Comme je le disais dans un article, c'est une maxime du Tantra que l'on ne peut se libérer que de ce que l'on connaît. La liberté dépend de la connaissance. La mesure de ma connaissance est la mesure de ma liberté. Si ma connaissance est limitée, ma liberté est limitée. Abhinavagupta explique cette maxime dans le premier chapitre du Tantrâloka, dans lequel il donne par ailleurs un certain nombre de clés.
La connaissance est donc importante dans le Tantra, puisqu'elle est salvatrice. Elle est gnose. Et donc, après le yoga, Shiva enseigne, dans les Naya-sûtras de la Nishvâsa-tattva-samhitâ, la connaissance. L'omniscience fait connaître la connaissance, la connaissance intégrale qui ouvre à la liberté intégrale, liberté qui caractérise justement Shiva, c'est-à-dire Dieu.
Il commence par affirmer la vision fondamentale du Tantra : L'absolu est présent en tout, sous la forme de tout. Il infuse toute chose, comme l'espace universel pénètre tous les espaces délimités par les contenants (4, 51). D'emblée, le Tantra est non-dualiste : l'absolu divin et souverain est à la fois transcendant (au-delà de tout) et immanent (il est tout). Le réel est un. Et il enveloppe une infinie diversité hiérarchisée.
De même, l'individu (jîva) animal, humain ou divin, est aussi omniprésent (4, 52). Il infuse tout, le vivant comme l'inerte, "jusqu'au moindre brin d'herbe". Nous sommes donc invités à méditer cette unité des créations, des créatures et du créateur. Le Soi, l'individu, les êtres, les choses, l'univers, Dieu : tout cela est un. C'est ainsi que l'on s'affranchi des émotions opposées (4, 54) et que l'on devient divin. Uni à Dieu, tout est d'une même saveur (sâmarasya). Tout est réalisé comme étant Shiva. Et... pourtant, cette doctrine est considérée comme "dualiste" par le Tantra ésotérique !
Ennemi et amis sont égaux (ce qui ne veut pas dire que l'individu "éveillé" traite chacun de la même manière ; plutôt, il traite chacun selon ce qui lui est du). Méditant cette égalité, le yogin s'immerge dans le divin (4, 57). Même les serpents sont Dieu. Shiva affirme que, si l'on est convaincu de cela, ils ne mordront pas. Les démons eux-mêmes feront la paix avec ce yogin. Ainsi aussi, on atteindra les pouvoirs surnaturels (siddhi) et la pleine participation à la création universelle. Tout est Shakti, tout est conscience, tout est félicité, tout est désir, tout est expérience, tout est activité.
Cette gnose doit être transmise, par compassion, aux être doués d'amour divin. Elle est "facile à comprendre" (4, 62). Shiva insiste aussi sur les qualités morales et la discipline dont doit faire preuve celle ou celui qui reçoit cette révélation de la non-dualité.
Shiva enseigne à présent les tattvas, mais du point de vue de leur unité, et non plus l'un après l'autre. On les visualise comme une roue dont le moyeu est Dieu. Les rayons sont la Shakti, constituée des lettres de l'alphabet qui correspondent aux différents tattvas (4, 70-71).
Mais il existe une méthode encore meilleure (4, 72) :
"Faisant face au soleil,
il doit contempler avec intensité et aussi longtemps qu'il le peut ;
il verra des guirlandes de sphères,
bariolées de lignes distinctes".
Nous retrouvons ici, encore une fois, la pratique visionnaire : contempler le ciel. Des lumières et des formes géométriques apparaissent. Peu à peu, tout le champ de perception et l'état de conscience se transforment. C'est l'une des pratiques récurrentes du yoga de Shiva.
Les différentes couleurs de ces formes correspondent aux tattvas supérieurs. Ainsi par exemple, la lumière bleue nuit est Mâyâ. La lumière rouge est Vidyâ. Ces formes colorées sont la manifestation au dehors, dans le ciel devant le yogin, de ce qui est contenu en lui, dans le "canal central" du corps subtil (4, 73-75). Au milieu de la Shakti, c'est à dire au milieu du ciel, on verra Shiva sous la forme d'une bulle (4, 76). Quand on voit cette sphère, on devient maître du réel (4, 77). Il ne s'agit pas de visualisation, mais bien de vision directe. Voire cette sphère, c'est être libéré. Seul celui qui a eu cette vision est libéré et peut libérer autrui.
Si l'on médite ainsi un mois, on atteint la maîtrise des niveaux de conscience jusqu'au vingt-quatrième, la Nature. Avec chaque mois supplémentaire de pratique, on maîtrise un niveau supérieur, jusqu'à Shiva. Finalement, on atteint l'indépendance, la liberté absolue (svâcchandya, terme qui va donner son nom au Svacchanda-bhairava-tantra, le plus important des Bhairava-tantras), la souveraineté sans limites (4, 83).
Tel est, selon ce tantra ancien, le "suprême secret", la quintessence de toute connaissance, qu'il ne faut révéler qu'à un disciple dévoué, après douze années d'examen. Il ne faut pas donner ce "nectar des nectars" aux méchants, ni à ceux qui vendent l'enseignement (4, 84-88). Il ne faut jamais l'enseigner à plus de dix disciples (à la fois ?), qui ont été attirés par la Shakti de Shiva.
Ce yoga des visions lumineuses, cette alchimie de la lumière, est le prolongement du yoga de l'espace. Dans d'autres tantras, on parle du "yoga non-mental" (amanaska), la Méditation de Shiva ; et du "yoga transcendant (târaka)", le yoga des visions lumineuses "qui fait passer au-delà. Mon hypothèse est que ce yoga est la pratique centrale du chamanisme depuis la préhistoire, en particulier dans l'aire indo-européenne.