Suite et fin du chapitre 6 consacré à l'exposé des théories imparfaites :
Les esprits droits savent qu'il existe
Quatre modes d'enseignement principaux,
Selon que ceux-ci dépendent plus ou moins de l'enseignement (du Seigneur),
Ou bien qu'ils l'emploient parfaitement. 4
Le premier est la théorie du commencement (absolu),
Le second celle de la transformation (réelle),
La troisième celle de l'apparence (illusoire),
Et la quatrième celle de la liberté absolue,
La seule qui soit démontrée de manière concluante. 5
Ceux qui se délectent du nectar de l'amour
Y voient le jeu merveilleux de la grâce.
Ceux dont le cœur est desséché par la (Puissance) d'emprisonnement
Se querellent en des polémiques agitées par de (vaines) conjectures. 6
Bien que les trois premières théories
Soient acceptables à cause de la diversité des intelligences des disciples,
La quatrième théorie est (seule) concluante.
Elle comble les esprits aiguisés (car) elle est admirable. 7
Ceux qui observent les différences[1] sont épris de (la théorie) du commencement.
Ceux qui font de fines distinctions s'intéressent à la transformation[2].
Ceux qui sont dégoûtés à l'extrême (se tournent vers la théorie de) l'apparence (illusoire)[3].
Et enfin, ceux qui sont doués de l'amour divin prééminent
S'attachent à la théorie de la liberté absolue (de la conscience)[4]. 8
[La théorie du commencement absolu]
Parmi (ces théories, celle du commencement parle ainsi :) le Seigneur omniscient
Procure aux êtres les expériences et la délivrance.
Il émane toute chose selon le karman (de êtres)
Et en prenant pour matière première les atomes,
Comme (le ferait) un potier. 9
Quand une créature obtient, au sein (de cette création)
La suprême connaissance de la réalité,
Elle devient immuable comme une enclume
Et elle se détourne des qualités qui distinguent (une créature)
Comme la cognition, le plaisirs, etc. 10[5]
La délivrance de la (créature), ce n'est rien d'autre que cela.
Par contre, le Soi suprême[6] a un penchant pour l'altruisme.
Il prend donc part à l'activité (divine) de création[7] :
Emanation, subsistance, résorption. 11
[La théorie de la transformation réelle]
La Nature est dépourvue de conscience.
Elle a trois qualités.
A cause de la (qualité) d'agitation, elle devient agitée.
Ensuite, elle se transforme en l'intellect, etc.
En vue (d'accomplir le but de) l'Homme. 12[8]
Les Hommes voient dans (leur) intellect
Leur propre reflet de pure conscience.
Mais bien qu'ils soient (alors) de purs témoins (et non des agents ni des patients réels),
Ils souffrent ici-bas parce qu'ils ne font pas la différence
(Entre leur pure conscience et son reflet dans l'intellect).
Ils font alors l'expérience des qualités de l'intellect
En leur totalité et leur complexité,
Car ces (Hommes) sont prisonniers (de leur manque de discrimination). 13-14a[9]
Mais il est clair que l'intellect
Paraît doué de conscience
Parce qu'il est capable de refléter l'Homme
(Et non parce qu'il serait lui-même doué de conscience). 14b
A cause de ce manque de discrimination,
L'univers, qui est une série de transformations (de la Nature aveugle),
Se poursuit ainsi. 15a
Mais quand la discrimination apparaît,
La Nature se détourne d'elle-même (de l'Homme)[10].
Puis l'Homme abandonne son statut de témoin (des transformations de la Nature).
L'Homme devient indifférent à la Nature.
Pour les partisans de la théorie de la transformation,
La délivrance se cantonne à cela. 15b-16
[La théorie de l'apparence illusoire]
Le monde apparaît aux êtres
A cause de l'ignorance sans commencement,
Comme une cité dans les nuages.
Cette ignorance est de même un faux-semblant, elle est inexplicable
Bien entendu...[11] 17
Seul existe l'absolu, un, réel, tranquille,
Eternel, être, félicité, conscience.
Quant à cette illusion par laquelle apparaît
Cette diversité de (choses) différentes (les unes des autres),
Elle est un faux-semblant. 18
Si l'on est certain de cela, (qu'on l'a compris) sans erreur,
Alors l'âme, heureuse, se dissout en l'absolu.
Telle est cette théorie de l'apparence trompeuse
Du Vedānta, selon laquelle tout changement est illusoire[12]. 19
[Le bouddhisme]
Selon la doctrine des adeptes du Bouddha,
En définitive, tout est vide à jamais.
Il n'y a ni absolu ni aucune âme,
Ni monde matériel ni même Nature. 20
En effet, la conscience est instantanée.
Elle va comme une série, en fluant.
(Ce flux) est la base de la croyance erronée "je".
Les objets connaissables ne sont que des aspects de ce (flux de cognitions). 21
Dans (ce flux de conscience) il y a
Des impressions sans commencement
Qui sont les causes des cognitions erronées.
C'est à cause de ces séries
Que la conscience transmigre (dans le cycle douloureux du saṃsāra). 22
Mais si l'on a la certitude que la vérité ultime
Est la vacuité de tous les phénomènes,
On se détache d'abord des afflictions, des impuretés, etc.
Puis la conscience, quand elle abandonne le corps (au moment de la mort),
Etant instantanée, n'engendrera pas une nouvelle série.
On atteindra alors la vacuité, qui est l'extinction. 23
Ainsi leur délivrance
Est un état de vacuité atteint par la cessation du Soi.
Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇaḥ), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993
[1] Les partisans du Vaiśeṣika, "ceux qui différencient". En effet, pour eux les différences sont réelles et presque innombrables. Ce sont des réalistes, alliés au Nyāya. Ensemble, ils s'efforcent de démontrer que l'origine de toute chose dépend d'un Dieu qui agent une matière préexistante et réelle.
[2] Ce sont les partisans du Sāṃkhya-Yoga. Pour eux, tous est fait d'une même étoffe inerte - la Nature - dont tout dérive par transformation.
[3] Ce sont les partisans du Vedānta, pour qui le monde est une apparence erronée surimposée à l'absolu.
[4] Pour la Reconnaissance (pratyabhijñā), le monde est le libre jeu de la conscience souveraine.
[5] Pour le Nyāya-Vaiśeṣika, l'âme délivrée est au-delà de la conscience, dépourvue de plaisir comme de peine. Elle est "sans cognition", elle ne perçoit rien, n'a plus aucune pensée, ni souvenir, etc. Elle est, simplement, sans aucune forme de conscience de soi.
[6] Dieu,le Seigneur.
[7] ārambha-kāritā désigne ici l'action créatrice au sens fort, comme dans le monothéisme. Dieu fait venir à l'existence à partir de rien... mais il s'appuie sur les atomes. Cependant, on peut dire que le Nyāya a une position forte sur la causalité : causer, c'est faire passer du non être à l'être. La pousse n'existe pas dans la graine. Elle est une chose nouvelle : c'est la thorie de l'inexistence (de l'effet dans sa cause, asat-kārya-vāda). Le Nyāya, en tant qu'il insiste ainsi sur la nouveauté de l'activité créatrice, préfigure la liberté absolue de la conscience.
[8] La Nature n'a pas de but, de finalité, car elle est dépourvue de conscience. Mais sans le savoir, elle participe à la délivrance de l'Homme - la pure conscience - par son jeu de transformation, notamment en devenant un intellect individuel. Car c'est dans l'intellect - partie la plus subtile de la Nature - que la lumière de la pure conscience peut se manifester, et qu'ainsi l'Homme peut réaliser sa différence absolue d'avec la Nature.
[9] L'intellect reflète la lumière de la pure conscience car il est assez pur pour cela, bien qu'il soit en fin de compte aussi matériel et inerte que le reste de la Nature. Mais c'est justement cette pureté qui prête à confusion. Comme dans le miroir que l'on n'aperçoit pas justement e raison de sa limpidité, les Hommes s'identifient à tord aux qualités de l'intellect - et à travers lui à celles du corps - en raison de l'extrême pureté de cet organe.
[10] Comme une danseuse qui quitte la scène.
[11] L'auteur se fait ici ironique car, comme il s'en explique dans sa glose en anglais, cette pseudo position philosophique est une vraie fuite. Les accusés sont le Vedānta et le bouddhisme.
[12] Encore une pointe d'ironie. L'A. suggère en effet que la théorie du Védānta est elle-même un vain verbiage (vivarta signifie à la fois "transformation illusoire" et quelque chose comme "tourner en rond").
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