lundi 6 août 2018

Se libérer des inhibitions conduit-il au bonheur ?



"Il est interdit d'interdire" : ce slogan soixante-huitard en forme de contradiction, typique du postmodernisme débraillé, est plus que jamais présent dans les esprits. Crise de l'autorité, syndrome de Peter Pan, jeunisme, intuitionisme, ressentisme, obscurantisme, psychologisme, complotisme, nombrilisme, narcissisme, animalisme, occultisme, "art" contemporain, consumérisme, obésité, comportements à risque : autant de manifestations où l'absence d'inhibition se trouve valorisée. A la limite, elle est proposée comme la clé du bonheur, de la "coolitude", comme la vertu vraie enfin découverte après des siècles de camisole (forcément) occidentale.

Ainsi selon le néo-tantra et les innombrables "thérapies" en vente actuellement, la cause des souffrances serait la répression de nos "énergies" ou pulsions naturelles. S'appuyant sur Nietzsche, Freud et Reich, ces commerçants offrent le bonheur, garanti par ce simple slogan : "Lâches-toi !" Ou, en version d'outre-Atlantique : "Juste fais-le".

Or, jusqu'à Mai 68, c'était la maîtrise qui garantissait l'accomplissement humain. Remarquez, il était peu question de bonheur, mais beaucoup d'accomplissement, d'excellence. Le modèle était celui de la vertu stoïcienne, laquelle ne promet pas d'autre récompense à la vertu que la vertu elle-même. Et quelle est cette vertu ? La maîtrise de soi, autrement dit l'inhibition des pulsions, des excès, des passions, pour les ramener à la juste mesure, à une harmonie dont les révolutions astrales et les vérités mathématiques nous donnent à voir, au-delà de toute idiosyncrasie, le spectacle beau et bon.

Le soixante-huitardisme (c'est-à-dire le consumérisme, etc.) a caricaturé cet idéal en exploitant certaines affirmations de Nietzsche. Combien de fois ne nous a-t-on dépeint des hommes qui aspirent à la vertu, mais qui finissent par imploser lamentablement ? "Chassez le naturel, il revient au galop" est la grande trouvaille du postmodernisme. Selon le principe de la cocotte (minute biens sûr), il faut lâcher la soupape, sous peine d'explosion. Donc, exit les inhibitions. Place aux envies, à l'amusement, au léger, à l'absence d'effort, à l'immédiat, vite consommé, vite oublié, au subjectif, au Moi étalé sur des milliers de pages internet et avide de ses reflets. La "grande libération" de Mai 68 a ainsi accouché, en l'espace d'une génération, de l'(in)culture du selfie. Avec son cortège de ruines : plus (plus ou plus ?) d'autorité, plus de transmission, plus de mérite, plus d'identité, plus de progrès, et ainsi de suite. Et donc, finalement (mais nous y sommes déjà), plus d'humanité, plus de sacrifice, plus de modèles, plus de dépassement de soi, plus d'humilité. Bref, juste des supermarchés, des parkings et des "pages perso", justement nommées "murs".

Car supprimer la suppression, dire "non" au non, lever toute inhibition, ça n'est pas créer un être libre. Ca n'est pas créer du tout, au reste. C'est juste laisser libre cours à l'entropie, loin de servir l'anthropie. Ce chaos a beau nous être vendu (c'est-à-dire infligé) comme une fabuleuse "destruction créatrice", il n'en reste pas moins que l'informe gagne, chaque jour, sur l'ordre et la beauté.

Les exemples et les études pourtant ne manquent pas pour démontrer que, sans inhibition, point d'humanité : tout comportement digne comporte de l'inhibition.

Ainsi le libre-arbitre, battu en brèche comme pouvoir de causer "absolument", demeure néanmoins crédible comme pouvoir de dire "non" : une sorte d'inhibition, donc. Nous avons le pouvoir de dire "non", de suspendre notre assentiment. De ne plus croire, de refuser, même si ce pouvoir, dans les cas extrêmes (drogue, torture, chantage), reste tout intérieur et invisible à toute visée objective. Mais il reste indéniable. Or il est négatif. De même, calculer, c'est dire "non" à mille possibilités qui se présentent, mais qui sont des erreurs. Et il en va de même pour toute délibération, pour toute prudence (voici quelques tests amusants sur ce thème). Il faut, pour vivre bien, s'arrêter, sous-peser, trier, discriminer, sélectionner - tous termes abhorrés par la bien-pensance qui fait mine de "ne pas juger".

En disant "non" au non, on dit "non" au choix, à la réflexion, à la liberté qui est l'essence même de la dignité humaine. Un être qui est incapable de dire "non" n'est pas, ou plus, humain. Il est devenu une chose. Seules, les choses ne choisissent pas, car seules elles sont incapables de s'inhiber elles-mêmes. Elles subissent du dehors. Et voilà l'existence des êtres désinhibés : ils sont ballotés par les impulsions, les opinions, les humeurs, les modes et les croyances. Il se forme en eux des choix, des jugements - car il est impossible de penser ou de parler sans juger - mais cela se fait en eux sans eux. Comme s'ils étaient esclaves.

On me dira : Mais cela ressemble beaucoup au comportement du mythique sage "sans ego", doué du fameux "fonctionnement impersonnel" ! - En apparence, sans doute. Mais un tel être existe-t-il ? Et, s'il existe, est-il vraiment sans inhibitions, sans interdits, sans limites ? N'est-il vraiment qu'une "pure affirmation de la vie" ? Une "machine désirante" bienheureuse ? Une sorte de volcan inépuisable et bondissant d'une extase à une autre ?

Je crois, pour ma part, qu'il y a deux absences d'inhibition : celle de l'être immature qui aspire à la tyrannie absolue et universelle - une fausse liberté ; et celle de l'être accompli qui harmonise sa volonté (donc ses "pulsions", etc.) avec la réalité ou avec un idéal - une liberté effective.

Or, Mai 68 (les consumérismes, etc.) nous a induit en erreur. Nous voyons désormais le négatif comme étant négatif, comme une "violence" inutile, commise contre autrui ou contre soi. Et l'on pourrait appliquer la même analyse à bien d'autres valeurs, comme le Soi. Le vrai Soi est transcendance du Moi, oubli du Moi dans une réalité plus vaste, plus belle et plus vraie. Mais le "souci de soi" prôné par Foucault et ses adorateurs a bien vite montré son véritable visage : celui de Face Book et autre lieux de défoulement narcissiques. Du Soi au "prendre soin de soi", au selfie, au "moi m'aime" : la pente est logique, fatale. Elle aboutit au désastre que nous voyons tous les jours.

La sagesse du Soi, ça n'est pourtant pas cela. Elle est capable de combler la personne, à condition que j'accepte de tailler ce masque, ou ces masques, comme des plantes, belles et vivaces, mais promises au chaos si laissées à elles-mêmes dans la jungle des "envies". Plotin nous invitait à "sculpter notre propre sculpture" : mais pour révéler la forme, il faut ôter la matière, la rejeter. Dire "non". Pour devenir libre, il faut inhiber, maîtriser, contrôler, examiner, sélectionner, juger, délibérer, discriminer, discerner, trier, critiquer, hiérarchiser.
Dès lors, l'absence d'inhibition ne mène pas au bonheur, mais au malheur. En inhibant, au contraire, il ne s'agit pas de s'autodétruire dans une pulsion d'auto-flagellation aveugle, contrairement à ce que l'on nous a fait croire, mais de canaliser en "taillant" adroitement, judicieusement et à propos.

D'ailleurs, ce même Nietzsche que l'on invoque les yeux fermés pour justifier le désinhibitionisme était un partisan le l'inhibition. Pour lui, l'exemple de l'idéal de l'harmonisation des forces naturelles et des forces réactives (c'est-à-dire inhibitrices) était le jardin à la française. Eh oui : non pas la jungle touffue, ni même l'apparent chaos du jardin à l'anglaise, mais la géométrie, la nature rationalisée façon Versailles.

Mais qu'en dit le Tantra traditionnel ?

Il est vrai que, dans le tantrisme, il existe un courant, le kaulisme, qui prône la libération individuelle par la levée de toute inhibition : alcool, vin, drogues, sexe et mises en scènes choquantes. Tout est alors bon pour détruire les inhibitions, les peurs (shankâ) qui, selon Abhinava Goupta, sont les "démons qui nous possèdent", nous hantent et nous empêchent de vivre notre vraie nature.

Cependant, je crois que ce projet, poursuivi tel quel, est une impasse. Et la version de ce même projet, certes proche de celui des Hippies, que propose le soi-disant "shivaïsme du Cachemire" est profondément différente. Car en Asie comme en Occident, la désinhibition à-tout-va est simplement tragique, comme en témoignent les vies d'un Aleister Crowley et de ses nombreuses victimes.

Le shivaïsme du Cachemire, c'est-à-dire la philosophie de la Reconnaissance, propose une harmonisation des forces fondée sur une discipline intellectuelle et contemplative. Cette discipline exige, de fait, une certaine hygiène de vie même si, manifestement, tous ne sont pas égaux en intelligence. Mais même les plus doués ne peuvent tirer réel profit de leur intelligence qu'au prix d'un règlement. En d'autres termes, d'une sorte d'inhibition.

L'accomplissement résulte, selon le shivaïsme du Cachemire, d'une juste tension entre deux gestes : d'un côté le laisser-aller, le laisser-être personnalisé par Shiva qui est "manifestation" (prakâsha) ou extériorisation ; de l'autre, le jugement, le choix, la sélection, personnalisés par Shakti qui est "jugement" (vimarsha) ou intériorisation. Il n'est pas impossible que cette perspective ait été empruntée à celle du philosophe indien Bhartri Hari, penseur original qui voyait dans le Temps le principe ultime, doué des pouvoirs de laisser être et d'inhiber, d'ouvrir ou de fermer les vannes du devenir.

De même, la pratique "spirituelle" la plus profonde est le silence intérieur. Or, cette forme d'immobilité est, quoi qu'on en dise, une forme d'inhibition. Même si on la conçoit dans le cadre d'une rhétorique du "let it be", il reste que cette pratique est, en effet, négative. Elle est un acte d'arrêt. Non pas sans doute de l'arrêt d'une chose étrangère, comme on arrêterait un camion à la force des bras, mais du moins est-elle l'arrêt de soi. La "méditation" bouddhiste est aussi comparée à une mise en tension. Sans excès, certes, mais une mise en tension derechef, et qui conduit à un cadrage : la corde vibre entre deux positions extrêmes. Elle ne bouge pas sans limites. Et c'est grâce à ces limites qu'elle sonne. De même, il n'y a pas d'accomplissement digne de ce nom sans inhibition. C'est grâce à l'inhibition que nous nous formons, que nous devenons libres, humains et, par surcroît, possiblement heureux, quoi qu'alors cela n'entre plus guère dans nos préoccupations.   

Se libérer de toute inhibition ne conduit donc pas au bonheur.

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