Depuis quelques jours, je souffre. Comme jamais.
Non de mon malheur, ni de ma personne, mais de la souffrance que je vois. Elle est comme plus incarnée que ma propre chair. Et je n'y puis rien. Et cette impuissance est insupportable.
Si seulement. Si seulement j'avais le pouvoir de remonter le temps ! D'inverser le cours des choses.
Mais c'est bien là.
La souffrance des mères, des pères qui ont perdu leur enfant.
La souffrance des enfants qui ont perdu leurs parents.
La souffrance des femmes, des hommes.
Chacun, unique, singulier, précieux, irremplaçable, sans prix.
Ce n'est pas le moment de dire des choses plus intimes. Pourtant, j'en ressens le besoin. Car la vérité de ces moments est dans les détails, dans les chairs, dans les corps, dans les âmes, dans les individus. Ne pas me contenter de propos généraux, vagues, ne pas me cacher derrière le "on". Derrière l'impersonnel. Car "les" gens en général, ne souffrent pas, ne meurent pas. "Les" gens, ça n'est qu'un mot. Seul tel individu, singulier et bien incarné, peut souffrir, vivre et mourir.
Oui. Parler plutôt de gens qui ont des noms. Qui ne sont pas des illusions. Qui ne sont pas le produit de "l'imaginaire occidental bourgeois". Ô non ! Non. Des personnes, réelles.
Les personnes qui souffrent sont des déesses, sont des dieux, des anges, des êtres sacrés. J'ai le sentiment de me tenir au seuil d'un sanctuaire.
Que faire ?
En cet instant, parler de spiritualité me paraît indécent. Le culot des gens qui, comme Katie Byron, font leur commerce de la souffrance, me paraît sacrilège. Je n'ai plus l'envie de traduire. Les conférences ? Pour dire quoi ? Je ne me sens pas de jouer du Bach pendant que le Titanic coule, ni de faire de la poésie en écrasant les fleurs sauvages, comme dit Ionesco.
Mais...
Mais je dois aussi témoigner qu'au cœur de cette douleur indicible, il y a la vie.
Pas "la" vie comme abstraction. Non.
La vie comme émotion qui frappe le cœur, dans la poitrine, dans les tripes, dans la colonne, dans la nuque, jusque dans les jambes, et qui semble envahir le monde.
L'instant de vie.
L'instant unique. Toujours neuf.
Du sang qui pulse, rempli d'amour, de bonté.
Des larmes qui coulent, débordantes du lien ressenti avec tous et toutes, par-delà toute image.
Dans la douleur extrême, l'effroi qui déchire le ventre, les cris qui vous réveille à chaque fois que vous vous endormez un peu, quelque chose s'éveille aussi.
Un cœur bat.
Un émerveillement.
Un étonnement.
Qui ne dit rien. Parce qu'il n'y a rien à dire. Ce serait dérisoire.
Mais une sorte de parole parle dans le silence.
Elle dit tout, en silence.
Elle dit le beau, le bon, le vrai.
Elle dit l'amour. Elle est amour.
Elle dit ce qui ne peut l'être.
Elle guérit. Mais sans rien prétendre. Sans promesses. Sans même se nommer.
Un souffle d'ange.
Mais pas une parole condescendante.
Pas même une parole transcendante. Non.
Une parole qui souffre. Un cœur qui saigne.
Infini, oui.
Mais pas détaché, pas séparé.
Pas une sérénité abritée, à distance. Non.
Une vie, un souffle, un amour qui se donne, totalement, qui s'offre sans retenue.
Qui souffre et qui guérit, en même temps.
Une puissance infinie et infiniment fragile à la fois.
Et qui est le cœur de chacun.
Qui n'est pas impersonnelle.
Qui est personnelle.
Universelle, mais unique en chacune.
Absolument vivante, singulière.
Au cœur de l'hiver, la sève coule.
"Même dans la douleur, il y a cette saveur d'émerveillement.
Car tout ce qui est présent à l'intérieur
- comme par exemple un fils chéri (qui est mort) -
est la vie (elle-même).
Quand cette (douleur) s'éveille
et se dilate en forme d'angoisse,
quand on pense à (ce fils),
quand on voit quelqu'un qui lui ressemble,
quand on voit des larmes et autres (circonstances
qui réveillent cette douleur),
c'est l'être même de la douleur.
Cette essence de la douleur
est un émerveillement d'un genre singulier
du au désespoir - "Plus jamais je ne le verrai !"
Abhinavagupta, La Grande méditation sur la reconnaissance
Même dans la douleur,
on ressent une joie,
parce qu'alors la conscience se dilate.
Somananda, La Vision de Dieu