Il y a près d'un an, je publiais une traduction d'un abrégé du Yoga selon Vasishta, le livre de non-dualité le plus influent en inde, et la source principale du non-dualisme tel qu'il est exprimé dans le monde aujourd'hui. C'est un livre sublime, vertigineux. A travers des récits, des contes initiatiques, il éveille son lecteur à la connaissance de l'illusion universelle, au lâcher-prise, à la pure présence ineffable, libre de toute dualité, affranchie du mental.
Mais j'ai toujours éprouvé quelques réserves à propos de cette voie.
Je m'en suis expliqué à plusieurs reprises. J'ai souligné l'opposition entre le non-dualisme védantique ou impersonnel, celui du Yoga selon Vasishta donc, fondé sur l'exclusion de la dualité, et le non-dualisme des tantras, de la tradition du Cœur (kula) et de la mystique chrétienne, fondé sur l'inclusion ou la réintégration de la dualité au sein de l'unité. Il s'ensuit des visions de la vie intérieure, du corps, de la sexualité, de la vie en société, radicalement différentes.
Une autre manière de les distinguer est de dire que, dans le non-dualisme, le détachement est la clé de la liberté, celle qui donne à la vie tout son sens. Le Védânta prône un détachement extérieur, une vie de moine, tandis que le Yoga selon Vasishta prône une vie dans le monde, mais sans attachement intérieur. Dans les deux cas donc, la clé est le détachement, ou le non-attachement (vairâgya en sanskrit, le "dépassionnement").
Dans la voie du Cœur ou du Christ, en revanche, l'attachement devient la solution, la clé : en s'attachant en Dieu, en reconnaissant dans l'amour un élan vers Dieu, l'attachement devient la voie du salut, ce qui donne tout son sens à la vie.
Il y a donc deux voies :
la voie du non-attachement
et
la voie de l'amour.
L'une rejette l'attachement, l'autre y voit un élan vers l'absolu, une passion salvatrice. C'est très différent ! Dans la voie du non-attachement, je renonce à l'amour, sous toutes ses formes. Bien sûr, je peux bien parler "d'amour inconditionnel", mais c'est amour n'est qu'un mot privé de sa réalité, puisque dans cet "amour", je n'aime rien ni personne : l'amour impersonnel est comme une joie triste. Au fond, c'est impossible et impraticable. par contre, je peux décrire l'amour de chaque personne en Dieu en termes de détachement, manière de dire qu'à travers l'amour de tel individu unique, j'aime l'Unique. Autrement dit, fidèle à son orientation embrassante (et à l'essence de l'amour), la voie du Cœur inclue le détachement et autres aspects de la voie du non-attachement, mais l'inverse n'est pas vrai. La voie du Cœur enveloppe les autres en elle, mais les autres ne l'incluent point.
Voici, à présent, un autre trait qui les différencie :
Dans la voie de l'éveil impersonnel, celle du non-attachement, je m'appuie sur mes propres forces, comme l'indiquent ces paroles tirées du Yoga selon Vasishta :
"Animé par le Seigneur,
on va au Paradis ou en Enfer :
Qui pense ainsi dépendra toujours d'un autre que lui-même.
Il n'est qu'un animal, un esclave aliéné,
c'est clair !" (II, 6, 28)
De même, le destin n'existe pas :
"Le Destin n'existe pas." (II, 8, 13)
Il n'est qu'une excuse inventée par les faibles. La voie du non-attachement, à l'image du stoïcisme, est donc fondé sur le courage, la bravoure, l'audace, et l'effort personnel... paradoxalement :
"Le Destin est aussi facile à vaincre qu'un enfant par un homme fort..." (II, 6, 4) Le Yoga selon Vasishta n'a pas de mots assez fort pour célébrer la puissance de l'effort humain (paurusha), de la réflexion (vicâra) et de la pratique répétée (abhyâsa). Ce qui est la suite logique de l'importance qu'il accorde à la toute-puissance du mental (manas) ou de l'imagination (kalpanâ).
Dans la voie du Cœur, en revanche, on s'appuie sur un autre, sur le divin au centre de soi, qui est "plus moi que moi". Et on cultive la douceur, l'ouverture à ce courant d'amour...ce qui demande non moins de courage, mais d'un genre différent. La clé n'est pas l'effort, ni la résignation au Destin, l'amor fati des stoïciens, mais l'ouverture à la grâce, la conversion, le retournement de tout l'être vers son centre, la disponibilité aux caresses de l'intérieur. La raison en est, qu'au lieu de voir le mental (et donc, le corps et tout le reste) comme une magie trompeuse, on y reconnaît la majesté divine. La réflexion y joue un rôle centrale, mais elle est une connaissance amoureuse. La connaissance n'y est pas abstraite, froide et sèche, mais chaleureuse et humide, capable d'assouplir l'être, de le rendre réceptif aux invitations de la grâce dans l'instant.
La voie où l'on s'appuie sur ses propres forces est une voie de philosophie. La voie où l'on s'appuie sur les forces d'un autres (même si cet "autre" est notre centre, notre Soi), est une voie mystique. La mystique dépasse et intègre la philosophie, mais la philosophie, à elle seule, est incapable de nous apporter ce que nous désirons c'est-à-dire l'union avec le divin. La philosophie, c'est-à-dire la voie où l'on ne dépend que de soi, la voie du non-attachement, la voie de la non-dualité, de l'éveil impersonnel, ne peut nous conduire à cette plénitude. Elle est une étape vers elle. En effet, le non-attachement peut amener à prendre du recul amis, à plus moins long terme, il est impraticable et frustrant : qui vit sans aucun attachement ? Personne. Qui vit comme s'il n'était pas une personne ? Personne !
Ensuite, il y a des philosophies qui s'intègrent plus ou moins bien avec la mystique. A mon avis, la Reconnaissance (pratyabhijnâ) s'intègre très bien avec la mystique, presque sans rupture.
Il y a une foule d'autres nuances. Mais voilà ce que je voulais dire aujourd'hui.
Je finirai sur une remarque secondaire : mon interprétation du Yoga selon Vasishta me semble confortée par le fait que l'auteur de la Doctrine secrète de la Déesse Tripurâ (Tripurârahasya) semble avoir voulu s'inspirer du Yoga selon vasishta, comme s'il avait voulu le corriger ou le compléter conformément à la voie du Cœur (kula-mârga), sachant que le Yoga selon Vasishta, composé au Cachemire au Xème siècle, empruntait beaucoup à la voie du Cœur, justement... De plus, un maître cachemirien du XVIIème siècle, Bhâskara, a lui aussi commenté le Yoga selon Vasishta dans la perspective de la voie du Cœur, dans un traité peu connu mais magnifique, intitulé le Traité pour le réveil de l'âme (Cittânubodhashâstra).
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