guidant quelqu’un on peut lui dire ce n’est pas ça, ce n’est pas ça jusqu’à ce qu’il aperçoive de lui-même la chose à découvrir (tout !) dans un moment Aha ! ou qu’il se trouve face à elle. Avec la méthode positive, on lui dirait plutôt c’est ça, continue, t’es chaud, encore plus chaud, ça y est !
« La voie négative est-elle vraiment efficace ? ». Par rapport à quel objectif ? L’objectif classique du détachement, de la libération ?
"La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[Candrakirti]
La méthode négative a pour objet d’enlever le superflu, à la façon d’un sculpteur qui enlève du marbre (les notions du moi et du mien, en tant que productrices de convoitise, d’aversion et d’égarement) pour créer son œuvre d’art. Mais c’était insuffisant, pas assez clair ou populaire, pour le Yogācāra qui avait réinjecté du positif. Maitrīpa combine les deux méthodes. D’abord la déconstruction (pour enlever le plus gros) et quand le mental est en repos, l’introduction (ngo sprod) à la nature de l’esprit : la méditation continue et naturellement présente. C’est sa manière d’enlever le sparadrap. De manière générale, le sparadrap est enlevé en utilisant un Ansatz (placeholder), en utilisant un concept inclusivist (Dieu, vacuité, Reconnaissance…). Le mental est mis en circuit fermé, ce qui permet un autre régime. Enfin, quelque chose dans ce genre.
J'espère que ce sera assez court.
Merci pour ces infos, Joy, et aussi pour ton blogue, c'est vraiment pour moi un plaisir de te lire.
RépondreSupprimerCe que proposent Maitripa et Mipam, c'est en somme le Madhyamaka-Yogâcâra de Shântarakshita. Je trouve cela merveilleux.
Mais pourquoi passer par la méditation analytique façon mâdhyamaka ? Pourquoi ne pas plonger directement ?
Douglas Duckworth, dans la synthèse très claire qu'il vient de publier sur Mipam, cite cette stance :
"Hélas ! Les traités de Nâgârjuna sont un remède pour certains, mais un poison pour d'autres.
Les traités de Maitreya et d'Asanga sont pur nectar pour tous les êtres !"
Pourquoi ne pas plonger directement ? Ta question me fait l'effet d'un koan et me court-circuite le mental, que répondre ? :-)
RépondreSupprimerDisons qu'au bout de trente ans de bouddhisme tibétain, de transmissions et d'initiations et autres upayas mégapositifs, on pourrait faire un bilan et voir combien d'initiés ont effectivment réussi le plongeon direct. Et se demander si l'approche positive, simplement empilée sur un tas de biens positifs consommés sans discrimination, n'aurait pas eu plus d'effet si elle avait été précédée d'un brin de bonne préparation (approche négative).
C'est amusant vous prenez au sérieux les affirmations des uns et non des autres.
RépondreSupprimerSi Nagarjuna parle d'absence de concept c'est une interprétation de dire que son absence n'est que le concept de l'absence. Je ne vois pas le moindre argument pour le mésinterpréter de cette manière,
que votre expérience propre de la déconstruction vous amène au concept de l'absence et non à l'absence de concept n'en est pas un (car votre expérience dépend aussi de votre capacité).
On pourrait tout aussi bien mésinterpréter le Shivaisme du Cachemire, ou n'importe quoi d'autre, en disant par exemple que ce "laisser porter" n'est qu'une illusion et qu'en fait on ne se laisse porter par rien d'autre que le concept (de se laisser porter) tout en fantasmant en arrière plan
une adéquation entre soi et ce que l'on imagine être le Shivaisme du Cachemire.
Votre attitude me fait penser à l'amoureux qui n'ose pas reconnaître la beauté d'une autre femme que la sienne - de peur que la sienne en prenne ombrage.
Mais je ne pense pas que ce soit le cas. On peut reconnaitre une multitude de voies plus belles les unes que les autres (ou incomparable les unes aux autres - dans leur authenticité) sans pour autant rester à la croisée des chemins. La question du choix relève plus d'une affinité (ou de circonstances) que de la valeur de l'objet choisi.
Cela fait plus de vingt années que je prends au sérieux ces démarches de déconstruction systématiques. Autrement, pourquoi aurais-je pris la peine d'en lire plusieurs milliers de pages ?
RépondreSupprimerMon expérience n'a rien à faire là-dedans. Admettons que je ne sois qu'un logiciel incapable d'expérience. Mais alors comment expliuqer ces siècles de controverses sur le tétralemme (catuskoti), par exemple ? Et faut-il dire qu'un penseur de la trempe de Mipam était incapable en la matière ? Et Tsongkhapa ? Pourtant, ils sont en désaccord sur l'interprétation à donner du Madhyamaka : Tsongkhapa affirme que la méditation analytique débouche sur une expérience non-duelle de la vacuité, alors que Mipam affirme que l'on aboutit seulement à un concept de la vacuité.
Mais si vous pensez que je mésinterprète Nâgârjuna, je serais très heureux d'entendre - enfin ! - la bonne interprétation d'icelui, et je crois que je ne serais pas le seul !
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RépondreSupprimerCe n’est pas le concept qui pose problème, mais ce que l’on fait avec ou à partir d’un concept. Le but n’est pas d’atteindre l’absence de concepts, en soi et de manière permanente, mais de ne pas s’y méprendre.
RépondreSupprimerD’ailleurs, il ne me semble pas que Nāgārjuna enseigne l’absence de concepts, mais plutôt l’absence d’opinions (prapañca) par rapport aux couples de contraires.
Il faudrait aussi parler de ce qu’on comprend par concept. Ce ne sont par exemple pas les idées générales ou particulières qui posent problème, car elles font partie du fonctionnement sain du mental.
A cet égard, ce n’est même pas le mental qui pose problème. Mais les idées générales et particulières font appel à la mémoire et celle-ci peut réactiver les méprises (re-con-structions mentales) du passé sous la forme d’affects (marqueurs) stockés ensemble avec des notions du moi et du mien.
Il faut donc éviter d’associer des notions de moi et de mien (et les affects négatifs auxquels elles donnent lieu) pendant la perception, mais aussi au moment où la conscience mentale traite la représentation de cette perception.
C’est cette re-con-struction (vikalpa) qui est le plus souvent visée quand on parle de nirvikalpa. De toute façon, c’est ainsi que je le comprends et que cela fait sens pour moi.
Merci Janus commentaire très éclairant.
RépondreSupprimerP.S.
Je me suis permis de supprimer mon commentaire précédent pas très inspiré.
Pour aller dans votre sens, Janus :
RépondreSupprimerLe problème n'est pas de raconter des histoires, de fabriquer des images. Le problème c'est d'y croire.
Pour compléter mon commentaire, j'ajouterais que ce n'est pas parce que le mot n'est pas la chose (comme disait Krishnamurti) qu'il faut se débarrasser du mot. Il suffit simplement de le mettre à sa juste place, de prendre conscience qu'il est à la fois utile et inutile
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