Qui se souvient ? Qui conceptualise ? Abhinavagupta répond clairement : c'est la conscience pure. La pensée est, certes, factice. L'ego est une construction. Mais ces élaborations ne sont possibles que grâce à une intuition de soi comme conscience, laquelle n'est pas un concept. Autrement dit, le souvenir par exemple est la synthèse d'une expérience présente (le souvenir) rapportée à une expérience passée. Cette synthèse - même si elle se rapporte à un sujet qui n'est qu'un objet (le corps, le souffle, l'intellect...) auquel s'identifie la conscience - est la conscience pure elle-même. L'identification à une individualité n'est possible que parce que nous savons, de la manière la plus directe qui soit, que nous sommes conscience. S'identifier à Untel n'est possible parce que, même dans cette identification factice, nous nous ressaisissons comme conscience. Ainsi, ce n'est pas Pierre ou Paul qui pensent et s'identifient à tel personnage, mais la conscience elle-même.
Abhinavagupta affirme ici que la conscience est constituée de trois pouvoirs - la perception, faculté de prendre conscience de soi comme Autre tout en conservant son identité ; - la mémoire, faculté de retourner vers soi comme ayant fait telle expérience à tel moment : - et l'exclusion, faculté de ne percevoir ou de ne se souvenir que d'un aspect de soi à l'exclusion du reste.
Puis il cite une stance en forme de critique du bouddhisme et du Vedânta. Toute expérience est déterminée par le corps et l'esprit (l'"Octuple cité", équivalent shivaïte des huit consciences du Yogâcâra). Mais cet ensemble est lui-même animé par une pure saisie de soi-même, par-delà le temps et l'espace. Chaque perception, chaque souvenir, chaque pensée est une synthèse. Cette synthèse est comme un éclair, dit Abhinavagupta, dans lequel fulgure la liberté de la conscience.
"Ainsi, cette triade de Puissances appartient au Seigneur et à lui seul - c'est-à-dire qu'il se manifeste comme Pierre, Paul et autres (sujets limités) qui ont pour nature d'expérimenter, de se souvenir et de conceptualiser de cette manière. Car c'est lui seul qui connaît par tel ou tel corps, c'est lui seul qui se souvient et qui forge des concepts. Le maître lui-même l'a dit, par exemple dans ce passage :
Même si l'existence des choses est confinée
Dans l'être vivant qui lui-même est déterminé
Par l'Octuple Cité et par le souffle vital,
Cette existence existe néanmoins dans le Soi suprême."
Abhinavagupta, Méditation sur les Stances pour reconnaître le Seigneur dans le Soi, section de la connaissance, fin du chapitre III
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