Aujourd'hui, la non-dualité connaît une popularité sans précédent depuis la mort de Papaji, alias Poonja, en 1997. Les éveillés et les satsang prolifèrent dans le monde entier, tissant comme une vaste toile un enseignement contemporain souvent présenté comme intemporel.
Curieusement, ce courant attire aussi des individus qui, tout en prétendant mépriser le savoir, exhibent une sorte d'ignorance revendiquée comme ultime subtilité — une posture où le refus du concept est parfois érigé en suprême sagesse, comme si le crétinisme devenait soudain clairvoyance spirituelle.
Pourtant, la plupart des idées véhiculées par ces cercles trouvent leur racine profonde dans la tradition indienne. Le terme non-dualité traduit le mot sanskrit advaita, construit du préfixe privatif a- et de dvaita, issu du numéral dvi signifiant deux. Il exprime donc littéralement l'absence de dualité, de division, de duplicité.
Il s'agit d'une théorie (vāda en sanskrit), d'un discours sur le réel qui a pour finalité à la fois mokṣa (la libération) et aussi parfois bhoga (le bonheur dans la vie). Ce terme possède des synonymes : advaya (non duel), abheda (non séparé), nirdvandva (sans couple de contraires).
En tant qu'épithète, advita peut aussi signifier sans second ou quelque chose comme sans rival et se décline en expressions telles que advitīya (sans second), anuttara (sans supérieur), asamā (sans pareil), apūrva (sans précédent).
Cependant, advaita n'a de sens que dans un contexte interprétatif, car dire que "cela n'est pas deux" implique de déterminer ce qui n'est pas deux, et pourquoi. Les réponses varient selon les traditions philosophiques. Voici quelques approches de la non-dualité :
Le Vedānta affirme que le Soi (ātman) et l'Absolu (Brahman) sont un et identiques ; le monde, le corps, le mental ne sont que des illusions (māyā).
Dans le Yogācāra, une philosophie bouddhiste, le sujet et l'objet ne font qu'un : l'objet est une projection du sujet, comme dans un rêve.
Dans le Tantra, le pur et l'impur sont considérés comme des constructions mentales, voire sociales.
Il existe d'autres déclinaisons :
Non-dualité des apparences et de la vacuité.
Non-dualité du vide et de la forme.
Non-dualité de l'inspiration et de l'expiration.
Non-dualité de la sagesse (prajñā) et de la compassion (karuṇā).
Non-dualité du chemin et du but.
Non-dualité du plaisir et de la douleur.
Non-dualité du corps et de l'univers, des amis et des ennemis, de l'intérieur et de l'extérieur, de la théorie et de la pratique, de l'absolu et du relatif, de la dualité et de l'unité, du rêve et de l'état de veille, de soi et d'autrui, de la méditation et de la vie quotidienne.
Mais quel est le sens de cette non-dualité ? Cela dépend.
Pour certains, elle signifie que l'un des deux pôles n'existe pas vraiment.
Pour le Vedānta, seul l'Absolu existe ; le monde est une illusion.
Le bouddhisme, au contraire, affirme l'absence d'unité réelle : tout est flux, rien n'a de substrat ; il n'y a aucune identité nulle part.
Ainsi, pour le Vedānta, il n'y a que l'Un, le multiple n'existe pas ; pour le bouddhisme, il n'y a que le multiple, l'Un n'existe pas.
Dans le śivaïsme, le monde est une manifestation de la conscience absolue ; il n'est pas séparé d'elle, puisqu'il en dépend pour exister.
Pour le Yogācāra, cette tradition bouddhiste, l'intérieur et l'extérieur partagent une même origine : l'esprit.
Dans le tantrisme, microcosme et macrocosme se reflètent mutuellement ; le corps et l'univers se correspondent.
Le yoga tantrique souligne la relativité de tous les opposés : il n'y a pas de gauche sans droite, pas de bas sans haut. Cela aussi est une sorte de non-dualité.
Par ailleurs, il existe plusieurs manières d'accéder à la non-dualité :
Par une expérience contemplative.
Par une intuition.
Par une transformation du corps.
Par la mort ou une expérience après la mort.
Par une méditation profonde.
Par une réflexion rigoureuse, en particulier dans le Vedānta.
Par un état atteint ou bien une simple évidence reconnue, comme dans la tradition de la Reconnaissance (pratyabhijñā).
Dans cette tradition philosophique que l'on trouve dans le Tantra, la non-dualité est une réconciliation des deux ennemis apparents : la dualité et la non-dualité. Ce n'est pas une position exclusive, mais un dépassement de l'opposition. Il y a à la fois dualité et non-dualité, et ces deux points de vue sont des expressions de la conscience universelle.
Certains affirment que la distinction même entre dualité et non-dualité est vaine, mais souvent cette contestation sert à promouvoir une autre version de la non-dualité présentée de manière différente.
En conclusion, nous pouvons dire que ce foisonnement d'interprétations montre bien que la non-dualité n'est ni un concept figé ni un absolu prêt à penser. Elle est un miroir, un point d'interrogation posé au cœur même de l'expérience.
Elle ne supprime pas la diversité des formes : elle les inscrit dans une seule et même réalité vivante.
Aujourd'hui, des bars de Bali aux studios de yoga de Paris, le mot "non-dualité" est brandi à tout propos. Il sert souvent d'étiquette chic, un peu comme "énergie", "intuition" ou "déconditionné".
Mais la dualité, elle, devient péjorative, synonyme d'intellect, de mental, voire même presque d'"occidental". Pourtant, sous la surface de ces modes, advaita demeure : le cœur battant des sagesses orientales.
Non pas une négation du deux, mais une invitation à reconnaître dans le deux la manifestation de l'Un, qui relie, qui unifie, qui anime sans exclure.
www.david-dubois.com
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