Cette prolifération de phénomènes est le comble de la félicité : voilà ce que l'on doit imaginer [à travers le rituel tantrique]. De fait, même si [tout n'est qu'imagination], la doctrine parfaite des Parfaits, c'est que [l'on doit réaliser que tout est félicité parfaite]. Comme [je l'ai déclaré] dans le second chapitre de [mon poème] Le jeu du Soi (Âtmavilâsa) :
La conviction finale
de ceux qui méditent l'expérience du Soi est que
la finalité du bonheur et de la souffrance - qui sont interdépendants -
est la [parfaite] félicité.
Ainsi, la finalité vers laquelle tend spontanément [toute vie] est le repos intime dans la contemplation du Soi qui est toujours et partout pleinement manifeste. Voilà qui est parfaitement établi. De plus, nous avons défini le Soi de façon exaustive dans notre composition Le jeu du Soi. Dès lors, on doit s'y exercer avec habileté. Aussi le propos du présent ouvrage, intitulé Le Grand Arcane des Parfaits conformément à son contenu, est-il d'exposer en particulier l'ensemble des méthodes les plus secrètes pour réaliser la doctrine [de la non dualité intégrale] qui avait été exposée dans Le jeu du Soi. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toutes ces méthodes sont forgées par notre propre imagination, c'est-à-dire par notre propre félicité !
Tout, sans exception, existe seulement dans le Seigneur suprême parfait à tous égards, le Bienheureux qui constitue le fondement de la dualité comme de la non dualité, enseigné par sa propre nature qui se manifeste spontanément(1), démontré sans contradiction aucune(2).
[(1) Tout concourt à "démontrer" l'existence du Soi, puisque le Soi est l'existence des choses, sans aucune dualité. Les phénomènes sont un enseignement, une révélation perpétuelle. (2) Le Soi est l'Être qui englobe à la fois l'être et le non être, le soi et le non-soi. Il n'a pas d'opposé. Rien ne le contredit. Et lui ne "réfute" rien : les reflets ne cachent pas le miroir, la pureté du miroir ne fait pas disparaître les reflets. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, la non dualité n'est pas réalisée grâce à l'exclusion de la dualité. C'est pourquoi c'est une non dualité "intégrale".]
Les questions et les réponses ne peuvent apparaître qu'en ce Seigneur, car lui seul est ininterrompu.
[Si la conscience de soi était discontinue, comme le croient les Bouddhistes, aucun dialogue, même imaginaire, ne serait possible. Si le Soi était impermanent, il ne pourrait y avoir de souvenirs, même erronés. Pas de rêves évanescents sans une conscience permanente. L'enseignement - bouddhiste ou autre - sous forme de questions et de réponses, serait lui-même impossible ! Comme le démontre Bergson en un autre temps et un autre lieu, pas de conscience sans mémoire. Et donc, ajouteraient les philosophes tantriques, pas de mémoire sans conscience. Le Soi n'est pas une chose, une entité, mais l'activité qui relie des choses ou les sépare.]
(1) Car : rien d'autre n'existe, puisque rien n'apparaît hors de cette incompréhensible [Manifestation].
[En effet, rien n'apparaît en dehors du fait d'apparaître. Rien n'est perçu en dehors de la perception. Il n'y a que perception. C'est à l'intérieur de cet Acte de perception que le Seigneur se perçoit comme une réalité "autre", "étrangère", "séparée", "réelle", "objective", "illusoire", etc. L'argument est analogue à celui des Bouddhistes idéalistes (yogâcârin), mais il n'y a qu'une seule conscience, une conscience reconnue comme absolument libre jusque dans ses égarements les plus tragiques. Ce passage montre que l'auteur maîtrise parfaitement la doctrine de la reconnaissance (Pratyabhijnâ). Il n'y a que la Présence qui se présente et se représente comme autre qu'elle-même. C'est le "jeu du Soi".]
(2) Car le couple "être/non être" n'existe que dans l'Être intégral et en dépendance de lui.
(3) Car la vérité vraie est que toutes les prescriptions et les interdictions contenues dans les traités [des diverses traditions spirituelles et religieuses] sont englobées dans le Rituel intégral.
[Le "Rituel intégral" (mahâvidhi), c'est ce qui se présente dans l'instant. Tous les rituels sont des imitations plus ou moins conscientes du grand rituel du cosmos.]
Soit. Voilà ce qu'il faut comprendre :
Notre propre Soi/soi-même apparaît
sous la forme des univers en manière de jeu/de séduction avec soi/spontanée.
[Est-ce une sorte de narcissisme cosmique ou la sublime célébration d'une liberté vertigineuse ?]
Ce dieu incompréhensible, toujours présent,
est le Soi, le vrai Shiva. Lui seul l'emporte.
Nous avons expliqué cela brièvement dans deux commentaires, Le parfum salutaire de l'Ambroisie de la Déesse [encore un jeu de mots pour désigner Lalitâ Tripurâsundarî, la Vidyâ, la déesse en quinze ou seize syllabes.] et La réjuvénation de la Lumière nationale [titre original !]. A présent, je révèle sous forme de doctrine Le Grand Arcane des Parfaits pour éclairer les disciples.
Fin du chapitre d'introduction.
Amritavâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Shrîsiddhamahârahasyam), Jammû, 1983.
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