samedi 7 avril 2012

Où est le fond ?


"Tout est dans tout"

Cette affirmation se retrouve dans presque toutes les pensées traditionnelles.
A la fois vague et frappante, elle s'offre en effet à bien des interprétations - spiritualistes ou matérialistes.
Dans le platonisme, entre mille exemples, Porphyre démontre que 

"Toutes choses sont en toutes, mais sur un mode approprié à l'essence de chacune."[1]

Plus loin, il en tire les conséquences pour le moi :

"si tu es capable d'accompagner le tout de l'être et de lui devenir semblable, tu ne rechercheras rien de plus, ou bien, en cherchant, tu t'égareras pour porter ton regard vers autre chose. Mais si tu ne cherches rien de plus, parce que tu te fondes sur toi-même et sur ta propre essence, c'est que tu es devenu semblable au tout et que tu ne t'es empêtré dans aucune des choses qui viennent de lui. Et tu n'as pas dit, même pas toi : "Je suis de telle grandeur"; mais, ayant abandonné le "de telle grandeur", tu es devenu tout.
Cependant auparavant déjà tu étais tout, mais quelque chose d'autre était ajouté à toi en plus du tout et tu devenais moindre en raison de cette adjonction, parce que ce n'est pas de l'être que provient cette adjonction ; tu ne saurais, en effet, rien ajouter au tout (...)
On s'est écarté, en effet, de soi-même en même temps qu'on s'est écarté de l'être. Et si l'on se tient en soi-même en étant présent à soi-même présent, alors on est présent aussi à l'être qui est partout."[2]

Ainsi, "connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux", c'est-à-dire le tout, car le tout est en soi-même et en chaque partie de soi, selon son mode propre.
Dans le śivaïsme non-dualiste, il en va de même, quoique pour des raisons différentes. Abhinavagupta en traite souvent, surtout dans son Explication du tantra de la triple souveraine des trois Puissances (Parātrīśikāvivaraṇa). L'idée est en vérité fort simple : tout est dans la conscience, par l'acte de conscience. Donc tout est conscience, en ce sens sens que chaque chose est imbibée de conscience. Donc chaque chose est imbibée par toute chose. Comme j'en ai traité dans mon livre sur Abhinavagupta, je ne m'y attarde pas ici.
Or à la même époque (vers 950), au Cachemire, était composé le Traité qui est le moyen de se délivrer (Mokṣopāyaśāstra), qui deviendra plus tard le Yogavāsiṣṭha, lequel deviendra la source de nombreux opuscules non-dualistes attribués à Śaṃkara, comme le Vivekacūḍāmaṇi. C'est un texte-océan, comme les soutras du Grand Véhicule. Voici un extrait sur son interprétation du "tout est dans tout" dans un contexte idéaliste :

"(Prince !) Écoute comment les songes
Deviennent les mondes,
Alors qu'ils ne sont rien d'autre (que des songes) sans réalité,
Sans substance ni subsistance.

Les expériences passées sont les germes (des mondes)
Comme des tourbillons de germes dans le ciel immaculé.
Ils sont séparés les uns des autres,
A la fois semblables et distincts (les uns des autres).

Chacun est dans les autres
Et apparaît en eux.
Nombreux et variés,
Ils ne se voient (pourtant) pas les uns les autres.

Ils ne perçoivent rien
Les uns des autres,
Bien qu'ils murissent ensemble
Comme des graines inertes d'un même tas.

Ils ne se perçoivent pas,
Ni l'espace (de la conscience dans lequel ils baignent)
Car ils sont cet espace.
Néanmoins, ils sont conscients.
Mais ils sont comme endormis dans un rêve ininterrompu.

Endormis, ils interagissent dans une méta-magie,
Dans ces mondes qui ne sont que leurs rêves.
Les titans sont persécutés par les dieux,
A l'intérieur de leur univers qui n'est qu'un rêve !

Parce qu'ils ignorent (cette réalité), ils n'atteignent pas la délivrance,
(Mais) ils ne sont pas non plus absolument inertes.
Où s'incarneraient-ils,
Sinon dans ces mondes qui ne sont que leurs rêves ?

Endormis dans la magie de leur monde de rêve
Ils s'adonnent à leurs coutumes propres.
Ainsi disposés,
Les hommes sont tués par les hommes.

Ils sont privés de liberté, sans corps (véritable),
Doués d'intention[3] et de désirs[4].
Où habitent-ils,
Si ce n'est dans la magie de leurs mondes oniriques ?

Endormis, prisonniers du tempérament
Engendré par la magie propre à leur monde qui n'est qu'un rêve,
Ils sont engendrés comme démons
Tués par les dieux.

Ainsi tués, ô Rāma,
Dis-moi ce qu'ils devenus !
Ignorants, ils n'ont pas atteint la liberté.
Mais, doués d'intentions,
Ils ne sont pas restés là comme des pierres (non plus) !

Ainsi tout est de la même farine.
Tout cela que l'on perçoit
- la Terre, les océans les êtres vivants
N'est expérimenté qu'aussi longtemps
Que nous y portons attention.

Notre univers n'est qu'un rêve
Pour les autres.
De même, leur univers
N'est qu'un songe pour nous.

Pour eux, nous ne sommes
Que des êtres de rêves.
Et de même, ce cycle des renaissances,
Saches-le.

Ce qui n'est qu'un personnage de rêve à leurs yeux
Est expérimenté comme réel (par nous).
Soi et autrui sont ainsi interchangeables
Car le Soi de conscience est omniprésent.

De même que les personnages de rêve se croient réels,
(Mais) qu'il en va autrement pour les autres,
De même nous sommes des personnages de rêve pour les autres,
Bien que nous nous croyons réels.

Ces cités et leurs habitants
Que tu as aperçu dans ton rêve,
Eux aussi on "rêvé" de toi !
Ils existent dans leur ("rêve") aujourd'hui encore,
Car tout est fait de l'Immense.

En effet, de même qu'un rêve
Est interrompu par le réveil,
De même (ces phénomènes "réels")
Seront expérimentés comme dépourvus de substance
Et comme étant l'Immense en sa transcendance (quand tu t'éveilleras).

Ainsi, dans cette transcendance tout est tout.
En chaque chose existent toutes les choses.
De même, l'espace n'est rien,
Il n'est nulle part, il n'est pas détruit.

Dans l'espace ultime, il n'y a pas de séparation,
Dans l'infini, pas de naissance.
Dans l'infini l'esprit ne meure pas,
Dans l'infini, les univers sont innombrables.

(...)
Chaque univers a ses habitants,
Chaque habitant  a son esprit,
Chaque esprit a ses univers,
Et chacun de ces univers a ses habitants...

Ainsi, il n'y a ni début ni fin
A cette illusion qu'est la perception.
Du point de vue de celui qui connaît l'Immense,
Il n'y a que l'Immense.[5]"

Ainsi, tout n'est que rêve. Or, en vérité un rêve n'est tel que par rapport à un réveil. Mais ce réveil devient lui-même un rêve quand on s'y réveil, et ainsi de suite à l'infini. Chacun de nos rêves est un univers. Chacun es habitants de cet univers rêve à son tour d'autres univers, avec leurs habitants qui, eux aussi, rêvent. C'est un abysse : il n'y a pas de fond, pas de fin. Ce n'est pas une rêverie métaphysique, juste la vie ordinaire. Une mise en abîme infinie.

Illustrée par les images vertigineuses de la géométrie fractale (vous pouvez couper le son) :

Or, tout cela est grandement inspiré du dharma du Bouddha, notamment le Déploiement des figures des Éveillés (Gaṇḍavyūha), mise en abîme de l'architecture cristalline des rêveurs lucides que sont les Bouddhas. Pour une prochaine fois.


[1] Porphyre, Sentences, 10,  vol. I, Vrin, 2005.
[2] Ibid., 40, vol. I, p. 363.
[3] Cetanā : attention-intention, conscience dualiste.
[4] Vāsanā : "parfums", traces résiduelles des actes passés en forme de désirs. Pulsions, complexes inconscients.
[5] Yogavāsiṣṭha, Nirvāṇaprakaraṇa, II, 63, stances  10-29 et 33.

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