Ainsi selon le néo-tantra et
les innombrables "thérapies" en vente actuellement, la cause des
souffrances serait la répression de nos "énergies" ou pulsions
naturelles. S'appuyant sur Nietzsche, Freud et Reich, ces commerçants offrent
le bonheur, garanti par ce simple slogan : "Lâches-toi !" Ou, en
version d'outre-Atlantique : "Juste fais-le".
Or, jusqu'à Mai 68, c'était
la maîtrise qui garantissait
l'accomplissement humain. Remarquez, il était peu question de bonheur, mais
beaucoup d'accomplissement, d'excellence. Le modèle était celui de la vertu
stoïcienne, laquelle ne promet pas d'autre récompense à la vertu que la vertu
elle-même. Et quelle est cette vertu ? La maîtrise de soi, autrement dit l'inhibition des pulsions, des excès, des
passions, pour les ramener à la juste mesure, à une harmonie dont les
révolutions astrales et les vérités mathématiques nous donnent à voir, au-delà
de toute idiosyncrasie, le spectacle beau et bon.
Le soixante-huitardisme
(c'est-à-dire le consumérisme, etc.) a caricaturé cet idéal en exploitant
certaines affirmations de Nietzsche. Combien de fois ne nous a-t-on dépeint des
hommes qui aspirent à la vertu, mais qui finissent par imploser lamentablement
? "Chassez le naturel, il revient au galop" est la grande trouvaille
du postmodernisme. Selon le principe de la cocotte (minute biens sûr), il faut
lâcher la soupape, sous peine d'explosion. Donc, exit les inhibitions. Place aux envies, à l'amusement, au léger, à
l'absence d'effort, à l'immédiat, vite consommé, vite oublié, au subjectif, au
Moi étalé sur des milliers de pages internet et avide de ses reflets. La "grande
libération" de Mai 68 a ainsi accouché, en l'espace d'une génération, de
l'(in)culture du selfie. Avec son cortège de ruines : plus (plus ou plus ?) d'autorité,
plus de transmission, plus de mérite, plus d'identité, plus de progrès, et
ainsi de suite. Et donc, finalement (mais nous y sommes déjà), plus d'humanité,
plus de sacrifice, plus de modèles, plus de dépassement de soi, plus
d'humilité. Bref, juste des supermarchés, des parkings et des "pages perso",
justement nommées "murs".
Car supprimer la
suppression, dire "non" au non, lever toute inhibition, ça n'est pas
créer un être libre. Ca n'est pas créer du tout, au reste. C'est juste laisser
libre cours à l'entropie, loin de servir l'anthropie. Ce chaos a beau nous être
vendu (c'est-à-dire infligé) comme une fabuleuse "destruction
créatrice", il n'en reste pas moins que l'informe gagne, chaque jour, sur
l'ordre et la beauté.
Les exemples et les études
pourtant ne manquent pas pour démontrer que, sans inhibition, point d'humanité
: tout comportement digne comporte de l'inhibition.
Ainsi le libre-arbitre,
battu en brèche comme pouvoir de causer "absolument", demeure néanmoins
crédible comme pouvoir de dire "non" : une sorte d'inhibition, donc.
Nous avons le pouvoir de dire "non", de suspendre notre assentiment.
De ne plus croire, de refuser, même si ce pouvoir, dans les cas extrêmes
(drogue, torture, chantage), reste tout intérieur et invisible à toute visée
objective. Mais il reste indéniable. Or il est négatif. De même, calculer,
c'est dire "non" à mille possibilités qui se présentent, mais qui
sont des erreurs. Et il en va de même pour toute délibération, pour toute
prudence (voici quelques tests amusants sur ce thème). Il faut, pour vivre bien, s'arrêter, sous-peser, trier, discriminer,
sélectionner - tous termes abhorrés par la bien-pensance qui fait mine de
"ne pas juger".
En disant "non" au
non, on dit "non" au choix, à la réflexion, à la liberté qui est
l'essence même de la dignité humaine. Un être qui est incapable de dire
"non" n'est pas, ou plus, humain. Il est devenu une chose. Seules, les choses ne choisissent
pas, car seules elles sont incapables de s'inhiber elles-mêmes. Elles subissent
du dehors. Et voilà l'existence des êtres désinhibés : ils sont ballotés par
les impulsions, les opinions, les humeurs, les modes et les croyances. Il se
forme en eux des choix, des jugements - car il est impossible de penser ou de parler
sans juger - mais cela se fait en eux sans eux. Comme s'ils étaient esclaves.
On me dira : Mais cela
ressemble beaucoup au comportement du mythique sage "sans ego", doué
du fameux "fonctionnement impersonnel" ! - En apparence, sans doute. Mais
un tel être existe-t-il ? Et, s'il existe, est-il vraiment sans inhibitions,
sans interdits, sans limites ? N'est-il vraiment qu'une "pure affirmation de
la vie" ? Une "machine désirante" bienheureuse ? Une sorte de
volcan inépuisable et bondissant d'une extase à une autre ?
Je crois, pour ma part,
qu'il y a deux absences d'inhibition : celle de l'être immature qui aspire à la
tyrannie absolue et universelle - une fausse liberté ; et celle de l'être
accompli qui harmonise sa volonté (donc ses "pulsions", etc.) avec la
réalité ou avec un idéal - une liberté effective.
Or, Mai 68 (les consumérismes,
etc.) nous a induit en erreur. Nous voyons désormais le négatif comme étant
négatif, comme une "violence" inutile, commise contre autrui ou
contre soi. Et l'on pourrait appliquer la même analyse à bien d'autres valeurs,
comme le Soi. Le vrai Soi est transcendance du Moi, oubli du Moi dans une
réalité plus vaste, plus belle et plus vraie. Mais le "souci de soi"
prôné par Foucault et ses adorateurs a bien vite montré son véritable visage :
celui de Face Book et autre lieux de défoulement narcissiques. Du Soi au
"prendre soin de soi", au selfie, au "moi m'aime" : la
pente est logique, fatale. Elle aboutit au désastre que nous voyons tous les
jours.
La sagesse du Soi, ça n'est
pourtant pas cela. Elle est capable de combler la personne, à condition que
j'accepte de tailler ce masque, ou ces masques, comme des plantes, belles et
vivaces, mais promises au chaos si laissées à elles-mêmes dans la jungle des "envies".
Plotin nous invitait à "sculpter notre propre sculpture" : mais pour
révéler la forme, il faut ôter la matière, la rejeter. Dire "non".
Pour devenir libre, il faut inhiber, maîtriser, contrôler, examiner,
sélectionner, juger, délibérer, discriminer, discerner, trier, critiquer,
hiérarchiser.
Dès lors, l'absence
d'inhibition ne mène pas au bonheur, mais au malheur. En inhibant, au contraire,
il ne s'agit pas de s'autodétruire dans une pulsion d'auto-flagellation aveugle,
contrairement à ce que l'on nous a fait croire, mais de canaliser en
"taillant" adroitement, judicieusement et à propos.
D'ailleurs, ce même
Nietzsche que l'on invoque les yeux fermés pour justifier le désinhibitionisme
était un partisan le l'inhibition. Pour lui, l'exemple de l'idéal de l'harmonisation
des forces naturelles et des forces réactives (c'est-à-dire inhibitrices) était
le jardin à la française. Eh oui : non pas la jungle touffue, ni même
l'apparent chaos du jardin à l'anglaise, mais la géométrie, la nature
rationalisée façon Versailles.
Mais qu'en dit le Tantra
traditionnel ?
Il est vrai que, dans le
tantrisme, il existe un courant, le kaulisme, qui prône la libération individuelle
par la levée de toute inhibition : alcool, vin, drogues, sexe et mises en
scènes choquantes. Tout est alors bon pour détruire les inhibitions, les peurs
(shankâ) qui, selon Abhinava Goupta,
sont les "démons qui nous possèdent", nous hantent et nous empêchent
de vivre notre vraie nature.
Cependant, je crois que ce
projet, poursuivi tel quel, est une impasse. Et la version de ce même projet,
certes proche de celui des Hippies, que propose le soi-disant "shivaïsme
du Cachemire" est profondément différente. Car en Asie comme en Occident,
la désinhibition à-tout-va est simplement tragique, comme en témoignent les vies
d'un Aleister Crowley et de ses nombreuses victimes.
Le shivaïsme du Cachemire,
c'est-à-dire la philosophie de la Reconnaissance, propose une harmonisation des
forces fondée sur une discipline intellectuelle et contemplative. Cette
discipline exige, de fait, une certaine hygiène de vie même si, manifestement,
tous ne sont pas égaux en intelligence. Mais même les plus doués ne peuvent tirer
réel profit de leur intelligence qu'au prix d'un règlement. En d'autres termes,
d'une sorte d'inhibition.
L'accomplissement résulte,
selon le shivaïsme du Cachemire, d'une juste tension entre deux gestes : d'un
côté le laisser-aller, le laisser-être personnalisé par Shiva qui est
"manifestation" (prakâsha)
ou extériorisation ; de l'autre, le jugement, le choix, la sélection,
personnalisés par Shakti qui est "jugement" (vimarsha) ou intériorisation. Il n'est pas impossible que cette
perspective ait été empruntée à celle du philosophe indien Bhartri Hari, penseur
original qui voyait dans le Temps le principe ultime, doué des pouvoirs de
laisser être et d'inhiber, d'ouvrir ou de fermer les vannes du devenir.
De même, la pratique
"spirituelle" la plus profonde est le silence intérieur. Or, cette
forme d'immobilité est, quoi qu'on en dise, une forme d'inhibition. Même si on
la conçoit dans le cadre d'une rhétorique du "let it be", il reste
que cette pratique est, en effet, négative. Elle est un acte d'arrêt. Non pas
sans doute de l'arrêt d'une chose étrangère, comme on arrêterait un camion à la
force des bras, mais du moins est-elle l'arrêt de soi. La
"méditation" bouddhiste est aussi comparée à une mise en tension.
Sans excès, certes, mais une mise en tension derechef, et qui conduit à un
cadrage : la corde vibre entre deux positions extrêmes. Elle ne bouge pas sans
limites. Et c'est grâce à ces limites qu'elle sonne. De même, il n'y a pas
d'accomplissement digne de ce nom sans inhibition. C'est grâce à l'inhibition
que nous nous formons, que nous devenons libres, humains et, par surcroît,
possiblement heureux, quoi qu'alors cela n'entre plus guère dans nos
préoccupations.
Se libérer de toute
inhibition ne conduit donc pas au bonheur.
je dirais que çà a plus de chance de conduire à fresnes
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