J'aspire à ce qui est au-delà des mots :
une expérience brute, un abandon à l'infini,
non un savoir.
Mais cet au-delà des mots passe par les mots.
Sans compréhension de l'expérience,
cette dernière reste aveugle
et éphémère, comme toute expérience,
et ce, quelque soit son intensité et sa richesse.
De sorte que la vie intérieure a son yin et son yang :
D'un côté, l'expérience, l'abandon, l'amour, le cœur,
la dimension mystique.
De l'autre, la compréhension, la connaissance, la pensée,
la dimension de sagesse.
On retrouve toujours et partout cette opposition.
Elle n'est pas propre à l'Occident contemporain.
Ainsi, dans l’hindouisme
la Bhagavad Gîtâ distingue compréhension (sâmkhya)
et expérience (yoga), et formule clairement le problème.
La méditation, le ressenti, pas soi, ne peuvent rien.
La compréhension, seule, semble manquer de chair.
Le débat continue jusqu'à nos jours, entre
les partisans du hatha yoga ou du tantra d'un côté,
et ceux du Védânta ou du néo Advaita, de l'autre.
Comme dira Kant (non, ne fuyez pas !) :
"l'expérience, seule, est aveugle ; le concept, seul, est vide".
La tradition bouddhiste met en garde contre la tentation de s'attacher seulement aux expériences intérieures (shamatha), en négligeant la compréhension (vipashyanâ) ;
le discernement (prajnâ) doit être le couronnement de la contemplation (samâdhi) ;
et de même, la compréhension de la vacuité des expériences (shûnyatâ) doit toujours accompagner l'expérience de la compassion universelle (karunâ).
Dans la tradition chrétienne, on a débattu pendant des siècles pour déterminer qui,
de l'amour ou de la connaissance,
du cœur ou de la pensée,
était le plus apte à unir l'âme à Dieu.
C'est ainsi que naquirent les Dominicains, partisans de la connaissance.
Le plus célèbre est Maître Eckhart.
Et les Franciscains, partisans de l'amour, avec des maîtres moins à la mode,
mais non moins fulgurants, comme Bonaventure ou Dun Scot,
sans parler des profondissimes manuels de contemplations rédigés par les maîtres
français du XVIIe, comme Alexandrin de la Ciotat ou Simon de Bourg en Bresse,
pour ne citer que deux illustres inconnus.
Et nos vies intérieures balancent entre ces deux extrêmes.
A des rythmes différents, il est vrai.
Mais, à moins d'être parfaitement obtus,
cette oscillation est inévitable.
Nous aimons et nous sentons l'appel de l'infini.
C'est le yoga du désir, l'élan mystique.
Nous somme également fascinés par le pouvoir de la pensée,
car ce sont les idées qui dirigent le monde, et tout ce que nous faisons
est fondé sur des idées explicites ou, le plus souvent, confuses.
Or, nous pressentons que ce sont là deux moments d'un même mouvement.
Deux appuis pour une même marche.
Et ainsi, il y a comme une ascension en spirale :
Depuis l'expérience primaire de l'énergie,
avec ses voyages vertigineux,
ses chakras, ses visions,
ses symboles et ses plans vibratoires,
nous nous élevons peu à peu vers un élan plus épuré,
vers l'amour nu, abandonné, aveugle et désintéressé.
Depuis la compréhension primaire engendrée par les théories occultistes,
New Age, pseudo scientifiques ou philosophiques,
nous nous élevons peu à peu
à la compréhension de la non-dualité,
l'éveil parfaitement simple,
qui ne conjecture pas et ne se laisse pas définir.
Ces deux aspects nous élèvent de concert.
Donc ils sont inséparables et complémentaires.
Et en outre, ils se rejoignent en s'élevant.
L'amour est une connaissance.
La connaissance est de plus en plus ressentie
comme un amour.
L'expérience comprend, au-delà d'elle-même ;
et la pensée devient expérience.
Mais non pas dans une régression
qui serait le fruit d'un renoncement paresseux
("l'au-delà des concepts" des éveillés du dimanche),
mais dans une élévation à l'infini,
jamais achevée dans l'expérience,
et pourtant toujours déjà réalisée dans la compréhension.
Et encore :
Même au sein de l'expérience de l'amour, on comprend
que ce que l'on aime est incompréhensible et ne sera jamais pleinement embrassé.
Et même au sein de la compréhension de la non-dualité,
il y a aussi un approfondissement sans fin.
Pourquoi ?
Parce que l'infini ne finit pas.
Tout est emporté.
Auss, ce que le cœur aime sans épuiser son désir,
c'est ce que la pensée contemple sans pouvoir le comprendre.
Deux facettes d'une même vie.
Et les deux se complètent, comme deux jambes
ou comme les deux ailes d'un oiseau.
L'expérience, l'amour, nous donnent la force de comprendre, de contempler et d'accepter ce que nous comprenons.
La compréhension, la pensée, nous offre un cadre,
nous fait un avec la Lumière
sous-jascente à toute expérience.
De plus l'expérience se perd souvent dans les détails.
La compréhension donne du recul et du sens.
Nous vivons ainsi à la fois
dans la liberté de l'aventure de l'amour
et dans la sécurité de la certitude assurée.
C'est la condition d'une vie intérieure viable et durable,
d'une vie qui se poursuivra jusqu'à la mort et au-delà,
d'une vie capable de grandir et de devenir adulte.
Outpala Déva, à la fois amoureux du divin (mystique, donc)
et amoureux de la sagesse (philosophe, donc)
le chantait ainsi :
La vision des choses telles qu'elles sont
et l'immense fête de ton adoration
forment un couple
qui se porte l'un l'autre,
un couple qui grandit
sans cesse pour tes amoureux.
(Hymnes à Shiva, XIII)
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