Le tonneau des Danaïdes, le
phénix renaissant de ses cendres, Sisyphe condamné à remonter encore et encore
le rocher au sommet de la colline : images du désir, images de l'absurde. Le
désir est manque, souffrance donc. Mais, aussitôt satisfait, il engendre l'ennui
et laisse la place à un autre désir. Quel est donc le secret de cette
immortalité ? Est-ce une malédiction, la trace d'un péché, d'une tare congénitale
?
Platon, dans un passage célèbre
de sa Beuverie, fait dire à la
chamane Diotime : "Ce que l'on n'a pas, ce que l'on est pas, voici les
objets du désir et du manque".
Pour être durablement heureux, il
faudrait donc désirer ce que nous sommes. Que sommes-nous ? Un espace sans limites, spontanément lucide :
La multiplicité des désirs est
donc accidentelle. Elle est due à la multiplicité des objets dans lesquels il
s'investit. Mais le désir est un en essence, car il est désir du réel, de l'âme
de toute chose, de l'infini. Voilà pourquoi le désir n'en finit pas. Comment un
objet limité pourrait-il épuiser ce qui, visant l'infini, est infini ?
Le cycle de l'éternel retour du
manque n'est donc pas le symptôme d'une finitude (je désire sans fin pour
oublier que je vais finir), mais l'empreinte de l'infini dans l'homme fini.
Voilà aussi pourquoi certaines traditions mettent en valeur le désir. Platon,
dans la suite de La Beuverie, fait
dire à Diotime que le désir est aspiration au divin, à l'éternel, à la
perfection, à la plénitude. Il est une noble nostalgie. Même le désir sexuel,
qui rend les humains fous, mais qui les tire aussi bien de leur animalité, est
un élan vers ce qui dépasse les limites de l'individualité.
Dans le "shivaïsme du
Cachemire" (appellation malheureuse, car il y avait d'autres formes de
shivaïsme au Cachemire, et parce que le shivaïsme non-dualiste ne venait pas du
Cachemire), le désir est l'essence du divin, sa liberté et sa souveraineté, ce
qui fait qu'on peut l'appeler "Seigneur". Notre vraie nature est
lumière créatrice, mais aussi conscience de soi et désir, sans quoi elle serait
privée de souveraineté, à l'image d'un cristal capable d'accueillir des reflets,
mais incapable de les ressentir, de les désirer. Quand ce désir d'infini est
reconnu en soit, il devient amour, participation à l'infini : bhakti en
sanskrit.
Que al conscience soit au repos
ou en création, elle reste égale à elle-même. Non parce que ses création sont
inexistantes, mais parce qu'une conscience privée de tel ou tel pouvoir ne
serait plus conscience. La conscience est tout, toujours et partout. La
conscience est désir, perception, action, sujet et objet. Ce ne sont là que
différentes facettes du diamant de l'inconcevable.
"Le Seigneur est toujours
débordant de toutes les Puissances. Voilà pourquoi, même quand un désir est
satisfait, il réapparaît encore et encore. Il n'est jamais privé de ses
Puissances, car le couple divin est naturellement créateur".
Utpaladeva, Explication de la Vision de Shiva, III, 88.
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