La vache qui pleure
Ajahn Brahm
Traduit de l’anglais par Clémentine Guyard et Françoise Degenne
[Cet article est publié dans Les cahiers antispécistes]
J’étais arrivé tôt à mon cours de méditation dans une prison à sécurité minimale. Un criminel que je n’avais encore jamais vu attendait pour me parler. C’était un géant, avec des cheveux en bataille, barbu, et les bras tatoués. Les cicatrices sur son visage montraient qu’il avait dû se trouver à maintes reprises dans de violentes bagarres. Il avait l’air si redoutable que je me demandai pourquoi il venait apprendre à méditer. Ce n’était pas le genre. Bien sûr, je me trompais.
Il me raconta que quelque chose s’était passé quelques jours auparavant qui lui avait fait dresser les cheveux sur la tête. Lorsqu’il commença à parler, je notai son accent prononcé d’Ulster [une des quatre provinces d’Irlande]. En guise d’historique, il me raconta qu’il avait grandi dans les rues violentes de Belfast. Il n’avait que sept ans à son premier coup de couteau. Une brute de l’école lui avait demandé l’argent qu’il avait pour déjeuner. Il avait dit non. L’autre avait alors sorti un grand couteau et lui avait demandé son argent une deuxième fois. Il avait pensé que cette brute bluffait et il avait de nouveau refusé de le lui donner. Il n’y eut pas de troisième fois : la brute planta simplement son couteau dans le bras de cet enfant de sept ans, le ressortit et partit.
Il me raconta avoir couru jusqu’à la maison de son père, en état de choc et le sang ruisselant le long du bras. Son père, au chômage, regarda la plaie et l’emmena dans la cuisine, mais pas pour panser la blessure. Il ouvrit un tiroir, prit un grand couteau de cuisine, le donna à son fils et lui ordonna de retourner à l’école et de poignarder son agresseur à son tour. C’est ainsi qu’il fut élevé. S’il n’était pas devenu si grand et fort, il y a longtemps qu’il serait mort.
La prison était une prison agricole où les condamnés à de courtes peines et les prisonniers qui approchaient de leur libération pouvaient se préparer à la vie extérieure en apprenant un métier dans l’industrie agricole. La production de la ferme de la prison approvisionnait en outre toutes les prisons autour de Perth avec de la nourriture bon marché, ce qui maintenait des prix bas.
Les fermes australiennes ne cultivent pas seulement du blé et des légumes, elles élèvent aussi des vaches, des moutons et des cochons ; et la ferme de la prison faisait de même. Mais au contraire des autres fermes, celle de la prison possédait son propre abattoir sur place.
Tous les détenus devaient avoir un travail à la ferme de la prison. Je savais par plusieurs prisonniers que les emplois les plus recherchés étaient à l’abattoir. Ces postes étaient particulièrement populaires auprès des délinquants violents. Et le poste le plus recherché de tous, celui pour lequel il fallait se battre, était le poste de tueur lui-même. Ce gigantesque et redoutable Irlandais était le tueur. Il me décrivit l’abattoir : des grilles en acier inoxydable très résistant, dont la large ouverture se rétrécissait en un simple couloir à l’intérieur du bâtiment, juste assez large pour laisser passer un seul animal à la fois. À côté de ce couloir étroit, sur une plateforme, il se tenait avec le pistolet électrique.
Avec l’aide de chiens et d’aiguillons électriques, les vaches, les moutons et les cochons étaient forcés d’entrer dans cet entonnoir en acier inoxydable. Il me raconta que tous les animaux hurlaient, chacun à leur façon, et qu’ils cherchaient à s’échapper. Ils pouvaient sentir la mort, entendre la mort et ressentir la mort. Quand un animal débouchait sur sa plateforme, il se contorsionnait, se tortillait et gémissait à pleine voix. Son pistolet pouvait tuer un gros taureau avec une seule décharge haute tension, mais l’animal ne se tenait jamais assez tranquille pour qu’il puisse l’atteindre correctement. Donc le premier coup servait à l’étourdir, le second à le tuer. Animal après animal. Jour après jour.
L’Irlandais commença à s’agiter tandis qu’il en venait au fait, survenu seulement quelques jours auparavant, et qui l’avait tellement bouleversé. Il commença à jurer. Par la suite, il ne cessa de répéter : « C’est la p**** de Dieu de vérité ! », comme s’il craignait que je ne le croie pas.
Ce jour-là, ils avaient besoin de bœuf pour les prisons autour de Perth, donc ils abattaient des vaches. Un coup pour étourdir, un coup pour tuer. C’était un jour tout à fait normal, lorsqu’une vache se présenta [d’une façon] qu’il n’avait jamais vue auparavant. Cette vache était silencieuse. Elle n’émettait même pas un gémissement. Sa tête était inclinée vers le bas tandis qu’elle marchait délibérément, volontairement, lentement jusqu’à l’emplacement jouxtant la plateforme. Elle ne se contorsionnait pas, ne se tortillait pas et n’essayait pas de se sauver. Une fois dans l’emplacement, la vache leva la tête et fixa son bourreau, absolument immobile. L’Irlandais n’avait jamais rien vu de semblable auparavant. Son esprit s’embrouilla. Il ne pouvait pas lever son pistolet, ni détacher ses yeux de ceux de la vache. La vache était en train de regarder droit en lui.
Il glissa hors du temps. Il ne put me dire combien de temps cela dura, mais pendant ce contact visuel avec la vache, il remarqua quelque chose qui le bouleversa encore plus. Les vaches ont de très grands yeux. Il vit dans l’œil gauche de la vache, au-dessus de la paupière inférieure gauche, de l’eau qui s’accumulait. Il y en eut de plus en plus jusqu’à ce qu’il y en ait trop pour que la paupière puisse la contenir. Elle commença à couler lentement le long de sa joue, formant une ligne scintillante de larmes. Des portes fermées depuis bien longtemps s’ouvrirent lentement dans son cœur. Alors qu’il regardait, incrédule, il vit dans l’œil droit de la vache, au-dessus de la paupière du bas, à nouveau de l’eau s’accumuler, gonfler, jusqu’à ce qu’il y en ait trop pour que la paupière puisse la contenir. Une seconde traînée d’eau coula sur son visage. Et l’homme s’effondra.
La vache pleurait.
Il me dit avoir jeté son pistolet, et avoir juré aux responsables de la prison, aussi fort qu'il en était capable, qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient de lui, que « CETTE VACHE NE VA PAS MOURIR ! »
Il termina en me disant qu’il était maintenant végétarien.
Cette histoire est vraie. D’autres détenus de la prison me l’ont confirmée. Cette vache qui pleura enseigna à l’un des hommes les plus violents ce qu’est la bienveillance.
[A voir aussi, le documentaire Earthlings :]
Un très grand merci pour cet article !
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