Dans la vie intérieure, il y a comme deux versants. Inséparables, mais distincts.
Le silence et la félicité.
Le silence est l'arrêt du bavardage intérieur. Comme si, dans un café bruyant, on prenait soudain conscience du brouhaha. Alors le brouhaha cesse. Une sorte de de suspens ineffable. Simple. Saisissant. Tout vit et meurt en cet espace qui ne vit ni ne meurt, car la vie ne meurt pas.
La félicité est la plongée dans le jaillissement de l'être. Énoncez "a" mentalement. Mais restez sur le tout premier instant de l'effort pour énoncer ce "a". Intense. Fort. Puissant. Il y a comme une énergie, ou plutôt un acte, un "je suis je" silencieux.
Pas si silencieux, cependant. Car cette félicité est une extase, une explosion, une conscience que tout est en soi, un bouillonnement créateur qui vous prend aux tripes. Si intense que c'est insupportable. Trop concentré. En quelques instants ce cette plongée, on peut vivre mille vies, traverser mille atmosphères, goûter des saveurs, ressentir des impressions bien au-delà de ce que l'entendement peut digérer. Le corps démange. Comme si on allait être soulevé de terre.
D'où des réactions mentales bien naturelles : ému, l'esprit s'active, bavarde, et se trouve bien vite emporté, distrait. Pourtant, on sent bien qu'il y a une paix nouvelle au centre de ce manège. Mais l’œil de ce cyclone demeure inaccessible, et l'on se sent comme rejeté à l'extérieur. Un peu comme si l'on essayait se sauter dans un manège en pleine marche.
Que faire alors ?
Le silence. Plonger dans la félicité du cœur. Mais en silence intérieur complet. En toute simplicité. Avec cette légère attention qui suffit, un peu comme si l'on haussait les sourcils, tel un enfant étonné. Comme une plongée ou un saut d'envol. Muet, on se laisse porter par une vague de félicité. A peine vigilant pour ne pas laisser cette félicité activer le bavardage.
On vit alors une félicité silencieuse. Indicible et pourtant accessible. On sent, on sait de suite que cette pulsation, si riche et si simple à la fois, est l'âme de tout et de tous. Toujours présente à chacun, c'est à chacun de se donner à elle. Elle une parole si intense, comme si une quantité infinie d'information était transmise. L'information de tout, en fait. Tous les possibles. Mais en transparence ; tous les mots, mais sans rien articuler délibérément. On se sent comme une sphère immense débordante d'énergies ineffables. Comme un océan parcouru de courants plus puissants que tout ce qui se peut vivre en ce monde.
La félicité sans le silence mène à la tension et à la frustration.
Sans la félicité, le silence mène à une sorte de sécheresse.
Mais en vérité, le silence mène à la félicité, et la félicité au silence.
On ne sait pas trop quoi dire d'autre. Cette vie est si riche ! Et compatible avec tout. On pourrait louer ses vertus pendant des siècles. Du reste, c'est ce que font les mystiques depuis des siècles. On ne peut pas épuiser le sujet, et pourtant nul ne peut se résoudre à se taire, que ce soit par la parole ou par l'action. Comment garder caché un tel trésor ?
Félicité silencieuse.
Un peu comme écouter une musique émouvante en silence. Rien n'exprime mieux la vie sans mots, que la musique, langage sans mots. Mais souvent, l'émotion emporte et, paradoxalement, entrave l'écoute. L'intensité de la jouissance entrave la jouissance même. C'est trop, l'esprit déraille et repart avec une goutte. Un instant d'émotion musicale peut engendrer des livres, des mers de mots. La musique, romantique ou, disons, émouvante, est comme la félicité mystique. Il faut l'écouter en silence, doucement, comme suspendu, sans violence, pour l'apprécier, pour se laisser emporter encore et encore, à grand coups d'ailes, toujours plus loin :
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