mardi 29 juin 2021

Le yoga de la conquête du réel



 Après avoir exposé la théorie limitée du Sâmkhya ("je suis pure conscience passive, je n'agis pas, seule la Nature agit"), Shiva commence l'exposé de la conquête du réel (tattva-jaya) dans la Nishvâsa-tattva-samhitâ, Nayasûtra, III et IV. 

Le but du Tantra est la délivrance, l'union à Shiva et la participation à son activité divine via des pouvoirs surnaturels. Cette expansion se fait à travers les trente-six niveaux de conscience ou éléments du réel (tattva). Retenons que ce schéma est le plus important du shivaïsme. Il est une sorte de d'outil pédagogique.

L'échelle des trente-six éléments commence par les cinq Grands Eléments : terre, eau, feu, air, espace ou éther. A chaque fois, le yogin est invité à méditer sur ce niveau de conscience pendant un mois, trois mois, six mois, un an ou deux années. Par exemple, pour l'air on médite cet élément sous la forme d'une fumée noire qui imprègne tout l'univers, corps du yogin. Peu à peu, la conscience s'élargit et l'activité ("les pouvoirs surnaturels") aussi. 

La méditation suffit pour "maîtriser" ainsi les 24 premiers niveaux, ceux qui correspondent à la théorie du Sâmkhya. Mais le yogin se heurte alors à un obstacle infranchissable : Mâyâ (3, 36). L'âme (jîva, 3, 23-28) est sans forme, omniprésente et lumineuse. Pourtant, elle est inférieure à Mâyâ et prisonnière de sa magie invincible. Seul un pouvoir supérieur à Mâyâ peut en délivrer l'âme. Ce pouvoir, c'est Dieu et la Déesse, laquelle est la Puissance (Shakti) de Dieu. 

Comment Dieu peut-être aider l'âme à passer au-delà de Mâyâ ? Par l'initiation (dîkshâ), c'est-à-dire grâce aux Mantras. Apparemment, selon le Shaiva Dharma, la méditation ne suffit plus face à la terrible Mâyâ. 

Et donc, toutes les autres théories et pratiques ne permettent pas d'aller au-delà de Mâyâ. Le Veda, le Sâmkhya, les Purânas, bref l'hindouisme, le bouddhisme, etc. sont "tourmentés par Mâyâ, car (elle) les persuade de voir la délivrance dans ce qui n'est pas délivrance." (3, 36). Le Shaiva Dharma, de même que les autres traditions de l'Inde, ne se prive pas de critiquer les autres. Les opinions ne se valent pas. Certes, il ne s'agit pas d'éliminer les infidèles, mais pour autant, tout ne se vaut pas. L'Inde n'est pas une civilisation de l'égalitarisme. Chacun est inclus, mais à des niveaux différents d'une hiérarchie clairement posée. Cela étant, dans le Tantra ésotérique (Kaula Dharma), il y a une véritable vision de l'égalité à travers la théorie selon laquelle "tout est dans tout" (sarvam sarvâtmakam), qui va au-delà de l'égalitarisme ou du nivellement pas le bas qui est la plaie de la démocratie. 

Au-delà de Mâya donc, le yogin médite sur Vidyâ, la vraie science divine, transparente et multicolore comme l'arc-en-ciel, qui chevauche les vents dans l'espace, belle et jeune. Elle est apparentée à Sarasvatî et à Parâ, la blanche déesse conscience.

Au niveau d'Îshvara, le yogin médite d'une manière proche du Sâmkhya : "Je ne fais rien, je ne suis pas lié, tout est fait par le Seigneur". La différence avec le Sâmkhya est qu'ici, ça n'est pas la Nature (prakriti) qui agit, mais le Seigneur, Dieu, Shiva. C'est Dieu qui, présent dans le cœur, incite aux actes bons et mauvais (3, 63). Là encore, se pose la question du libre-arbitre et de la responsabilité morale.

Au niveau de Sadâshiva, on médite dur le Son (nâda), "comme celui d'une flûte" (3, 65). Par la puissance de ce yoga, en un mois, on devient beau, en deux mois on devient éloquent, en trois, on contemple les êtres "parfaits" (siddha). Depuis le début, l'âme est infinie, pure et lumineuse. Mais à présent, elle commence à recouvrer sa puissance. Cette participation à l'activité universelle est le propre du Tantra. La délivrance n'y consiste pas simplement à échapper aux limites de la matière, mais encore à pouvoir agir, à user de sa liberté. Comme le dit Utpaladeva, le dilemme selon lequel je dois choisir entre être libre, mais ne pas agir, et agir, mais ne pas être libre, est la souillure de finitude (ânava-mala, "subtile"), celle qui est antérieure au mental lui-même. L'idéal du tantra n'est pas la délivrance aux dépends de la jouissance, mais à la fois liberté et jouissance, liberté à la fois passive et active.

Toujours au plan de Sadâshiva (3, 68), on médite dans l'obscurité. Le divin se manifeste alors en dix teintes. Sans s'attacher à ces formes, on s'attache à la clarté lunaire de la conscience, l'orbe divine (3, 71). 

Tout ce que l'on peut saisir n'est pas divin (4, 14). Pourtant, il est présent "dans notre corps". Cette méditation du détachement, de l'insaisissable, se pratique dans la posture du lotus, ou les jambes croisées, ou la demi-lune, ou allongé, ou le dos appuyé, ou avec une ceinture de yoga (yoga-patta). Ensuite faut sans cesse évoquer le non-être (abhâvam bhâvayet sadâ). Cette méditation du néant, qui sera radicalement condamnée dans les Spanda-kârikâs et le Tantra ésotérique, au motif qu'elle manque l'essence dynamique de la conscience, est souvent prescrite dans les tantras plus communs. Dieu est décrit comme non-être, comme le Rien au-delà de tout. Selon Kshémarâja, qui explique un passage parallèle du Svacchanda-tantra, le "rien" est simplement l'absence du support. Il faut reconnaître qu'il n'y a "rien de plus que la Lumière de la conscience", rien en dehors de la conscience. Le "non-être" serait donc une manière négative de décrire la conscience. 

Pour méditer ainsi, il faut se mettre face à l'espace et "regarder vers le haut", tandis que "la porte vers le Quatrième s'ouvre". La "porte vers le Quatrième" désigne, selon moi, le champ visuel. En effet, le champ visuel et la vision sont au centre de plusieurs pratiques contemplatives shaivas, dont la Méditation de Shiva (shiva-mudrâ). 

Le yogi éprouve alors une sensation pareille au vent sur la peau (4, 18), ou comme la sensation d'une fourmi, une sorte de frisson sans doute. Il sent aussi une lumière briller dans son corps. Il sent des parfums , entend des voix, des connaissances lui viennent sans cause visible. Il devient radieux, plein de beauté, il se met à léviter. Au bout de trois mois, il rencontre les Parfaits (siddha). Il a des visions de l'univers, visible et invisible. Grâce à ce yoga à six auxiliaires (les huit, moins yama et niyama ; samâdhi étant remplacé par tarka, la réflexion), grâce à cette méditation sans support, cette méditation de l'espace, on guérit de toute souffrance (4, 19-24).

Il médite ensuite au niveau de Shakti, pendant au moins six mois. Il devient 'alors l'égal de Shiva : c'est pas Shakti que l'on devient Shiva. Dans un lieu isolé, il s'installe dans la posture de son choix et il fixe son regard "dans le ciel" ou dans l'obscurité totale. Il commence alors à voir une grand lumière, comme le soleil levant. C'est la Shakti qui s'incline devant lui. Cette sublime énergie apparaît comme jaune, rouge, noire, cristalline. Quand on la voit, on atteint l'état de Shiva (4, 31-34). En pratiquant cela pendant un mois, des dignes apparaissent : intelligence, beauté, santé, compréhension instantanée. les dieux lui apparaissent au bout de deux mois. Toutes sortes de savoirs surgissent en lui. En six mois, il acquiert les pouvoirs comme celui de se rendre de la taille d'un atome. Il peut tout voir. Alors seulement, maître de la Shakti, il peut délivrer les autres au-delà de Mâyâ. Sans cela, l'initiation reste stérile, on ne peut libérer autrui. La Shakti est donc la Lumière qui se manifeste quand on fixe son regard dans l'espace ou dans l'obscurité. On peut alors initier tous les êtres, y-compris les animaux ou les dieux, par le regard, la voix, le toucher, par l'eau ou directement par l'esprit (4, 40). 

Ce yoga enseigné par Shiva est le meilleur. En une seule journée de pratique, on est affranchi du "grand sommeil" (mahânidrâ) de l'illusion. "Ce yoga que je t'ai enseigné donne pouvoir et liberté sans effort" (4, 47). On peut l'enseigner à quelqu'un après l'avoir éprouvé pendant douze ans, ou après trois ans, si le disciple se montre sincère (4, 48).

Tel est donc le yoga enseigné par Shiva : assis confortablement avec une ceinture de yoga, méditer en fixant son regard dans le ciel, ou dans l'obscurité totale. Au fur et à mesure que la Lumière se manifeste à l'extérieur et dans le corps, tout est transmuté en lumière, le mental disparaît et c'est l'état de Parfait (siddha). Ce yoga sera repris dans le Kâlachakra bouddhiste et dans le dzogchen tibétain.

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