Être libre, c'est être celui dont tout dépend
La question de la liberté est une question profonde.
Suis-je libre ?
Suis-je un agent ?
Suis-je doué de libre-arbitre ?
De libre volonté ?
En France, Descartes fut l'un des plus puissants
partisans du libre-arbitre, entendu comme pourvoir illimité d’accepter ou de
refuser ce que la nature me présente à travers mon corps. Ce pouvoir est notre volonté. Infinie, notre volonté est donc la
marque de Dieu en nous, car seul Dieu est infini.
Or, ce concept du libre-arbitre comme volonté infinie
est très proche du concept indien d'agent (kartâ), définit par le grand grammairien sanskrit Pânini, comme "être libre" (svatantrah).
Svatantra est un composé possessif qui peut se
traduire, littéralement, "être à soi-même l'instrument de son propre
déploiement". Pânini ne précise pas à quoi on reconnait cette liberté.
Mais Bhartrihari, le grammairien non-dualiste qui influença en profondeur la
philosophie tantrique de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), donne plusieurs
critères :
1 - exister avant tout autre, exister comme désir ou volonté (icchâ), notamment, et plus
spécialement comme désir de parler (vivakshâ) .
2 - être supérieur, être celui dont les autres dépendent.
3 - être la cause du commencement d'un acte.
4 - être la cause de l'arrêt d'un acte.
5 - être irremplaçable.
6 - être ce qu'il suffit de dire, pour exprimer un acte. Ex. :
"c'est"
(Vākyapadīya,
III, 7, 101-102)
Or, ces critères ne s'appliquent-ils
qu'à Dieu ?
Selon la logique d'un Dieu
omnipotent, Dieu est le seul
véritable agent, il est le seul à
agir au sens propre du terme.
Toute autre chose ne fait qu'agir
métaphoriquement, un peut
comme les choses inertes
par rapport aux êtres vivants,
comme par exemple quand on dire que
"l'ordinateur calcul"
ou que "le stylo
écrit".
Mais ceci revient-il à exiger que je
doive nier ma qualité d'agent ?
Toute action de ma part est-elle une
illusion, un simple
bavardage sans rapport avec la
réalité ?
Si Dieu est le seul véritable agent,
on pourrait penser qu'il en est bien ainsi.
Mais à y regarder de plus près (et
c'est bien ce que nous demande la philosophie de la Reconnaissance : examiner
les détails, en finesse), en est-il bien ainsi ?
Si Dieu seul agit, cela revient-il à
avouer que je n'agis pas ? Toute l'action, toute la liberté, tous les pouvoirs
basculeraient alors du côté de Dieu.
Mais dans la vision non-dualiste de
la Reconnaissance, "moi", c'est Dieu. Plutôt que de dire que Dieu est
tout et que je ne suis rien, ou que je ne suis pas, la Reconnaissance dit
plutôt que mon être est l'être de Dieu, ou plutôt, est l'être que l'on désigne,
plus ou moins confusément, par le mot "Dieu".
Mais alors, suis-je un agent ? Oui.
Parce que je suis Dieu qui se limite soi-même librement. Or, même limité, une
chose reste ce qu'elle est. Même une vague est de l'eau. Et plus encore, un
petit miroir (tel que nos yeux) peut refléter toutes choses en lui. Limités,
nous restons libres. Et notre liberté ne fait qu'un avec celle de Dieu, comme
un rayon fondu tout entier dans l'orbe lumineuse de l'astre du jour.
Quant au
déterminisme dans lequel mes actes s'inscrivent, il ne s'oppose pas à ma
liberté. Bien plutôt, il en est la condition. Croire que je serais plus libre
sans les lois de la nature, revient à croire que je pourrais m'exprimer
davantage sans les règles de la grammaire, alors que ce sont précisément
celles-ci qui rendent possible toute libre expression. En outre, ces lois de la
nature sont la volonté de Dieu. Ce qui, pour moi, est nécessité, est pour Dieu
liberté. Or, Dieu est ma volonté limitée.
Liberté et nécessite sont donc deux
faces de la même pièce, ou disons plutôt deux facettes du même jeu. Pas de
liberté sans souveraineté, mais pas de liberté sans limites non plus. La
solution à cette apparente contradiction a été formulée ainsi par Rousseau,
quoi que au plan politique : "On est libre quand on obéit à la loi qu'on
s'est soi-même prescrite". En tant que Dieu, je suis agent libre. En tant
que conscience limitée, j'obéit. mais je n'obéis qu'à moi-même, je ne suis
déterminé que par moi-même.
En d'autres termes, je suis libre en
tant que Dieu, et je suis libre aussi en tant qu'individu, même si cette
liberté s'inscrit dans une nécessité, car :
1 - Même si cette liberté est
limitée, elle reste de même nature que celle de Dieu : infinie et souveraine,
inséparable de la conscience.
2 - Les limites que semble rencontrer
ma liberté sont un déterminisme (la nature) créé par ma volonté, puisqu'il
existe, réellement, un seul Sujet.
Je retiens aussi la dernière caractéristique
repérée par Bhartrihari : je suis irremplaçable. Je suis un individu,
c’est-à-dire un être unique, capable de se séparer de tout, y-compris de
lui-même. La possibilité de la folie, du mal, de l'aliénation, est ainsi la
marque de la liberté. Et être un individu, c'est être irremplaçable, unique.
Cette unicité est, je crois, le reflet de l'unité divine, de même que le
caractère imprévisible de mes actes est celle de la liberté divine.
L´unité des individus peut être compris par la doctrine de Shankara, l´anneau est une partie d´or ou le pot est une partie de l´argile comme l´homme est une partie du être, impersonnel, inactif, sans visage humain, comme la relation entre le sein et le da-sein de Heidegger: les parties de un tout comme des atoms de la matière. Mais ce qui fait la difference avec Abhinava c´est que les hommes pour lui sommes des parties de une personne, purusha, un Soi. Et a la manière fractale, parce que le Soi est tout lui dans chaque partie. La suprème personne du Dieu, comme disent les Krishnaites. J´ai des amies Krishnaites, du Gujarat, il y a la-bàs une très forte secte, et même s´ils paraissent des tantrikas ils sont plus puritains que des curés de campagne.
RépondreSupprimerlouis Lavelle, philosophe de la moitié du xx eme, par sa théorie de l'être , de l'acte pur et de l'acte participé, fait par l'individu, répond assez bien à mon sens au problème soulevé dans cette page.
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